Partie 1 : La notion de « concurrence pure et parfaite ».
Avec la présente chronique, je voudrais, plutôt que d’aller plus en avant et directement dans le « déboulonnement » des prétentions de statut de science, et de capacités de « mesurer » en économie ; effectuer un petit détour par une analyse des piliers-fondements de la pensée néoclassique-néolibérale. « Piliers », que je qualifie de « fondamentaux » et qui soutiennent tout l’édifice théorique de la pensée économique néoclassique – néolibérale, ainsi que et surtout, la prétention de celle-ci au double statut de « science » et de « science qui mesure ». Il me parait donc plus adéquat de commencer par défricher les soubassements et les conséquences, de l’existence ces piliers. Ils sont passablement nombreux. Ce sont les arcs-boutants de la notion même de « système capitaliste » : depuis la dite « concurrence pure et parfaite », jusqu’à la prétendue indépendance (entre-elles) des variables indépendantes dans les équations multivariées, en passant par les postulats de « marché autorégulé », de « rareté »… ou encore de l’existence – quasi automatique - d’un « équilibre général des marchés »2.
« Le capitalisme » : réel système existant ou « idéaltype » abstrait ?
Voilà une question3 qui, tout au long de ma carrière d’enseignant, a plus que déstabilisé et désarçonné des générations de mes étudiants en économie-gestion. Depuis ceux de première année de licence jusqu’à ceux de doctorat. Elle consiste tout simplement à demander à la cantonade : « pensez-vous que, ici en Amérique du nord, vous vivez dans un système capitaliste ? ». En général, les regards interloqués et les mimiques amusées rivalisent immédiatement avec les ricanements incrédules. C’est alors que je me livre à un exercice de véritable « maïeutique ». Je commence par faire admettre que sans l’existence des notions – hypothèses de « concurrence pure et parfaite » et de « marché autorégulé » (la fameuse main invisible), toute idée que l’on se fait, de nos jours du capitalisme s’écroulerait4. Après quoi j’enchaîne sur les conséquences les plus logiques et évidentes du fait de postuler l’existence d’une concurrence « pure et parfaite ». À commencer par la (cauchemardesque… depuis Aristote) question de la « valeur » des biens et services.
C’est à dire donc de leurs « prix », de la base de leurs « échanges », de leurs « coûts », des taux de « profits » qu’ils dégagent... Ainsi, pour ne retenir qu’un parmi les « classiques », Adam Smith lui-même,5 celui-ci fait déduire (je simplifie) de l’existence de la concurrence (pure et parfaite) qu’elle enjoint automatiquement à tout nouvel entrant dans un marché d’un bien ou de service donné (disons des chaussures) d’obligatoirement vendre moins cher que ses prédécesseurs si il veut s’attirer des clients. Si on pousse le raisonnement jusqu’à la situation du énième – ultime - nouveau producteur de chaussures sur un marché donné, il est évident que celui-là, n’aurait aucun autre choix que de vendre … au coûtant ! C’est-à-dire aligner le prix de vente sur le niveau du coût de production, et donc se résoudre à ne pas faire de profits.
Vendre au coûtant est-il synonyme de non-rémunération du « facteur » capital ?
Nous verrons plus bas que le capital est, en fait, non seulement rémunéré même en vendant au coût, mais qu’il est rémunéré plusieurs fois et sous plusieurs formes ! Poursuivons pour l’instant avec nos marchands de chaussures. Si les fabricants précédents – avant celui qui doit vendre au coût – veulent survivre, ils n’ont d’autres choix que de, également se mettre à vendre au coût. Ce qui signifie donc que, en bout de ligne, plus personne ne devrait pouvoir dégager des profits6 ! Or profits il y a ! Dès lors s’impose la nécessité de chercher à comprendre ce qui ne « colle pas ».
Est-ce la présupposition de concurrence pure et parfaite qui fait défaut ? Est-ce le comportement réel des « capitalistes » qui fausse le jeu ? Qu’est-ce donc qui fait qu’un mécanisme qui, en toute logique, devrait conduire à l’absence de profits, génère au contraire des profits !? Les « initiés » savent que c’est l’une des questions fondatrices qui ont poussé Marx à écrire « Le Capital » : de deux choses l’une, soit la théorie dite capitaliste ne tient pas la route, soit le fonctionnement de l’économie dans sa réalité concrète n’a rien à voir avec cette théorie qui devient alors, au mieux une idéologie, et au pire une dangereuse chimère ! On peut deviner le désarroi de mes étudiants7 lorsque je conclue par le constat qui s’impose : pas plus que le « communisme » qui serait issu des théories de Marx, il n’existe pas non plus de « capitalisme » issu des théories de Smith ! La concurrence pure et parfaite se mue en obstacle absolu aux profits et à ses justifications. Il n’existe en réalité qu’un système de théories dites « économiques »8 qui n’est, dans les faits, qu’une « description » du mode de fonctionnement des affaires humaines tel que désiré-organisé par les dominants. De « système descriptif » donc, la théorie économique néoclassique finit par s’imposer comme une « science ». Mesures sophistiquées et mathématisation outrancière à l’appui. Il n’en demeure pas moins que l’on objecte avec force que « non-profits » implique « risque du capital non rémunéré », « non investissements », « non croissance », démotivation des entrepreneurs, voire mort de l’économie.
Absence de profits : capital non rémunéré, non croissance et non-motivation à entreprendre ?
Voilà l’argument massue qui est brandi dès qu’il est question de discuter, sous quelque forme que ce soit, de l’existence du profit, ou de sa folie maximaliste : le profit serait « la » rémunération du capital, la compensation des « risques » qu’il prend, et « la » motivation des courageux-entrepreneurs…9 Or il est assez aisé de montrer que le « facteur capital » (en tant qu’acteur / facteur de production parmi les autres : travail, matières premières) se rémunère en fait plusieurs fois, le profit n’étant qu’une énième rémunération ! En tout premier lieu, le capitaliste (entrepreneur, patron…) se donne un salaire10 ; ensuite il empoche les intérêts lorsque le capital est sous forme de passif dans le bilan de l’entreprise ; puis les amortissements sous forme d’actifs et de moyens de productions devenus gratuits ; puis les gains en capitalisation sur l’entreprise, ses actifs, ses terrains, ses installations… ; puis et enfin, en cinquième position, viendrait ce que l’on appelle profits et dividendes… déguisés sous l’appellation de « création de valeur ajoutée »11. On peut compter jusque quatre à cinq façons dont le capital se rémunère, avant même de parler de profits. Voilà la réalité toute crue. Il s’agit d’un pur et simple rapport de forces : le capital s’impose comme roi et maître vis-à-vis des autres facteurs de production et se rémunère autant de fois qu’il le veut !
En conclusion : pas de profits, pas d’investissements ni de « progrès » ?
C’est là un autre des arguments massues12 systématiquement invoqués suite aux raisonnements qui précèdent13. Ce genre d’argument est tellement prégnant et si solidement ancré dans les tréfonds de la fausse conscience collective, qu’il arrive que les victimes du système s’en érigent en défenseurs. Que de travailleurs, syndicalistes… cèdent et concèdent (baisses de salaires, diminutions « d’avantages » divers, dégradations des conditions de travail, surplus de temps ou de tâches non rémunérés, mises à pied…) devant ces arguments devenus « vérités premières » indiscutables. Or, rien n’est plus aisé de montrer – mais cela est une autre histoire dont nous traiterons plus en finesse en d’autres occasions- que tout est question de savoir pourquoi on produit ? Pour qui ? Pourquoi on investi ?...
Produire pour produire n’a aucun sens ; pas plus que produire pour faire des profits « maximaux » ; encore moins produire et investir pour enrichir toujours plus d’insatiables riches… quitte à multiplier les produits et services à obsolescence programmée. Mais à la fin des fins, qu’est ce qui interdit de songer à baisser les rémunérations, bonus, primes de départ, stock-options, dividendes… des patrons et actionnaires, en vue de dégager les sommes nécessaires à un investissement qui serait proportionnel à l’évolution des besoins des citoyens, aux capacités de renouvellement de la nature, et non à celle des caprices - folie des grandeurs des nantis ?
Bref, on le voit bien, la discussion de la « simple » notion de concurrence dite « pure et parfaite », ou même édulcorée sous forme de « concurrence de marché imparfait », nous mène à des considérations dont la complexité et la portée dépassent de très loin la façon dont on en traite dans le discours économique dominant. Mais, considérant ce qui précède, nous voilà à devoir remettre à plat qu’on le veuille ou non, la presque totalité du discours convenu et consacré en la matière. Notamment celui qui prétend que grâce à l’effet de libre gravitation entre « offre et demande », la bonne et « saine » concurrence permet non seulement de se livrer comme en physique, à une infinité de « mesures », mais également récompense chacun selon ses efforts et réparti, par elle-même, de la manière la plus optimale – désirable pour tous, les richesses « créées »14. Ce sera là l’objet de futures chroniques.
Notes
1.Je renvoie le lecteur intéressé à plus de détails et de précisions – argumentations à mon livre « La stratégie de l’autruche ».
2. Nous avons déjà évoqué cette notion dans une précédente chronique, où il était montré qu’elle découlerait d’une fiction introduite par le père de l’école néoclassique, L. Walras : celle de l’existence supposée d’un « crieur des prix »… qui annoncerait en toute simultanéité, l’ensemble des « prix d’équilibre » du marché
3.Et surtout les pistes de réponses qui la suivent.
4.Bien entendu, il y a toujours quelques « futés » pour immédiatement brandir la « théorie du marché imparfait », ce à quoi je rétorque de patienter et de s’attendre à ce que cet argument se retourne gravement contre eux. Ce qu’on verra dans la suite, lors de l’analyse de la notion de marché.
5.J’utilise les conséquences des arguments smithiens autour de la valeur (et effets de la concurrence) par l’exemple des célèbres cas du boulanger, du vendeur de lait ou de chaussures…
6.Dans de précédentes chroniques, il a été discuté de ce que « profit » veut dire au regard d’autres lectures que celles de l’économie ou du management. Un retour à ces analyses aiderait le lecteur à mieux suivre ce dont il est question ici.
7. Et de leurs professeurs « normaux » en économie, qui se voient confrontés à ce questionnement de leur part.
8. Souvenons-nous : rien à voir avec l’étymologie aristotélicienne de « oïkos – nomia ».
9.Il sera montré ultérieurement que non seulement le capital et le capitaliste ne sont sûrement pas les facteur-acteur qui prennent le plus de risques, et qu’il existe une différence monumentale dans l’analyse, selon que l’on parle du « système du grand capital – financier tentaculaire », ou d’une brave personne qui trime et économise toute une vie pour s’acheter une boutique ou une station d’essence ! Confusion aux conséquences immenses que l’on entretient sciemment ou non.
10. Et quel salaire ! Lorsque l’on voit des Dg et PDG se payer à coups de millions de dollars ou d’euros !
11. Ceci sans parler de ce que l’on dénomme « avoir des actionnaires », ou « patrimoine » : les montants résiduels après impôts et investissements
12.En compagnie du non moins systématique : « si on empêche ou limite les profits, les entreprises et entrepreneurs s’en iraient ailleurs »…
13.La teneur et les conséquences de ces arguments seront discutés plus en détails lors de prochaines chroniques.
14.C’est là toute la question de la place et du rôle de la fameuse « main invisible » dont on discutera à la prochaine chronique.
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