Édition du 19 novembre 2024

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Europe

La gauche face à la crise grecque : le débat Durand/ Emmanuelli

Le quotidien web Médiapart a organisé un débat sur la crise grecque. Cédric Durand, Économiste, Maître de Conférences à l’université Paris 13 et Henri Emmanuelli, ministre sous plusieurs gouvernement socialiste français, échangent sur cette question d’importance.

La panique est de retour sur les marchés financiers. En moins d’une semaine, les agences de notation ont à nouveau dégradé les notes du Portugal, de l’Irlande et de la Grèce. Un an et demi de crise en Europe, comment expliquer que l’on en soit encore là ?

Cédric Durand. Je vois deux raisons. D’abord, nous sommes entrés dans une spirale où l’austérité réduit les rentrées budgétaires et fragilise les finances publiques des pays en difficulté. Ensuite, l’asymétrie de pouvoir est ahurissante, entre les marchés financiers d’un côté, et l’Union européenne de l’autre. Les marchés et les agences de notation forment un ensemble réactif et puissant, qui saisit les opportunités pour réaliser des profits à très court terme. En face, nous avons un appareil européen d’une grande complexité, aux dynamiques divergentes, incapable de faire émerger des réponses à la hauteur de la situation.

Henri Emmanuelli. La fenêtre de tir qui s’est ouverte en 2008, pour résorber la puissance de la sphère financière, s’est depuis refermée. Je dirais même que les banques, les fonds de pension et les assurances sont sortis renforcés de cette épreuve, puisque ce sont eux qui dictent au pouvoir politique leurs solutions et leur tempo. Lors des travaux de la commission d’enquête parlementaire sur la spéculation, un chiffre m’a atterré : le montant des OTC en circulation, c’est-à-dire des produits dérivés, est compris entre 600.000 et 700.000 milliards de dollars. Cela représente 12 fois le PIB dégagé en un an sur la planète ! C’est un Himalaya. Les pouvoirs politiques ne pourront donc réguler qu’au prix d’un effort absolument inouï, et je ne les en crois pas capables.

Est-ce à dire qu’il ne faut rien attendre de la prochaine réunion de l’Eurogroupe, censée boucler le deuxième plan d’aide à la Grèce, et qui devait, initialement, se tenir vendredi 15 juillet ?

Henri Emmanuelli. La prochaine réunion de l’Eurogroupe pourrait être un jour très noir, si elle ne débouche sur aucun accord. Je ne le souhaite pas, mais l’hypothèse est ouverte. Se réunir sans trouver de solution est le pire signal que l’on puisse envoyer. Cela revient à démontrer son impuissance. Sans réaction de l’Eurogroupe, nous allons entrer dans une phase incontrôlée de turbulences, où le pire peut se produire.

Cédric Durand. Nous sommes tout de même partis pour adopter l’agenda mis en avant par les banques. L’idée est de décharger les banques d’une partie de la dette, en faisant racheter une partie de cette dette par le Fonds de stabilité européen. Ce qui reviendrait à socialiser le problème de la dette.

Mais que l’Europe se décide à racheter collectivement de la dette grecque serait plutôt une bonne nouvelle...

Cédric Durand. La vraie question, c’est celle de la légitimité de la dette. Cette baudruche qui a gonflé au cours des dernières décennies. Comment savoir si elle est légitime, ou pas ? Une part de la dette a certes été contractée par de petits épargnants, par exemple via les fonds de pension. Mais l’autre partie correspond à de la pure création monétaire, par le système bancaire. Des banques et des fonds d’investissement ont dégagé, par l’effet de levier, des moyens financiers colossaux pour acheter cette dette, à partir de rien. L’argent qu’ils ont prêté aux États, au départ, n’est donc pas réel. En revanche, l’argent qu’ils exigent de recevoir en remboursement, lui, existe bien.

Il faut donc déconstruire ce mythe de l’argent qui est dû. La situation est d’une violence ahurissante en Grèce, il faut le rappeler. Quelques chiffres : des revenus ont diminué de 25% en deux ans, un plan de privatisations qui est de 50 millliards de dollars en cinq ans, soit 20% du PIB, c’est un état de guerre économique, le terme n’est pas exagéré, et qui pose la question : jusqu’à quel point continuer ce jeu ? Je suis favorable à un moratoire sur le paiement des intérêts de la dette, et à un audit, qui permette de dire quelle dette est légitime, et quelle dette peut être annulée.

Henri Emmanuelli. Mercredi matin, nous débattions à l’Assemblée de la « règle d’or » d’équilibre des finances publiques. Le garde des Sceaux expliquait, avec des trémolos dans la voix, que nous n’avions pas le droit d’hypothéquer le sort des générations futures. Je n’y crois pas une seconde, à ce sacrifice des générations futures... L’Empire romain, quand c’était nécessaire, décidait d’annuler les dettes, point à la ligne. La vraie question, c’est faut-il faire défaut ou pas ?

Vous êtes pour l’annulation de la dette grecque ? Ce n’est pas la position du parti socialiste.

Henri Emmanuelli. La bonne solution serait de fédéraliser la dette, en créant des obligations européennes, des « eurobonds ». Cela aurait soulagé des pays en difficulté. En même temps, cela pose un vrai problème : qui dit « eurobonds », dit budget fédéral. Et un budget fédéral sans contrôle démocratique... Il y a un hiatus. Et l’on en revient à ce constat : l’Europe a choisi d’être une aventure économique, avant d’être une aventure politique et sociale. Et aujourd’hui, c’est l’impasse. Jean-Claude Trichet est gentil quand il parle d’un ministre des finances européen. Mais sous le contrôle de qui travaillera ce ministre ? Qui peut imaginer que les peuples européens vont accepter d’obéir à un ministre, dans la nomination duquel ils ne seront pour rien ?... On est au bout du système.

Parmi les désaccords sur la table à Bruxelles, il y a les débats sur la participation, plus ou moins forte, des banques à l’aide à la Grèce. La BCE et Paris sont sur la défensive, Berlin est partisan de la manière forte. Que faut-il faire ?

Henri Emmanuelli. Je suis plutôt pour la solution allemande. Les acteurs privés ne doivent pas être épargnés. Sinon, les contribuables seront les seuls à payer l’addition.

Mais la proposition de Nicolas Sarkozy prévoit aussi une contribution des créanciers...

Henri Emmanuelli. Sauf que chez nous, c’est Michel Pébereau (président du conseil d’administration de BNP Paribas, ndlr) qui conduit la politique bancaire du pays. Et non le ministre des finances. On s’en est aperçu lors de la crise de 2008. Nous, parlementaires, proposions de venir en aide aux banques françaises à condition de rentrer dans leur capital. Mais M. Pébereau a convaincu Christine Lagarde que l’État aide les banques, sans pour autant modifier la structure de l’actionnariat. Aujourd’hui, je ne suis pas sûr que l’air du temps soit à la nationalisation des banques. Mais je pense que la réalité risque de l’imposer.

Cédric Durand. D’une certaine façon, le gouvernement allemand et la BCE ont tous les deux raison. Les Allemands ont raison de pointer le fait que le secteur privé doit assumer la responsabilité des prêts qu’il a accordés de manière inconsidérée. La BCE a raison lorsqu’elle prévient qu’il y aura contagion, au sein du système bancaire européen. Il y aura un choc financier majeur. Au moins aussi important qu’en 2008. À ce moment-là, la question de la propriété du secteur financier va se reposer. De toute façon, nous avons épuisé les marges de manœuvre. Cette séquence est donc décisive.

Henri Emmanuelli. On arrive à l’os.

Cédric Durand. À court terme, une solution assez simple reste possible : faire financer les dettes publiques des pays de la périphérie par la Banque centrale européenne.

La BCE exclut cette piste.

Cédric Durand. La BCE a déjà dû manger plusieurs fois son chapeau depuis le début de la crise, il n’est pas exclu qu’elle doive le faire une nouvelle fois... Ce qui est certain, c’est que la Grèce va faire défaut sur sa dette. Pour le peuple grec, le plus tôt sera le mieux. Mais cette option va finir par se poser. De deux choses l’une : le défaut de la Grèce peut être un défaut négocié, c’est-à-dire aux conditions des marchés financiers. Ceux-ci vont s’efforcer de mettre en place un processus sans fin de prédation, aux dépens du peuple grec négocié. L’autre option est celle d’un défaut unilatéral de la Grèce, non négocié. L’Argentine, par exemple, n’avait pas négocié le moment où elle a arrêté de payer en 2001. Si Athènes ne négocie pas son défaut, que se passe-t-il ? Le problème de la Grèce, c’est qu’elle est en déficit même si l’on enlève le poids de ses remboursements... Comment paiera-t-elle ses fonctionnaires ?

Henri Emmanuelli. Et elle n’a pas de croissance.

Cédric Durand. Elle ne peut même pas financer la continuité de son État. Peut-elle créer de la monnaie pour payer ses fonctionnaires ? En Argentine ou en Russie, la Banque centrale a imprimé de la monnaie au moment du défaut, pour compenser ce manque à gagner. Mais la BCE a prévenu qu’elle ne suivrait pas en cas de défaut grec. Les Grecs peuvent décider d’imprimer eux-mêmes leur monnaie. Des euros, cela paraît compliqué... Et l’on passe donc de la question du défaut, à celle de la sortie de l’euro.

La Grèce doit-elle sortir de la zone euro ?

Henri Emmanuelli. Je serais presque tenté de me déclarer incompétent. Je mesure mal les conséquences réelles de cette sortie. De toute façon, même sortie de l’euro, la problématique de la Grèce va rester entière. Ella va dévaluer monumentalement, pour essayer de se refaire une santé. Cela passera par un bond en arrière. La sortie de l’euro n’est pas la solution. Il faut plutôt plaider pour l’annulation d’une partie des dettes. En laissant filer l’inflation ? En reconnaissant un défaut, ce qui ferait paniquer les marchés ?

Les économistes « atterrés » sont-ils favorables à une sortie de l’euro de la Grèce ?

Cédric Durand. D’un point de vue technique, une sortie de l’euro de la Grèce implique qu’elle cesse de rembourser sa dette. Elle imprime des drachmes. Dans le même temps, sa population subit un choc de niveau de vie très important, négatif. Tout ce qui est importé devient très cher. Mais en revanche, à l’horizon de deux, trois, quatre ans, la croissance repart fortement. L’exemple le plus classique, c’est l’Argentine.

Henri Emmanuelli. À condition d’avoir un appareil productif. Est-ce qu’elle en a un ?

Cédric Durand. De toute façon, il y aura un effet de substitution aux importations qui sera très important (puisque les produits importés seront trop chers, ndlr).

Henri Emmanuelli. Mais le choc de départ est pris par les catégories populaires. Ce n’est pas un détail.

Cédric Durand. Mais il est moins pris en charge par les classes populaires que les mesures d’austérité actuelles. Un choc de dévaluation implique que toutes les richesses sont touchées proportionnellement de la même façon. Alors que les mesures d’austérité consistent par exemple à augmenter la TVA, ce qui frappe plus fortement les pauvres.

Henri Emmanuelli. Mais c’est l’histoire du gros et du maigre. Celui qui faisait 120 kilos en fera 80. Celui qui en pesait 60 n’en pèsera plus que 20 − et là, ce n’est plus viable. En Argentine, ceux qui ont beaucoup souffert, ce sont avant tout les catégories populaires.

Cédric Durand. Quelles sont les alternatives à la sortie de l’euro ? L’option actuelle : des plans d’austérité en cascade, sans aucune perspective d’en sortir à l’horizon d’une décennie au moins. Ou alors, ce que nous défendons avec les « atterrés » : un maintien dans la zone euro, accompagné d’un plan massif de transferts financiers à l’échelle de l’Europe − qui permettent à la Grèce de gagner en compétitivité, qui fassent converger les économies de la zone euro, qui soient l’ébauche d’un nouveau projet européen de convergence sur des critères sociaux. Évidemment, ce dernier scénario, le plus souhaitable, n’est pas le plus probable.

Henri Emmanuelli. Des transferts financiers, pourquoi pas, mais avec un bémol : à condition que la Grèce change. En l’état, on voit qui, en Grèce, va profiter de transferts massifs européens − ce ne sera pas monsieur Tout-le-Monde...

Cédric Durand. Précisons les choses : ce ne sont pas des transferts financiers au sens strict, mais des investissements pour le développement, dans le cadre d’une politique industrielle − comme on a connu, il y a quelques années, des projets Ariane et Airbus, qui ont permis à des pays d’enclencher un développement. Il faut reconstruire l’appareil productif de la Grèce. Le problème, c’est que la perspective de reconstruire un projet industriel, écologique et social européen, est très loin de l’agenda à Bruxelles.

Faut-il en finir avec les traités de Maastricht et Lisbonne pour sortir durablement de la crise ?

Henri Emmanuelli. Sortir de Maastricht, pour quoi faire ? Puisque personne ne l’a jamais respecté. Que je sache, les plafonds de déficit ont été allègrement dépassés, y compris par l’Allemagne. L’important, c’est de changer les paradigmes. Mais politiquement, ce n’est pas mûr. Et cela ne se fera malheureusement que sous les coups de boutoir d’une nouvelle crise.

Cédric Durand. C’est la question de la crise politique que vous posez. Il faut rompre avec les institutions européennes telles qu’elles fonctionnent − remettre en question l’indépendance de la Banque centrale européenne, la libre circulation des capitaux, etc. Mais pour parvenir à démanteler cela, il faut qu’une crise politique surgisse. Aujourd’hui, aucun grand parti politique européen n’est prêt à cela.

Il reste par ailleurs la question de la survie de la zone euro à moyen terme. Autant on peut régler à court terme la question du financement des dettes des pays de la périphérie, autant à moyen terme les déséquilibres de la zone euro, qui viennent d’éclater au grand jour, sont loin d’être réglés. Il faut que les pays périphériques gagnent en compétitivité. Il faudra mettre en place des transferts.

Henri Emmanuelli. C’est ce que nous avions fait lors de précédents agrandissements de l’Europe, avec l’Espagne et le Portugal en particulier. On a injecté massivement des capitaux européens. Au moment de l’élargissement à l’Europe de l’Est, il n’y avait plus d’argent dans les caisses à leur donner. On leur a dit d’utiliser leurs atouts : ils se sont mis à faire du dumping social et fiscal au sein de l’Union. Aujourd’hui, serait-on capable de rééquilibrer les choses ? Oui, sans doute, mais l’on bute sur un autre problème : la régulation des échanges internationaux. Je ne pense pas que l’Europe puisse rester une zone de libre-échange complètement ouverte comme elle l’est aujourd’hui.

Que pensez-vous du débat sur la crise de l’euro tel qu’il se pose en France ?

Henri Emmanuelli. Ces questions sont occultées.

Cédric Durand. Le débat politique est surtout très fermé. De la Grèce à l’Espagne, le consensus est porté jusqu’aux rangs des gouvernements de la gauche européenne. Aucun grand parti politique européen ne s’oppose frontalement à la finance. Donc le débat n’a pas lieu. Il n’y a pas deux options.

Henri Emmanuelli. Le Parti socialiste européen (PSE) avait fait un communiqué en faveur des obligations européennes, les « eurobonds ». Mais les Espagnols ont voté contre. Pourquoi ? Les Espagnols sont aux responsabilités, et ils ont eu peur que tout le monde ne leur tombe dessus. On assiste à ce paradoxe un peu agaçant : les partis socialistes sont plus à gauche dans l’opposition qu’au pouvoir.

Cédric Durand. Prenez Michel Sapin, dans l’un des débats que vous avez organisés à Mediapart. Il dit à la fois qu’il est de tout cœur avec le peuple grec dans la rue. Mais qu’il voterait l’austérité s’il était député grec... À un moment, il y a un coût politique à l’affrontement.

Henri Emmanuelli. Mais le PSE a fait un nombre de pas assez considérable ces six derniers mois. Il demande par exemple de modifier le statut de la BCE, qui doit aussi s’occuper de la croissance, et pas seulement de la stabilité monétaire... C’était l’une des revendications fortes des « nonistes », lors du référendum sur le traité européen de 2005, en France. Les choses bougent.

Entretien réalisé par Lénaïg Bredoux, Ludovic Lamant et Hugo Vitrani.

Henri Emmanuelli

Ancien ministre socialiste français

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