De Ferguson vers l’avenir
Un article de 2012 publié sur le site SocialistWorker.org sous le titre « Les terroristes en bleu » conclut ainsi sur ce point : « Si la police continue de tuer impunément des hommes et des femmes noirs, le type de rébellions urbaines qui ébranlèrent la société américaine dans les années 1960 est une possibilité tout à fait réelle.
Ce n’est pas les années 1960, mais le XXIe siècle – avec, en poste à Washington, un président noir et un ministre de la Justice noir. Les gens attendent sans doute plus. Pendant ce temps, en l’espace de quelques jours à fin juillet [2012], on frôla les émeutes après que la police, en Californie du Sud et à Dallas, devenant de plus en plus effrontée dans son mépris pour la vie des Noirs et des Latinos, exécuta des jeunes hommes en plein jour, sous les yeux de tous […].
Il existe un sentiment croissant d’écœurement devant le racisme et la brutalité des flics à travers le pays et le silence envahissant qui l’entoure – et les gens commencent à se soulever contre cela. »
Cela nous amena à Ferguson. Personne n’aurait anticipé qu’une petite ville à la périphérie de Saint-Louis deviendrait l’épicentre du « soulèvement » contre le terrorisme policier aux Etats-Unis. En même temps, il est aisé de constater pourquoi Ferguson explosa. La police raciste non seulement harcelait les Afro-Américains, mais la ville comptait sur la majorité noire pour qu’un éventail de petits délits génère des revenus – les amendes routières atteignant la deuxième position des revenus de Ferguson. L’antagonisme entre une police blanche, raciste et la majorité noire était littéralement institutionnalisé.
Lorsque la police tua Mike Brown et laissa son cadavre dans la rue pendant quatre heures et demie, elle transforma ce meurtre policier en un lynchage. Elle donna le signal sans doute aussi aux pairs de Mike Brown – ceux qui descendront plus tard dans les rues en protestation contre son meurtre – d’une escalade des mauvais traitements policiers. Si un flic pouvait abattre un adolescent désarmé, alors qu’il levait les mains, et laisser son cadavre dans la rue pour envoyer un message clair, ils seraient alors capables de tout pour maintenir leur autorité et contrôler la communauté.
La colère à Ferguson se répandit comme un feu de brousse à travers Black America, avec des protestations de solidarité organisées dans tout le pays. Le déploiement de la colère des Noirs n’était pas seulement une réaction face à ce meurtre particulier, mais à tous les démêlés ou, pire, au racisme de la police et de l’ensemble du système pénal, dont chaque Afro-Américain fait l’expérience, que cela soit personnellement ou par un membre de sa famille ou un ami.
De plus, l’été 2014 a été ponctué par des affaires aussi horrifiantes de meurtres policiers qui soulignèrent la régularité avec laquelle les flics ne sont jamais punis pour la violence qu’ils infligent. Dans les jours qui précédèrent la décision du grand jury de ne pas condamner Darren Wilson [le meurtrier de Mike Brown], un agent de police blanc de Cleveland tira et tua [le 22 novembre] un enfant âgé de 12 ans, Tamir Rice, quelques secondes à peine après être arrivé sur les lieux.
Au même moment, les jeunes manifestant·e·s à Ferguson furent dénoncés comme étant « violents » alors même que les forces de police locales militarisées utilisaient des tanks, des gaz lacrymogènes et de l’armement de type militaire contre des hommes, des femmes et des enfants sans armes. La réponse écrasante de l’Etat et la persévérance héroïque des protestataires à Ferguson ont fait que cette question ne disparaîtra pas et, ce faisant, ont forcé à un débat public plus large au sujet des inégalités raciales, des injustices, du système judiciaire et policier qui n’aurait pas eu lieu sans cela.
Ce débat engendra deux effets politiques plus larges. Le premier : il contraint à une discussion substantielle dans les médias américains au sujet des dimensions matérielles et structurelles de l’inégalité des Noirs. Cela mena à de nombreux reportages sur des cas de brutalité policière ainsi qu’à une attention soutenue sur les circonstances entourant les cas de violence policière, y compris le meurtre.
Le second : il jeta une lumière sur les divisions qui existent parmi les Afro-Américains. Cela a été l’un des plus importants développements politiques qui a accompagné la croissance de ce mouvement. Ce n’est pas seulement les médias qui décrivirent les manifestant·e·s antiracistes comme violents afin de détourner l’attention sur la question centrale du terrorisme policier contre les Afro-Américains. Des officiels noirs élus ainsi que des figures politiques comme le révérend Al Sharpton mirent également en garde contre la violence et firent des pieds et des mains pour séparer les protestataires en deux catégories, « bonnes » et « mauvaises ».
Lors des funérailles de Mike Brown, par exemple, Sharpton sermonna ainsi : « Et maintenant nous avons atteint le XXIe siècle, nous sommes arrivés à un point où nous avons certaines positions de pouvoir. Et vous décidez qu’il ne faut rien de plus pour qu’un Noir ait du succès. Vous voulez maintenant être un “nigger” [autre terme pour Negro, ou terme désignant un homme de couleur] et appeler votre femme une “ho” [terme péjoratif pour nommer une femme, signifiant « pute » – whore –, utilisé souvent dans l’argot des chansons noires]. Vous avez oublié d’où vous venez. » Sharpton poursuivit, mettant en garde contre la participation à « des parties d’apitoiement de ghetto ». Au même moment, Barack Obama appela au calme et Eric Holder [le ministre de la Justice] voyagea à Ferguson pour délivrer personnellement ce message.
Le message au vitriol que Sharpton adressa aux jeunes manifestant·e·s de Ferguson n’était pas seulement un désaccord sur la stratégie et la tactique nécessaires à la progression du mouvement. Cette attaque publique était sa tentative de reprendre le contrôle de la direction de la lutte. Alors que Sharpton était plus direct, d’autres élus noirs tentèrent de détourner la colère autour de l’affaire de Ferguson comme étant un cri de ralliement en faveur de l’incitation au vote [inscription sur les listes électorales].
Peu d’élus Noirs avaient beaucoup plus à dire, pour ne pas dire rien, au sujet de l’affaire de Ferguson au-delà de son utilisation comme un appel au vote. Mais cela ne peut être une surprise lorsque le Congressional Black Caucus (CBC) [réunissant les élus afro-américains, il appartient, de fait, aux divers groupes d’influence que compte le Parti démocrate], dans les semaines qui précédèrent le meurtre d’Eric Garner en 2014, décida de ne pas voter contre le programme du Pentagone visant à donner aux forces de police locales l’armement militaire qui sera bientôt massivement déployé dans les rues de Ferguson.
Le soutien à la militarisation continue des forces de police locales n’est pas le seul problème avec le CBC. Les rapports qu’entretiennent des membres du caucus avec des géants du monde des entreprises comme McDonald’s, Walmart et d’autres, exercent un effet modérateur. Etre impliqué dans la politique formelle au plus haut niveau requiert des sollicitations de fonds régulières auprès des entreprises et le prix de ce ticket est la réduction de leurs horizons politiques.
Le CBC [fondé en 1971] n’a été d’aucune pertinence depuis des décennies pour la vie des Noirs de la classe laborieuse et son silence ou son inefficacité autour de l’affaire de Ferguson ne font que confirmer cela. Mais cette inefficacité signifiait que la jeunesse de la classe laborieuse au cœur de la rébellion comprenait qu’elle devait rester dans les rues afin de maintenir vivant son mouvement.
Cela se révéla crucial lorsque le grand jury délivra, fin novembre, sa décision prévisible de ne pas condamner Darren Wilson. A travers le pays, les activistes qui avaient anticipé cette issue avaient passé des semaines à préparer des actes de protestation. Immédiatement après que la décision fut connue, Ferguson s’enflamma lorsque la police abandonna les quartiers noirs et laissa des incendies brûler toute la nuit. Cela nourrit la couverture médiatique hystérique qui se centra sur la violence supposée des protestations, lentilles à travers lesquelles l’affaire sera traitée.
Après quelques jours, l’élan des protestations commença à diminuer sous le coup inévitable de la déception, de la fatigue et de la démoralisation dès lors que le meurtre de Mike Brown fut approuvé par l’Etat. Mais c’est alors que survint la décision d’un autre grand jury de ne pas condamner un agent blanc impliqué dans la mort d’un autre Noir sans armes, Eric Garner.
Les manifestations qui firent suite à cette décision furent plus grandes et plus vastes que jamais. Le 13 décembre, plus de 100,000 personnes descendirent dans les rues de New York, de Washington et d’autres villes à travers le pays lors d’une journée d’action affirmant que « la vie des Noirs compte ».
Black Lives Matter !
Le conflit politique qui avait commencé à Ferguson sur la question du caractère des manifestations s’aiguisa. Cela apparut pleinement lors de la marche conduite par le révérend Al Sharpton et le National Action Network à Washington, le 13 décembre. Cette manifestation fut conçue comme un événement étroitement contrôlé, où Sharpton afficherait ses relations avec les membres de la famille comme une preuve de son leadership et de son autorité.
Il faut souligner que les relations de Sharpton avec les familles des victimes de meurtres policiers sont fondées sur deux ressources principales. La première tient dans sa capacité de fournir une aide financière à ces familles noires en difficulté afin de payer les funérailles, les taxes d’études, etc. La seconde vient du fait qu’il peut fournir un accès aux plus hauts échelons de l’Etat. Des rapports indiquent que Sharpton a visité la Maison-Blanche 61 fois depuis qu’Obama est devenu président. Mais bénéficier de ces connexions au travers de Sharpton a son prix : c’est lui qui dicte les règles du jeu et il limite fortement l’étendue des griefs qui peuvent être présentés.
Sharpton prononça lors de la marche du 13 décembre à Washington un discours qui minimisait une fois de plus la « race » comme facteur [des événements], optant pour des déclarations universelles et, par conséquent, vides du type : « Il ne s’agit pas des vieux contre les jeunes, des Noirs contre les Blancs […]. Toutes les vies humaines sont importantes. » Des organisateurs noirs de Ferguson qui tentèrent de parler lors de cette marche furent arrêtés par l’équipe de Sharpton. Plus tard, Sharpton le justifia en affirmant que des discours « révolutionnaires » ou « provocateurs » n’étaient pas autorisés.
Dans un article intéressé écrit après la marche, Sharpton souligna ce qu’il verrait comme étant une issue fructueuse du mouvement : « Dans 10 ou 25 ans, celui qui aura obtenu le plus de publicité ou d’applaudissement lors du rassemblement n’importera pas. Tout ce qui comptera sera le fait que la police à travers le pays saura que si elle fait usage de la force létale, elle ne pourra tabler sur des procureurs locaux complaisants leur permettant de passer devant un grand jury sans risquer d’être l’objet d’une enquête équitable. Tout ce qui comptera sera la mise en place d’un processus où le ministre de la Justice de l’Etat traitera les morts par balles de civils désarmés dans lesquels la police sera impliquée au lieu que cela soit devant des procureurs locaux et des grands jurys. Tout ce qui comptera sera l’idée que des jeunes hommes et femmes de couleur pourront marcher dans les rues ou conduire leur véhicule sans craindre pour leurs vies de ceux qui sont engagés pour les protéger. »
L’article démontre deux choses. La première est que l’accentuation des divisions et l’émergence de nouveaux dirigeants d’un mouvement – dont il a peut-être été le leader le plus connu pendant des années – ont retenu son attention. Le fait que Sharpton sente qu’il est contraint d’intervenir dans les débats en cours sur la direction de la lutte est significatif.
Mais le contenu de son essai trahit aussi l’étroitesse et le conservatisme de sa vision. Il continue de minimiser le fait que les inégalités raciales sont une question organisationnelle cruciale pour le mouvement. Au lieu de cela, il postule que la victoire est une question de deux ou trois réformes, y compris l’utilisation large de caméras fixées sur le corps des policiers, ce qui ne touche même pas les questions centrales au cœur de la brutalité et des mauvais traitements des institutions légales de la nation : la criminalisation des Afro-Américains, la guerre contre la drogue et les effets en cascade de l’incarcération de masse.
Mais Sharpton et les politiciens pour lesquels il travaille ne sont pas intéressés à redresser le système. Ils entendent émousser les antagonismes de telle sorte que le business as usual puisse reprendre.
Une déclaration émise par un groupe d’organisateurs de Ferguson – dont certains ont été interdits de parole lors de la manifestation de Washington du 13 décembre – révèle un monde de différences dans l’ampleur et les objectifs de leur conception du mouvement. Ils lient la lutte contre les violences policières à une vision bien plus large de la justice sociale, incluant les droits des immigré·e·s et des transsexuels ainsi que le soutien au mouvement des travailleurs sous-payés. Ils concluent ainsi leur déclaration :
« Il s’agit d’un mouvement de et pour TOUTES les vies des Noirs : femmes, hommes, transgenres et queer. Nous sommes constitués autant de jeunes que d’anciens, associés autour des possibilités que de nouvelles tactiques et des stratégies renouvelées offrent à notre mouvement. Certains d’entre nous sont nouveaux dans cette tâche, mais nos racines plongent aussi dans les rues inondées de La Nouvelle-Orléans et dans les gares de la ligne BART d’Oakland. Nous sommes reliés en ligne et dans les rues. Nous sommes décentralisés mais connectés. Et, le plus important : nous sommes organisés.
Nous ne sommes pourtant pas des Noirs convenables. Nous nous tenons debout les uns à côté des autres et non quelques-uns devant les autres. Nous ne mettons pas de côté certains d’entre nous afin de gagner en proximité avec le pouvoir que l’on perçoit. Parce que c’est le seul moyen par lequel nous gagnerons. Nous ne pouvons pas respirer. Nous ne nous arrêterons pas jusqu’à avoir atteint la Liberté. »
Le défi est de transformer ce sentiment en un mouvement plus grand, plus large, vivant, respirant.
Les prochaines étapes
A l’instar de ce qui s’est passé avec le mouvement des droits civiques, l’establishment politique, reconnaissant la force et la popularité de la lutte, tentera de la canaliser dans une direction plus inoffensive. Ce n’est pas tous les jours que le président des États-Unis – flanqué de son vice-président et de son ministre de la Justice – accepte de rencontrer des activistes de base qui, quelques semaines plus tôt, se défendaient contre des attaques au gaz lacrymogène. Selon les participant·e·s, Obama a déclaré aux protestataires qu’ils devraient ralentir les choses et être patients, et que le changement prenait beaucoup de temps.
La rencontre elle-même est le résultat clair de l’organisation, du mouvement et de la détermination des personnes qui y sont impliquées. Mais les déclarations et les sympathies ne constituent pas la même chose qu’un changement de politiques et ne signifient pas une réforme réelle. Par exemple, Obama a quitté la rencontre après avoir promis de consacrer 263 millions de dollars pour des réformes sans tranchant. Mais, lorsque, quelques semaines plus tard, le budget fédéral de 1,1 billion de dollars dû être approuvé par le Congrès, les fonds pour ces réformettes manquaient.
La force sur le long terme du mouvement dépendra de sa capacité non seulement à s’adresser à un nombre plus élevé de personnes, mais aussi à les intégrer dans le mouvement en tant que dirigeants et organisateurs dans leurs propres localités. Cela comprend les étudiant·e·s, les travailleurs ainsi que les membres des syndicats.
La croissance d’un mouvement étudiant noir est également une issue possible de Black Lives Matter, mais il y aura des revendications différentes et d’autres dynamiques. Les étudiant·e·s noirs se sont mobilisés par milliers afin de protester non seulement contre la brutalité policière en dehors des campus mais aussi afin de relier ces griefs avec l’hostilité à laquelle ils sont également confrontés sur les campus. En effet, le slogan Black Lives Matter a créé de nombreux fronts nécessitant de s’organiser contre les différentes facettes de l’oppression des Noirs.
Il y aura une polarisation politique au sein du mouvement dès lors que les forces conservatrices agiront afin de limiter les revendications au dénominateur commun le plus petit : punir des agents particuliers ou établir des changements de procédure dans les pratiques du « maintien de l’ordre ». Mais la nature de l’oppression des Noirs aux Etats-Unis prête elle-même à une conceptualisation plus vaste des tâches du mouvement. C’est ce qu’observait Martin Luther King au sujet du mouvement noir à la fin des années 1960. Il écrivait ceci : « Dans ces circonstances pénibles, la révolution noire consiste en quelque chose de bien plus vaste que la lutte pour les droits des Noirs. Elle consiste à obliger l’Amérique à faire face à tous ces défauts, reliés entre eux : le racisme, la pauvreté, le militarisme et le matérialisme. Elle consiste à mettre au jour les maux qui plongent profondément dans l’entier de la structure de notre société. Elle révèle les défauts systémiques plutôt que ceux qui sont superficiels et indique que la reconstruction radicale de la société elle-même est la véritable question à laquelle nous sommes confrontés. »
Cela est toujours vrai aujourd’hui. Il est impossible de séparer la brutalité de la police et les injustices du système légal de la pauvreté et du sous-emploi des communautés noires. Il est impossible d’imaginer restreindre les abus de la police sans s’affronter à la crise de l’incarcération de masse, à la guerre contre la drogue et aux pressions économiques qui continuent à rendre les Afro-Américains vulnérables aux caprices de « l’application des lois ». Ces problèmes continueront à s’exacerber à la mesure de la destruction du secteur public, des restructurations urbaines et de la gentrification, ainsi qu’avec la poursuite de perspectives d’emploi limitées sur le marché des emplois privé, qui laisse des millions d’Afro-Américains de la classe laborieuse dans une situation précaire.
Dans ce contexte, un « maintien de l’ordre » agressif est devenu partie intégrante de la préservation des frontières des quartiers ségrégés tout en attaquant des jeunes Noirs économiquement marginaux qui ont été contraints à se débattre dans l’économie souterraine. Certaines voix démocrates expriment des préoccupations vis-à-vis des pratiques policières, mais ils sont aussi les défenseurs des politiques de « maintien de l’ordre » qui ont provoqué cette crise. De plus, en raison des tendances austéritaires à l’œuvre, de l’étouffement des services publics et du fait que les emplois à bas salaires constituent la principale option pour les personnes au chômage ou sous-employées, il est peu probable de penser que les affrontements et les provocations de la police dans les quartiers noirs et latinos disparaîtront dans un avenir proche.
La capacité du mouvement à se lier avec le mouvement syndical – dans lequel les travailleurs afro-américains sont syndiqués à un taux plus élevé même que les travailleurs blancs – sera une question cruciale dans les prochains mois. L’impulsion en direction de « fermons-le » [allusion aux mouvements contre les emplois ultra sous-payés] et de « pas de business as usual » rend le mouvement prédisposé à argumenter et à débattre autour du rôle central de la classe laborieuse et de la force de l’arme de la grève.
Une conscience du rapport entre la pauvreté des Noirs et le chômage, la terreur policière et le système de justice pénale existe déjà. La solidarité existante entre les mobilisations des travailleurs à bas salaires et le mouvement Black Lives Matter contribue à dévoiler les relations entre l’exploitation économique et l’oppression raciale. On peut concevoir la transformation de cette lutte avec des travailleurs participant à des actions sur les lieux de travail exigeant de mettre un terme à la violence raciale contre les gens et à ce système carcéral.
Le mouvement tient entre ses mains les plus grands espoirs des Afro-Américains et de la classe laborieuse en général. La Black Insurgency des années 1960 a été capable non seulement de transformer les conditions de vie des Noirs aux Etats-Unis mais d’infléchir l’ensemble de la politique américaine.
Un mouvement de personnes noires qui défie l’inhumanité inventée des Noirs, minant par conséquent la logique raciste qui maintient le capitalisme américain. Même si des sondages montrent que les Blancs continuent de se montrer confiants envers la police, ces idées, comme toutes les idées, sont fluides et ne sont pas immuables. La clé pour entamer les idées réactionnaires tient dans l’engagement dans la lutte politique, laquelle perturbe la logique dominante : celle selon laquelle les Afro-Américains sont inférieurs, irresponsables et qu’ils méritent n’importe quel traitement que la police leur inflige.
Au cours des années 1960, des millions de jeunes gens qui commencèrent la décennie avec une idée très limitée de ce que signifiait la « liberté » en sont arrivés à des conclusions très radicales au sujet de la nature du capitalisme des Etats-Unis. A la suite des trahisons du Parti démocrate, de l’échec de l’Etat de garantir même les droits les plus basiques des Noirs dans le Nord ainsi que les limites de la législation des droits civiques, des milliers de ces activistes devaient devenir des révolutionnaires.
Il n’y a aucune raison de ne pas penser que le même processus soit en cours, et il est peut-être même plus profond en ces premiers stades du développement du mouvement. Même au milieu du tumulte des années 1960, les derniers vestiges de l’expansion économique de l’après-guerre se faisaient sentir. Actuellement, la Génération Obama est parvenue à l’âge adulte au sein d’une période sans fin de guerre, de récession et d’accumulation permanente de dettes.
Il s’ensuit que, sous certains aspects, les références répétées au mouvement des droits civiques ne soient pas tout à fait adéquates. Mais si elles devaient correspondre à quelque chose, cela serait plutôt que le mouvement actuellement fait face à de nombreuses questions identiques à celles qui forgèrent la Black Power Insurgency à la fin des années 1960 et au long des années 1970. L’affrontement avec le pouvoir d’Etat, la ségrégation de facto et la discrimination « colorblind » [prétendument indifférente à la couleur de peau], le rôle des politiques électoralistes ainsi que les significations multiples du « Black Power » constituent quelques-unes des questions auxquelles font face les organisateurs en ce moment. Il s’agit d’aspects auxquels le mouvement devra se colleter dans les années à venir, mais ils ont déjà ébranlé le statu quo politique.
A la fin de sa vie, Martin Luther King avait compris de quelle manière le mouvement noir était l’élément moteur faisant bouillonner toute la marmite politique aux États-Unis. Il a expliqué comment le refus des Afro-Américains d’accepter l’oppression pouvait transformer l’ensemble de la nation. Ses mots semblent particulièrement justes pour caractériser le moment politique dans lequel nous nous trouvons :
« Je ne suis pas triste que des Noirs américains se rebellent ; c’est une chose qui était non seulement inévitable mais absolument souhaitable. Sans cette magnifique fermentation parmi les Noirs, les anciennes réponses évasives et procrastinations auraient continué indéfiniment. Les Noirs ont claqué la porte sur un passé d’étouffante passivité. A l’exception des années de la Reconstruction [1865-1877, immédiatement après la guerre civile ; période marquée par l’occupation militaire des États du Sud qui avaient fait sécession et par l’introduction de certaines mesures en faveur des esclaves affranchis], ils n’ont jamais combattu, lors de leur longue histoire sur le sol américain, avec autant de créativité et de courage pour leur liberté. Il s’agit là de nos années brillantes de naissance ; bien qu’elles soient pénibles, elles ne peuvent être évitées […].
Les dissidents d’aujourd’hui affirment à la majorité complaisante que le temps est venu qui fait que l’évitement des responsabilités sociales, dans un monde en ébullition, conduira au désastre et à la mort. L’Amérique n’a pas encore changé parce que très nombreux sont ceux qui pensent qu’elle ne doit pas changer, mais c’est là l’illusion du damné. L’Amérique doit changer parce que 23 millions de citoyens noirs ne voudront plus vivre empêtrés dans un passé misérable. Ils ont quitté la vallée du désespoir ; ils ont trouvé la force dans la lutte. Rejoints par des alliés blancs, ils secoueront les murs de la prison jusqu’à ce qu’ils s’effondrent. L’Amérique doit changer. » (Publié le 13 janvier 2015 sur le site SocialistWorker.org. Traduction A l’Encontre)