Tiré de Reporterre
11 novembre 2023
Par Vincent Lucchese
Les glaciers sont souvent surnommés « les baromètres du changement climatique ». Au Groenland, le baromètre est dans le rouge comme jamais auparavant. Deux études scientifiques viennent de le rappeler coup sur coup.
Dans l’une d’entre elles, publiée le 9 novembre dans la revue Nature Climate Change, des chercheurs étasuniens et danois ont analysé la fonte de plus de 1 000 glaciers périphériques du Groenland. C’est-à-dire de petits glaciers, distincts de la massive calotte glaciaire centrale qui couvre 80 % de l’île. Ces petits glaciers ne comptent que pour 4 % de la couverture de glace du pays, mais représentent 14 % de la perte actuelle de glace.
La mauvaise nouvelle, c’est que le retrait de ces glaciers, provoqué par leur fonte, s’accélère considérablement : à une vitesse qui aurait doublé ces vingt dernières années par rapport aux décennies antérieures. En comparant leurs données satellites à de vieilles photos aériennes, les scientifiques ont calculé que ces glaciers avaient perdu pas moins de 18 % de leur longueur, en moyenne, dans les régions sud du Groenland, et entre 5 et 10 % ailleurs.
« Une découverte frappante de notre étude est que cette accélération est omniprésente, souligne Laura Larocca, première autrice de l’étude et chercheuse à l’Agence étasunienne d’observation océanique et atmosphérique (NOAA). Malgré le large éventail de zones climatiques et de types de glaciers présents au Groenland, nous observons cette accélération quasiment partout, y compris parmi les glaciers les plus au nord de la planète. »
Contributeur majeur à l’élévation des mers
« Ce retrait rapide des petits glaciers est une alerte sur le fait que l’énorme calotte du Groenland subit également un stress climatique de plus en plus intense. On s’attend à ce que cette calotte réponde plus lentement, mais c’est évidemment une mauvaise nouvelle que le climat du Groenland devienne moins hospitalier pour la glace », complète Yarrow Axford, coauteur et chercheur à l’université Northwestern (États-Unis).
De fait, cette fonte massive provoquée par le changement climatique concerne déjà la calotte. Les glaciologues documentent inlassablement les records alarmants qui s’accumulent au fil des années. L’île polaire géante perdait environ 40 milliards de tonnes de glace par an dans les années 1970, contre plus de 280 milliards de tonnes dans les années 2010, soit une accélération de la fonte par sept, calculait une étude en 2019 dans la revue de l’Académie nationale des sciences des États-Unis (PNAS). Le chiffre pourrait même être passé ces dernières années à 500 milliards de tonnes par an.
En bas de cette photo de 2022, un lac s’est formé par la fonte de glaciers au Groenland. Flickr/CC BY-NC 2.0 Deed/Ron Reiring
Conséquence : le Groenland est un contributeur majeur de l’élévation du niveau des mers, à hauteur de 17 % du total. Dit autrement, il est déjà responsable de 13,7 millimètres d’élévation des mers depuis 1978, estime l’étude publiée dans PNAS, et il continue à le faire à un rythme croissant. Si toute la glace du Groenland fondait (ce qui prendrait des millénaires quoi qu’il arrive), cela ferait monter le niveau des mers de plus de 7 mètres.
Si l’on élargit la focale à l’ensemble de la planète, le rapport spécial du Giec [1] sur la cryosphère publié en 2019 indique, avec une forte part d’incertitude, que la montée des eaux pourrait être comprise entre 30 et 110 cm d’ici la fin du siècle. Un phénomène qui pourrait, dès 2050, exposer 1 milliard de personnes vivant dans les régions côtières aux risques de submersions et de tempêtes dévastatrices.
Des barrages de glace qui cèdent
Les choses pourraient devenir encore plus déplaisantes. Dans une autre étude, publiée cette fois dans Nature Communications, le 7 novembre, une équipe française, danoise et étasunienne alerte sur la détérioration des plateformes de glace flottante, qui jouxtent les glaciers sur la côte nord du Groenland. Elles auraient perdu plus du tiers de leur masse depuis 1978.
Ces plateformes ne contribuent pas directement à la hausse du niveau des mers, car elles flottent déjà dans l’océan. En revanche, elles jouent un rôle essentiel pour stabiliser les glaciers puisqu’elles en constituent un prolongement et agissent comme des « barrages », qui freinent la décharge des glaces terrestres vers l’océan.
Schéma illustrant l’association classique entre un glacier (Ice sheet) et la plateforme flottante (ice shelf) qui l’accompagne et le prolonge dans l’océan. Capture d’écran YouTube/Tippacs
« Jusqu’aux années 2000, il y avait huit plateformes, sur 1 000 km le long de la côte nord. Et puis, autour de 2003, trois d’entre elles se sont brutalement effondrées. On constate un fort amincissement des cinq restantes. C’est très difficile de savoir quand elles pourraient s’effondrer », nous dit Romain Millan, chercheur CNRS et auteur principal de l’étude.
Si elles venaient à s’écrouler, ces plateformes pourraient en tout cas entraîner une accélération de la vitesse de déversement des glaciers dans la mer. C’est ce qui s’est passé après l’effondrement de la plateforme qui retenait le glacier Zachariæ en 2003, dans le nord-est de l’île. La quantité de glace déchargée a été multipliée par deux après l’effondrement.
Des siècles de fonte à venir
Les choses pourraient-elles s’emballer ? Les chercheurs peinent à l’anticiper tant les mécanismes en jeu sont complexes. La majorité de la fonte constatée sur ces plateformes (55 %) est provoquée par le contact avec des courants d’eau chaude qui viennent les grignoter par en dessous. Ces eaux venues de régions subtropicales sont davantage amenées qu’auparavant dans la région à cause de variations dans le régime des vents, eux-mêmes induits par le changement climatique. Ce phénomène devrait continuer à s’aggraver avec la poursuite de la hausse des températures globales.
L’autre mécanisme majeur de la fonte vient du vêlage, le détachement de blocs de glace le long du front glaciaire, là où la falaise de glace borde l’océan. Ce phénomène est extrêmement complexe, implique des boucles de rétroactions imbriquées entre elles, dépend de la manière dont l’eau liquide se forme en surface, dont cela fracture la glace et de la manière dont ces fractures se propagent, détaille Romain Millan.
« On a encore beaucoup de mal à modéliser l’évolution de ces plateformes, c’est un des gros défis scientifiques actuels, essentiel si l’on veut réduire les incertitudes sur l’élévation future du niveau des mers. Ce qui est sûr, c’est que ces plateformes retiennent les plus gros glaciers du Groenland. »
La masse de ces glaciers aurait de quoi faire monter les mers de 2,1 mètres. Un calcul théorique puisque cela se passerait, dans le pire des cas, sur plusieurs millénaires. La perte de ces plateformes serait quoi qu’il en soit une mauvaise nouvelle à court terme pour l’élévation des mers.
Les glaciers de Tasiilaq, au sud du Groenland, fondent. Wikimedia Commons/CC BY 2.0 Deed/Christine Zenino
Savoir à quel point l’inertie des glaciers rend la fonte en partie déjà inéluctable et irréversible, c’est-à-dire si l’on a déjà passé des points de bascule au Groenland, est tout aussi délicat. D’autres mécanismes sont à l’œuvre, qui s’autoalimentent dans la fonte des glaces. Le fait notamment que plus la calotte fond, plus elle perd en altitude et plus elle est donc confrontée à des températures élevées qui accélèrent à leur tour la fonte. Ou la baisse de l’albédo, c’est-à-dire du pouvoir réfléchissant des surfaces : par la transformation de la glace en eau liquide sombre ou par la baisse de l’enneigement, induits par le changement climatique et entretenant à leur tour la fonte et la baisse de l’albédo.
Une partie de la calotte, notamment à l’ouest, serait ainsi à terme déjà condamnée. « Il y a beaucoup d’incertitudes au Groenland, car le réchauffement que l’on provoque est totalement inédit et nous n’avons pas de point de comparaison. Il faut remonter 3 millions d’années en arrière pour retrouver un tel niveau de CO2 dans l’atmosphère et de telles températures. Nos carottes de glace ne nous donnent pas accès à cette période, explique Lydie Lescarmontier, glaciologue au sein de l’ONG International Cryosphere Climate Initiative. On ne peut pas être certain, mais une partie des glaciologues, moi comprise, pense que tout cela est déjà en partie irréversible. »
Le constat est cependant tout sauf un encouragement au fatalisme. Plus on limitera le réchauffement en diminuant drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre, moins les conséquences seront catastrophiques. « L’inertie est immense, le réchauffement provoqué actuellement continuera à faire monter le niveau des mers sur trois siècles, prévient Lydie Lescarmontier. Les décideurs doivent avoir en tête que leurs actions aujourd’hui dessinent le trait de côte de nombreux pays pour des siècles. »
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