Édition du 17 décembre 2024

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Débats

La descendance de Darwin (II)

Dans La descendance de l’homme, Darwin fait plusieurs fois référence à son cousin Galton, d’abord pour un article de 1865 et surtout pour son « grand ouvrage », Hereditary genius [1]. On pourrait dire, là encore, qu’en le citant aussi élogieusement, Darwin passe le relais et lui laisse le soin de résoudre son dilemme ou en tout cas de systématiser et tirer toutes les conséquences de l’application du principe de sélection naturelle à l’espèce humaine. Cette démarche conduira à la construction par Galton d’une nouvelle « science », l’eugénisme, dont la définition apparaît dans un livre de 1883 [2].

Paru sur le site Alencontre le 6 septembre 2020

Dans La descendance de l’homme, Darwin fait plusieurs fois référence à son cousin Galton, d’abord pour un article de 1865 et surtout pour son « grand ouvrage », Hereditary genius [1]. On pourrait dire, là encore, qu’en le citant aussi élogieusement, Darwin passe le relais et lui laisse le soin de résoudre son dilemme ou en tout cas de systématiser et tirer toutes les conséquences de l’application du principe de sélection naturelle à l’espèce humaine. Cette démarche conduira à la construction par Galton d’une nouvelle « science », l’eugénisme, dont la définition apparaît dans un livre de 1883 [2].

La théorie repose sur un postulat : il existe entre les différents groupes humains des différences innées, biologiquement fondées, et transmises de manière héréditaire. L’espèce humaine est donc soumise aux mêmes lois que celles qui s’appliquent au monde animal. C’est ce que Galton écrit en 1873 dans un magazine conservateur [3] : « Une majorité des autorités en matière d’hérédité reconnaît volontiers que les hommes sont soumis à ses lois, physiques et mentales, comme peut l’être tout autre animal. »

Les plus dotés de ces groupes devraient en principe évincer les autres mais cette amélioration de l’espèce se heurte à deux obstacles qui se combinent : les groupes les moins dotés tendent à se reproduire plus rapidement, et les institutions sociales les protègent. Le processus de sélection naturelle est ainsi faussé par une « sélection artificielle » et Galton le déplore en s’exclamant : « si seulement un vingtième des dépenses et des efforts consacrés à l’amélioration des chevaux et du bétail était affecté à des mesures visant à améliorer la race humaine, quelle galaxie de génies ne pourrait-on pas créer [4] ! »

Jusque-là, rien dans ces propositions ne se démarque vraiment des analyses de Darwin. La différence réside dans les recommandations qu’en déduit Galton et qui sont à vrai dire d’une simplicité biblique : « Faisons ce qui est en notre pouvoir pour encourager la multiplication des races les mieux dotées [races best fitted] pour inventer une civilisation élevée et généreuse et nous y conformer. Et abandonnons l’instinct trompeur qui, en nous poussant à aider les faibles, fait obstacle à l’émergence d’individus forts et généreux. » Pour se justifier, Galton invoque une sorte de droit du plus apte : « il peut sembler monstrueux que les faibles soient évincés par les forts, mais il est encore plus monstrueux que les races les mieux à même de jouer leur rôle sur la scène de la vie soient évincées par les incompétents, les malades et les désespérés [5]. »

Le projet eugéniste est clairement exposé par Galton dans l’introduction à son livre sur le génie héréditaire [6] : puisque « les capacités naturelles d’un homme sont héritées », il serait « tout à fait possible de produire une race d’hommes supérieurement dotés, grâce à des mariages judicieux pendant plusieurs générations consécutives » de la même manière qu’une « sélection minutieuse permet d’obtenir une race permanente de chiens ou de chevaux dotés de capacités spécifiques. »

Galton se heurte alors à une question tactique : comment avancer sans apparaître trop « monstrueux » ? C’est pourquoi il met de l’eau dans son vin en reconnaissant que si l’on veut « se débarrasser des indésirables et multiplier les désirables (…) les méthodes utilisées pour la sélection animale sont de toute évidence tout à fait inappropriées pour la société humaine. » Peut-être alors « y aurait-il des moyens plus doux d’atteindre le même but, sans doute plus lentement, mais presque aussi sûrement ? » A cette question, écrit Galton, « la réponse à ces questions fut un “oui” décidé et c’est ainsi que j’entrepris ce que nous appelons maintenant “l’eugénisme”. [7] »
La biométrie ou la perversion de la science

Francis Galton partage évidemment l’idée d’une hiérarchie entre les races. Mais son projet est de calibrer « scientifiquement » l’écart qui existe entre les races. Dans Hereditary genius, il trouve par exemple que « le niveau intellectuel moyen de la race noire est inférieur de deux degrés environ à la nôtre. »

La construction de la nouvelle « science », l’eugénisme, introduit un élément nouveau, à savoir la quantification des différences [8]. Ce pas en avant doit beaucoup à la collaboration de Galton avec Karl Pearson, un statisticien de renom, qui est notamment l’inventeur du test du Khi2 (que l’on utilise encore aujourd’hui). Auteur d’une oeuvre considérable, il a consacré une grande partie de son activité à la biométrie, en co-éditant durant plusieurs décennies la revue Biometrika de Francis Galton. Le premier numéro de la revue s’ouvre sur une photographie d’une statue de Darwin et se place clairement sous son autorité. Les auteurs – anonymes – de l’éditorial qui présente les objectifs de la revue [9] élargissent implicitement la théorie de la sélection naturelle à l’espèce humaine et insistent sur la nécessité de quantification en affirmant que « toutes les idées de Darwin peuvent s’inscrire dans une définition algébrique ».

L’examen de la table des matières des numéros ultérieurs de la revue montre que l’objet de cette nouvelle science baptisée « biométrie » concerne principalement l’espèce humaine. Dès 1904, Galton fonde le Eugenics Record Office, rebaptisé Francis Galton Laboratory for National Eugenics en 1907. Son travail consiste à reconstituer des généalogies de familles porteuses de diverses maladies et troubles physiques, du nanisme à la tuberculose. Il s’agit bien de constituer un corpus permettant de valider les thèses eugéniques sur l’hérédité. Le laboratoire de Galton publie ainsi, sous la direction de Pearson, un volumineux recueil intitulé Treasury of Human Inheritance [10]. Plutôt que d’un trésor, l’ouvrage est un recueil documentaire assorti de photographies de difformités physiques plus ou moins obscènes (que nous ne reproduirons pas) et de planches généalogiques comme celle qui figure ci-dessous où il s’agit de repérer la transmission des cas de polydactylie (présence d’un ou plusieurs doigts supplémentaires).

Un projet de société

Toute l’action de Galton est en fait sous-tendue par un programme de purification et de ségrégation sociale. Mais ce projet se heurte aux préjugés, à l’ignorance des enseignements de la science, et il faut avancer pas à pas et emporter la conviction. Par exemple Galton n’a jamais préconisé explicitement le recours à la stérilisation. C’est la ligne officielle de l’Eugenics Review, la revue publiée par le Galton Institute. Dans un de ses premiers numéros, Havelock Ellis (par ailleurs l’un des fondateurs de la sexologie) explique qu’elle ne doit pas en tout état de cause être obligatoire et doit recevoir l’accord des personnes concernées [11].

Mais, là encore, cette dénégation est en réalité d’ordre tactique, face à une opinion qui n’est pas prête. Dans un article publié dans le Fraser’s Magazine, Galton constate que « le monde est en général incrédule face à l’étendue du mal », le mal étant « le mauvais état de notre race [12]. » La feuille de route est tracée : il faut d’abord faire prendre conscience de la situation, de manière à « créer, par le seul processus d’enquête approfondie et de publication des résultats, un sentiment de caste parmi ceux qui sont naturellement dotés. »

Le projet à plus long terme est une véritable sécession sociale. La « caste » ainsi constituée par la promotion de mariages entre les plus doté.e.s, un conseil de sages pourrait décerner aux heureux élu.e.s « un diplôme, qui serait en pratique un brevet de noblesse naturelle. » L’étape suivante serait l’exil vers des colonies, loin des « villes insalubres ».

Galton se garde bien de préconiser la coercition : « Je n’envisagerai pas un instant la contrainte pour décider avec qui une personne donnée devrait se marier ; une telle idée serait aujourd’hui presque aussi rejetée que la polygamie ou l’infanticide. » Il voit bien le risque que le « sentiment démocratique s’oppose frontalement à la création d’une classe aussi favorisée et exceptionnelle ». Certes, ce sentiment « mérite la plus grande admiration » mais il devient « indéniablement faux et ne peut pas durer » quand il soutient que « les hommes ont tous la même valeur en tant qu’individus, qu’ils sont également capables de voter, et ainsi de suite ».

La démocratie selon Galton est donc une démocratie restreinte. Dans ses mémoires, il exprime le souhait « que notre démocratie finisse par refuser son consentement à cette liberté d’engendrer des enfants qui est maintenant accordée aux classes indésirables. » C’est la survie même de la démocratie galtonienne qui est en jeu : elle « ne peut perdurer que si elle est composée de citoyens accomplis ; elle doit donc, en légitime défense, résister à la libre introduction d’une lignée dégénérée [13]. »

« Quand l’information nécessaire aura été pleinement diffusée, alors et seulement alors, ce sera le moment propice pour déclarer un ‘Djihad’, la Guerre Sainte contre les coutumes et les préjugés qui portent atteinte aux qualités physiques et morales de notre race [14]. » Telle est la phase de conclusion du livre de Galton consacré à la probabilité. On voit à quel point cette science est complètement dévoyée. Elle date de 1907 et sera reprise en 1925 dans l’éditorial du premier numéro des Annales de l’eugénisme [15]. Cet éditorial, qui tient lieu de manifeste, est co-signé par Karl Pearson.

Quand la société eugéniste de Eccleson square affiche à Londres que « seules des semences saines doivent être semées » le parti nazi affirme qu’il garantit la sécurité de la communauté populaire » (voir ci-dessous).

Les classes dominantes ont toujours combiné deux attitudes à l’égard des classes inférieures. D’un côté, il y a la volonté de comprendre la persistance d’une couche de surnuméraires et en même temps de légitimer son existence, par exemple en invoquant la perte de sens moral engendré par la pauvreté. Mais, d’un autre côté, est toujours présente la méfiance voire l’effroi engendré par les classes dangereuses et leurs jacqueries ou émeutes récurrentes. Avec ce qui a été qualifié de « darwinisme social », les pauvres peuvent être considérés comme des êtres physiquement diminués qui ont tendance à se reproduire sans contrainte, plus rapidement que les classes les mieux dotées qui ont le tort de subvenir à leurs besoins. La détermination biologique remplace la stigmatisation moralisatrice.
L’homme a fini ainsi par devenir supérieur à la femme

Le titre complet du livre de Darwin est « La descendance de l’homme et la sélection sexuelle » (Selection in Relation to Sex). Il s’y interroge notamment sur l’effet de cette sélection sexuelle sur la « différence dans les facultés intellectuelles des deux sexes ». On n’est pas déçu. « Il est probable », écrit Darwin, que « la sélection sexuelle a joué un rôle important dans les différences de cette nature qui se remarquent entre l’homme et la femme ». Certes, il y a « quelques auteurs [qui] doutent qu’il y ait aucune différence inhérente ». Mais Darwin avance un argument irréfutable : « personne ne contestera que le caractère du taureau ne diffère de celui de la vache, le caractère du sanglier sauvage de celui de la truie, le caractère de l’étalon de celui de la jument (…) La femme semble différer de l’homme dans ses facultés mentales, surtout par une tendresse plus grande et un égoïsme moindre » (p. 615-616).

Les femmes apprécieront ces références animales, mais le meilleur reste à venir : « ce qui établit la distinction principale dans la puissance intellectuelle des deux sexes, c’est que l’homme atteint, dans tout ce qu’il entreprend, un point auquel la femme ne peut arriver, quelle que soit, d’ailleurs, la nature de l’entreprise, qu’elle exige ou une pensée profonde, la raison, l’imagination, ou simplement l’emploi des sens et des mains ».

Et c’est scientifiquement prouvé ; ici encore Darwin s’abrite derrière son cousin : « nous pouvons ainsi déduire de la loi de la déviation des moyennes, si bien expliquée par M. Galton dans son livre sur le Génie héréditaire, que si les hommes ont une supériorité décidée sur les femmes en beaucoup de points, la moyenne de la puissance mentale chez l’homme doit excéder celle de la femme » (p. 616).

Dans la concurrence entre individus dotés de « qualités mentales également parfaites », c’est l’homme qui triomphe parce qu’il a plus « d’énergie, de persévérance et de courage ». Darwin glisse ici une note pathétique qui cherche à suggérer que c’est aussi la position de John Stuart Mill. Puis Darwin explique comment la domination masculine est en quelque sorte un sous-produit de la sélection naturelle : « ces dernières facultés ont été, comme les premières développées chez l’homme, en partie par l’action de la sélection sexuelle – c’est-à-dire par la concurrence avec des mâles rivaux – et en partie par l’action de la sélection naturelle, c’est-à-dire la réussite dans la lutte générale pour l’existence ; or, comme dans les deux cas, cette lutte a lieu dans l’âge adulte, les caractères acquis ont dû se transmettre plus complètement à la descendance mâle qu’à la descendance femelle ». Voilà comment « l’homme a fini ainsi par devenir supérieur à la femme ». Mais Darwin se contredit et invoque une « loi de l’égale transmission des caractères aux deux sexes » qui amoindrit l’écart, sinon, « il est probable que l’homme serait devenu aussi supérieur à la femme par ses facultés mentales que le paon par son plumage décoratif relativement à celui de la femelle » (pp. 617-8).

Le passage sans doute le plus violent est celui où Darwin assimile les facultés propres aux femmes (intuition, perception rapide, et peut-être imitation) à celles des races inférieures : « quelques-unes au moins de ces facultés caractérisent les races inférieures, elles ont, par conséquent, pu exister à un état de civilisation inférieure » (p. 616).

Dans une note, Darwin se risque à esquisser ce qui sera une grande occupation des eugénistes, en citant l’hypothèse avancée par Carl Vogt selon laquelle « la distance qui règne entre les deux sexes, relativement à la capacité crânienne, augmente avec la perfection de la race, de sorte que l’Européen s’élève plus au-dessus de l’Européenne que le nègre au-dessus de la négresse [16] ». Il omet de citer la phrase précédente où Vogt affirme qu’en général, le type du crâne féminin se rapproche, sous plusieurs rapports, du crâne de l’enfant, et encore plus de celui des races inférieures » qui allait pourtant dans son sens, mais qu’il n’était pas disposé à assumer.

Ces passages montrent bien comment Darwin combine sélection sexuelle et sélection naturelle pour donner un fondement scientifique à une supposée infériorité biologique des femmes. L’argument selon lequel il faudrait « contextualiser » pour prendre en compte les conceptions de l’époque n’est pas recevable, pour deux raisons. La première est d’ordre épistémologique : quand une théorie est fausse, il faut la rejeter et non pas chercher à relativiser l’erreur en invoquant l’environnement de l’époque. La terre n’est pas plate et tourne autour du soleil, même si on a pu penser l’inverse dans les siècles passés.

La seconde raison est d’ordre historique : d’autres auteurs contemporains, certes minoritaires, s’élevaient contre la thèse d’une infériorité consubstantielle des femmes. On a vu que Darwin y fait allusion. On pourrait par exemple citer un article du révérend Sydney Smith, un humoriste non-conformiste qui divisait l’humanité en trois sexes : les hommes, les femmes et les ecclésiastiques. Le paradis était selon lui un endroit où l’on déguste du foie gras au son des trompettes. Il n’aimait pas vraiment Angleterre où « les seules distractions sont le vice et la religion », et prétendait ne jamais lire un livre avant d’en rendre compte [17].

Mais c’était aussi un humaniste soucieux de réformes sociales, et sa position sur les inégalités entre hommes et femmes était tranchée : « on a beaucoup parlé de la différence initiale de capacité entre les hommes et les femmes, comme si les femmes étaient plus rapides et les hommes plus réfléchis (…) tout cela, nous l’avouons, nous paraît très fantaisiste (…) Il n’y a certainement aucune différence qui ne puisse être expliquée par la différence des circonstances dans lesquelles ils ont été placés, sans se référer à une quelconque hypothèse sur la conformation d’esprit originale (…) Il n’y a certainement pas besoin d’un raisonnement plus profond ou plus abscons, pour expliquer un phénomène aussi simple [18] ».

Ce texte, qui date de 1810, est cité par Harriet Stuart Mill, dans son célèbre essai sur l’émancipation des femmes publié anonymement en 1851, puis en 1868 sous son nom [19]. Elle y plaide pour le droit de vote des femmes, leur accès aux mêmes emplois que les hommes et leur autonomie financière. Elle a eu une longue influence sur celui qui devait devenir son second mari, John Stuart Mill. Ce dernier et Darwin avaient au départ de l’admiration l’un pour l’autre, mais leur opposition l’a emporté, sur un point évidemment décisif, celui du rôle de l’hérédité. Déjà en 1848, Mill écrivait dans ses Principes d’économie politique que : « de tous les moyens vulgaires de se dispenser de l’étude des effets des influences sociales et morales sur l’âme humaine, le plus vulgaire est d’attribuer les différences de conduite et de caractère à des différences naturelles et indestructibles [20]. »

Mill deviendra un ardent défenseur des droits des femmes. Alors député, il avait proposé sans succès un amendement à la loi de 1867 d’élargissement de la base électorale (on était loin du suffrage universel) qui remplaçait « hommes » par « personnes » dans le texte, ce qui aurait donné le droit de vote à des femmes. En 1869, il publie son livre sur l’assujettissement des femmes où il écrit, à l’encontre de Darwin : « je crois qu’il y a de la présomption à dire ce que les femmes sont ou ne sont pas, ce qu’elles peuvent être ou ne pas être, en vertu de leur constitution naturelle. Au lieu de les laisser se développer spontanément, on les a tenues jusqu ici dans un état si contraire à la nature, qu’elles ont dû subir des modifications artificielles (…) parmi les différences actuelles, les moins contestables peuvent fort bien être le produit des circonstances, sans qu’il y ait une différence dans les capacités naturelles [21]. »

Le « contexte historique » n’explique donc pas tout. La croyance en une infériorité des femmes héritée de la sélection sexuelle est chez Darwin un élément constitutif de sa théorie, et non le simple effet des conceptions de l’époque. Mais il est vrai aussi que sa position est renforcée par les préjugés personnels de Darwin. En témoigne l’échange de lettres [22] qu’il a eu vers la fin de sa vie avec Caroline Augusta Kennard, une féministe américaine. Celle-ci a assisté à une conférence où Darwin était cité comme autorité scientifique validant la thèse de l’infériorité des femmes. Ne pouvant croire à cette interprétation, elle écrit donc respectueusement à Darwin (avec une enveloppe pour la réponse) pour lui demande un éclaircissement : « si une erreur a été commise, votre opinion et votre autorité doivent être corrigées ».

La réponse de Darwin est affligeante : « la question à laquelle vous faites référence est très difficile. J’en ai parlé brièvement [sic] dans ma ‘Descent of Man’. Je suis persuadé que les femmes, bien que généralement supérieures aux hommes sur le plan des qualités morales, sont inférieures sur le plan intellectuel ; et il me semble que les lois de l’hérédité font obstacle (si je comprends bien ces lois) à ce qu’elles deviennent les égales de l’homme sur le plan intellectuel. Il y a certes des raisons de penser que les hommes et les femmes étaient égaux de ce point de vue chez les aborigènes (et jusqu’à aujourd’hui dans le cas des sauvages), et cela plaide grandement en faveur d’un rétablissement de cette égalité. Mais pour ce faire, les femmes devraient à mon sens devenir des “soutiens de famille” (bread-winners) aussi réguliers que les hommes ; or nous pouvons soupçonner que dans ce cas l’éducation de nos jeunes enfants, sans parler du bonheur de nos foyers, en souffrirait grandement. »

La réponse de Kennard sera ferme, faisant valoir que les femmes n’ont pas à être confinées à la maison, et qu’elles contribuent tout autant que les hommes à la société. Et elle se termine sur ce souhait : « Attendons que l’“environnement” de la femme soit similaire à celui de l’homme, avec les mêmes opportunités, avant de juger équitablement de son infériorité intellectuelle, s’il vous plaît ».
Mieux qu’un chien de toute façon

Les femmes sont donc destinées à l’éducation de nos jeunes enfants et au « bonheur de nos foyers », parce que le mariage est constitutif de la civilisation. Dans la Descendance de l’homme, il reconnaît que selon certains auteurs « l’habitude du mariage ne s’est développée que graduellement, et que la promiscuité était autrefois très commune dans le monde ». Mais il ne peut se faire à cette idée : « néanmoins, je ne puis croire que la promiscuité absolue ait prévalu à une époque extrêmement reculée peu avant que l’homme ait atteint son rang actuel dans l’échelle zoologique. » et revient au seul argument de preuve dont il dispose, à savoir « l’analogie avec les animaux, et surtout avec ceux qui sont les plus voisins de l’homme » (pp. 459-460).

Ruth Hubbard accompagne cette citation de ce commentaire ironique : « Ne vous y trompez pas, où que vous regardiez parmi les animaux, vous verrez des mâles, enthousiastes adeptes de la promiscuité, poursuivant des femelles qui les observent derrière des paupières langoureusement baissées pour repérer les plus forts et les plus beaux. N’est-ce pas le rêve d’un vrai gentleman victorien [23] ? »

Ces préjugés étaient fortement ancrés chez Darwin. En témoigne l’exercice qu’il avait mené en juillet 1838, quelques mois avant de demander la main de sa cousine, Emma Wedgwood. Hésitant sur la question de savoir s’il devait se marier ou non, Darwin avait, en bon scientifique, dressé un tableau en deux colonnes (reproduit ci-dessous) répertoriant les conséquences de chacun des choix possibles : se marier ou ne pas se marier, this is the question [24]. Dans la colonne en faveur du mariage, Darwin se représente « une jolie femme douce sur un sofa, avec un bon feu, des livres et peut-être de la musique (…) une compagne permanente (amie une fois l’âge venu), qui s’intéresse à vous, objet à aimer et avec qui se divertir – mieux qu’un chien de toute façon (better than a dog anyhow). »

Les thèses de Darwin sur les femmes découlent donc de manière inextricable des exigences internes de sa théorie et de ses propres préjugés. Comme l’explique très bien Evelleen Richards, « les conclusions de Darwin ont déterminé autant par son engagement en faveur d’une explication naturaliste ou scientifique des caractéristiques mentales et morales de l’homme que par ses hypothèses socialement induites sur l’infériorité innée et la domesticité des femmes [25] ».

Mais on peut étendre cette conclusion à l’ensemble de l’œuvre de Darwin, comme le fait Evelleen Richards : « à quelques exceptions près, Darwin est présenté comme le jeune naturaliste du “Beagle”, le futur éleveur de pigeons et le disséqueur de bernacles ; et, surtout, comme un observateur et un théoricien détaché et objectif, loin des préoccupations politiques de ses compatriotes victoriens qui ont détourné ses concepts scientifiques pour rationaliser leur impérialisme, leur économie du laisser-faire et leur racisme. La concordance de ses écrits, en particulier de La descendance de l’homme, avec le darwinisme social florissant à la fin de l’époque victorienne, est soit ignorée, soit laborieusement expliquée. Si bien que Darwin est absous de toute intention politique et sociale et ses constructions théoriques de biais idéologique. »

Certes, le cauteleux Darwin a toujours pris, comme on l’a montré, la précaution de s’abriter derrière les prises de position d’autres auteurs, en particulier son cousin Francis Galton. Mais jamais il ne s’est désolidarisé des interprétations de sa théorie cherchant à en faire le fondement d’inégalités de toutes sortes, qu’il s’agisse des races ou des sexes. C’est pourquoi, il n’est pas décidément pas possible d’absoudre Darwin du darwinisme social [26].

Notes

[1] Francis Galton, « Hereditary Talent and Character », Macmillan’s Magazine, volume XII, 1865 ; Hereditary Genius. An Inquiry Into its Laws and Consequences, 1869.

[2] Francis Galton, Inquiries into Human Faculty and its Development, 1883.

[3] Francis Galton, « Hereditary Improvement », Fraser’s Magazine, n°87, 1873.

[4] Francis Galton, « Hereditary Talent and Character », Macmillan’s Magazine, volume XII, 1865.

[5] Francis Galton, Hereditary Genius : An Inquiry into Its Laws and Consequences, 1869, Londres, Macmillan & Co, 1892, p. 343.

[6] Francis Galton, Hereditary Genius : An Inquiry into Its Laws and Consequences, 1869.

[7] Cité (sans référence) dans Karl F. Pearson, The Life, Letters and Labours of Francis Galton, volume IIIA, 1930.

[8] Voir Michel Husson, « La statistique au risque de l’eugénisme », A l’encontre, février 2020.

[9] The Scope of Biometrics », Editorial, Biometrika, vol. 1, n°1, October 1901.

[10] Karl Pearson (ed.), Treasury of Human Inheritance, Volume 1, 1912.

[11] Havelock Ellis, « The Sterilization of the Unfit », Eugenics Review, vol. 1, n°3, September 1909.

[12] Francis Galton, « Hereditary Improvement », Fraser’s Magazine, n°87, 1873.

[13] Therefore it must in self-defence withstand the free introduction of degenerate stock, Francis Galton, Memories of my Life, 1908, p.311.

[14] Francis Galton, Probability, the Foundation of Eugenics, The Herbert Spencer Lecture, June 1907.

[15] Ethel M. Elderton, Karl F. Pearson, « Foreword », Annals of Eugenics, vol. I, October 1925.

[16] Carl Vogt, Leçons sur l’homme. Sa place dans la création et dans l’histoire de la terre, 1865, p. 99. Vogt est l’auteur de la préface à l’édition française de La descendance de l’homme.

[17] Stanley L. Wallace, « A wit and his gout : The Reverend Sydney Smith », Arthritis & Rheumatism, vol. 5, n° 6, December 1962.

[18] Sydney Smith, « Female Education », Edinburgh Review, XV, January 1810.

[19] Harriet Stuart Mill, « The Enfranchisement of Women« Westminster and Foreign Quarterly Review, July 1851 ; « L’affranchissement des femmes » dans Ecrits sur l’égalité des sexes. John Stuart Mill et Harriet Taylor. Textes traduits et présentés par Françoise Orazi, 2014.

[20] James Stuart Mill, The Principles of Political Economy, 1848, Book II, p. 319. Traduction française : Principes d’économie politique, pp. 366-7.

[21] John Stuart Mill, The Subjection of Women, 1869. Traduction française : De l’assujettissement des femmes, 1869, p. 137.

[22] Caroline Kennard, « Correspondance avec Charles Darwin », 1881-2 dans : Samantha Evans, ed., Darwin and Women. A Selection of Letters, 2017, pp. 225-7.

[23] Ruth Hubbard, « Have Only Men Evolved ? », dans : R. Hubbard et al., eds, Women Look at Biology Looking at Women, 1979.

[24] Darwin sur le mariage : « Mieux qu’un chien en tout cas », document hussonet n°2, 26 mars 2019.

[25] Evelleen Richards, « Darwin and the Descent of Woman », dans : in David Oldroyd & Ian Langham (eds.), The Wider Domain of Evolutionary Thought, 1983.

[26] Ce que l’on cherchera à montrer dans des livraisons ultérieures. Sur des prolongements récents, voir Michel Husson, « La tentation du darwinisme social », A l’encontre, février 2019

Michel Husson

Économiste, administrateur de l’ INSEE, chercheur à l’ IRES (Institut de recherches économiques et sociales), membre de la Fondation Copernic. Auteur entre autres, de "Les casseurs de l’ État social", La Découverte.

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