Article paru le 6 septembre 2020 sur le site Alencontre
Texte accompagnant la photo - Un des dessins réalisés par un des enfants de Darwin sur une page de « L’origine des espèces » (Darwin Manuscripts Project)
Par Michel Husson
L’œuvre majeure de Charles Darwin, L’origine des espèces, est parue en 1859 [2]. Cet ouvrage a eu évidemment des implications disruptives (dirait-on aujourd’hui) sur lesquelles on ne reviendra pas ici. Mais il ne dit rien, ou peu de choses, sur la possible extension de la théorie à l’espèce humaine. Darwin sait bien qu’il ne peut esquiver la question, mais il faudra attendre 12 ans pour connaître sa position qu’il exposera dans son livre La descendance de l’homme, publié en 1871 [3].
Darwin y reconnaît qu’il ne s’est occupé jusqu’à présent « que des progrès qu’a dû réaliser l’homme pour passer de sa condition primitive semi-humaine à un état analogue à celui des sauvages actuels ». Il va donc proposer « quelques remarques relatives à l’action de la sélection naturelle sur les nations civilisées ». Ce ton très prudent s’explique en partie par le dilemme auquel Darwin est confronté, et que Sheila Weiss a bien résumé : « comment les êtres humains peuvent-ils résoudre le conflit inévitable entre, d’un côté, les idéaux humanitaires et les pratiques de la plus noble partie de notre nature et, de l’autre, les intérêts de la race, dont l’efficacité biologique serait supposément compromise par ces idéaux et pratiques [4] ? »
On peut donc lire le livre de Darwin comme une oscillation entre les deux termes de ce dilemme. Il commence par constater que le progrès de la nature humaine passe par d’autres déterminations que la sélection naturelle : « si importante que la lutte pour l’existence ait été et soit encore, d’autres influences plus importantes sont intervenues en ce qui concerne la partie la plus élevée de la nature humaine. Les qualités morales progressent en effet directement ou indirectement, bien plus par les effets de l’habitude, par le raisonnement, par l’instruction, par la religion, etc., que par l’action de la sélection naturelle, bien qu’on puisse avec certitude attribuer à l’action de cette dernière les instincts sociaux, qui sont la base du développement du sens moral. »
Darwin donne l’exemple des progrès de la médecine en partant du principe que « chez les sauvages, les individus faibles de corps ou d’esprit sont promptement éliminés ». Ce point de départ est une pure pétition de principe, qui projette des comportements animaux sur les « sauvages ». On peut lui opposer la fameuse réponse de l’anthropologue Margaret Mead à qui on avait demandé quelle était selon elle la première preuve de la civilisation. Elle avait répondu que c’était la fracture cicatrisée d’un fémur vieux de 15 000 ans. Cette découverte impliquait qu’on avait pris soin de cette personne, incapable de se déplacer et de chercher sa nourriture, tout au long des mois nécessaires à sa guérison de l’os. Pour Mead, aucune autre espèce n’est capable de consacrer autant de temps et d’énergie à soigner les plus fragiles de ses membres, les malades et les mourants [5].
A l’encontre des sauvages « nous, hommes civilisés, faisons au contraire tous nos efforts pour arrêter la marche de l’élimination ; nous construisons des hôpitaux pour les idiots, les infirmes et les malades ; nous faisons des lois pour venir en aide aux indigents ; nos médecins déploient toute leur science pour prolonger autant que possible la vie de chacun. » Cet instinct de sympathie qui « nous pousse à secourir les malheureux » a donc pris le dessus et « nous ne saurions restreindre notre sympathie, en admettant même que l’inflexible raison nous en fit une loi, sans porter préjudice à la plus noble partie de notre nature ».
Même si la référence à l’inflexible raison modère un peu cet élan généreux, il n’en reste pas moins que ces développements semblent confirmer la thèse de Patrick Tort, l’un des grands spécialistes de Darwin, qui récuse toute filiation entre l’œuvre de Darwin et le « darwinisme social » d’un Spencer ou d’un Galton. Pour Tort, Darwin se réclame au contraire « d’une sélection évoluée qui ne requiert la libre concurrence de tous qu’afin d’assurer le plus grand succès possible aux qualités rationnelles, affectives et morales utiles à la société [6] ». Darwin aurait ainsi mis en lumière ce que Tort appelle « l’effet réversif de l’évolution » : le processus de sélection aurait en quelque sorte intégré des instincts sociaux à la nature humaine, ce que Tort résume par cette formule éclairante : « la sélection naturelle sélectionne la civilisation qui s’oppose à la sélection naturelle [7] ». Est-il pour autant possible d’établir une rupture absolue entre les tenants du darwinisme social et l’œuvre de Darwin, dont ils ne manquent pas de se réclamer ?
Subir sans nous plaindre
Toute la question est là, et la lecture de Tort semble unilatérale, car elle fait passer au second plan le second terme du dilemme de Darwin, à savoir la pérennité de la sélection naturelle. Certes, l’hommage à l’instinct de sympathie semble s’accompagner d’une prise de distance avec les thèses malthusiennes : « Il ne faut donc employer aucun moyen pour diminuer de beaucoup la proportion dans laquelle s’augmente l’espèce humaine. » Mais à cette déclaration de principe, Darwin ajoute aussitôt ce bémol : « bien que cette augmentation [de la population] entraîne de nombreuses souffrances ».
Toute l’ambiguïté de Darwin se retrouve dans l’évocation de ces « souffrances ». Et le noble instinct de sympathie présente un autre inconvénient, puisque « les membres débiles des sociétés civilisées peuvent donc se reproduire indéfiniment ». Or, continue Darwin, « quiconque s’est occupé de la reproduction des animaux domestiques sait, à n’en pas douter, combien cette perpétuation des êtres débiles doit être nuisible à la race humaine. On est tout surpris de voir combien le manque de soins, ou même des soins mal dirigés, amène rapidement la dégénérescence d’une race domestique ; en conséquence, à l’exception de l’homme lui-même, personne n’est assez ignorant ni assez maladroit pour permettre aux animaux débiles de reproduire. »
Ce parallèle entre l’espèce humaine et les animaux domestiques (qui deviendra un classique chez les eugénistes) introduit un trouble qui croît avec l’espèce de résignation désolée de Darwin face aux « effets incontestablement mauvais » de cette situation : « les membres faibles des sociétés civilisées propagent leur nature et en conséquence nous devons donc subir, sans nous plaindre, les effets incontestablement mauvais qui résultent de la persistance et de la propagation des êtres débiles. » Par exemple le fait que « les membres insouciants, dégradés et souvent vicieux de la société, tendent à s’accroître dans une proportion plus rapide que ceux qui sont plus prudents et ordinairement plus sages ».
Il y aurait bien « un frein à cette propagation, en ce sens que les membres malsains de la société se marient moins facilement que les membres sains. Ce frein pourrait avoir une efficacité réelle si les faibles de corps et d’esprit s’abstenaient du mariage. » Dans l’idéal, « il devrait y avoir concurrence ouverte pour tous les hommes et on devrait faire disparaître toutes les lois et toutes les coutumes qui empêchent les plus capables de réussir et d’élever le plus grand nombre d’enfants. » Ou encore : « les deux sexes devraient s’interdire le mariage lorsqu’ils se trouvent dans un état trop marqué d’infériorité de corps ou d’esprit. »
Mais Darwin n’y croit pas vraiment. Il constate avec regret que « c’est là un état de choses qu’il est plus facile de désirer que de réaliser ». Et c’est même utopique : « exprimer de pareilles espérances, c’est exprimer une utopie, car ces espérances ne se réaliseront même pas en partie, tant que les lois de l’hérédité ne seront pas complètement connues. Tous ceux qui peuvent contribuer à amener cet état de choses rendent service à l’humanité. »
Il y a donc chez Darwin une forme d’inconséquence qui le conduit à adopter une stratégie prudente. Elle consiste à se référer à trois auteurs qui « ont admirablement discuté ce sujet » et à qui il empruntera « la plupart de [ses] remarques » pour exprimer des positions et des recommandations qu’il préfère ne pas assumer directement. Ces trois auteurs sont Francis Galton, Alfred Russell Wallace (sur lesquels on revient plus bas) et William Rathbone Greg.
William Greg, de la hiérarchie des races à la démocratie élitiste
Darwin cite le long passage où Greg oppose « l’Irlandais malpropre » et « l’Écossais frugal » auquel on a déjà fait référence [8]. » Mais il est éclairant de se reporter à l’intégralité de cet article de Greg [9] que Darwin entérine sans réserve. Dans son « admirable » discussion, Greg donne une définition très compacte de la sélection naturelle : « le principe de la “sélection naturelle” selon lequel les races supérieures et les mieux dotées de l’espèce humaine piétinent (trampling out) et évincent les races les moins favorisées en raison de leur aptitude supérieure, semble être universellement vérifié. »
Il s’agit donc bien d’un principe universel qui s’applique à l’espèce humaine, ou devrait s’appliquer, car il est en quelque sorte bridé par le progrès social : « nous sommes arrivés à un état de progrès social et culturel, en un mot à un degré élevé de civilisation. Mais la conséquence indiscutable est de contrecarrer et de suspendre l’application de cette loi juste et salutaire de la “sélection naturelle” grâce à laquelle ce sont les meilleurs spécimens de la race – les plus forts, les plus raffinés, les plus dignes – qui survivent, l’emportent, s’imposent, réussissent et triomphent dans la lutte pour l’existence. »
Comme Darwin, Greg déplore les effets collatéraux des progrès de la médecine, mais en termes bien plus glaçants : « nous avons permis de vivre à ceux qui, dans un état plus naturel et moins avancé, seraient morts, et qu’il aurait mieux valu laisser mourir, du seul point de vue de la perfection physique de la race. » Greg va encore plus loin : non seulement les qualités physiques de l’espèce sont dégradées, mais le bon fonctionnement même de la société est remis en cause par la démocratie. Car celle-ci implique « que les arrangements sociaux sont gérés et contrôlés par les classes les moins éduquées, les moins formées pour anticiper et mesurer les conséquences, les plus ignorantes des lois terriblement contraignantes de la transmission héréditaire ».
Assez logiquement, Greg esquisse les contours d’une société qui se donnerait les moyens de renouer avec la sélection naturelle. On pourrait imaginer, écrit-il, une république (sic) « qui interdirait aux indigents d’enfanter. Tous les candidats au fier et solennel privilège de reproduire une race pure (untainted) et perfectionnée devraient être soumis à un examen comparatif (competitive examination). Seuls auraient le droit de procréer les individus capables de transmettre une constitution pure, vigoureuse et bien développée aux générations futures. La paternité serait ainsi un droit réservé à l’élite de la nation, de telle sorte que l’humanité pourrait avancer en toute sécurité sur une voie débarrassée de tout obstacle à ses possibilités ultimes de progrès. Les traits dégradés ou inférieurs pourraient être éliminés, tandis que les caractéristiques supérieures seraient sélectionnées et confirmées, jusqu’à ce que la race humaine devienne une glorieuse congrégation de saints, de sages et d’athlètes. »
Et Greg conclut en écrivant que « le destin de l’humanité dépend de l’issue de la course engagée entre l’évolution morale et mentale et la détérioration de la constitution physique qui découle de la défaite de la loi de la sélection naturelle ».
Cette contribution de Greg est intéressante parce qu’elle met en lumière la double approche de la sélection naturelle selon qu’elle s’applique entre les races, ou aux individus à l’intérieur d’une même race. La position de Darwin quant à la première acception est clairement qu’il existe une hiérarchie explicite entre les races. Ainsi il dénie à certains sauvages « l’humanité [qui] est pour eux une vertu inconnue », et il affirme que « les anciens n’avaient pas plus l’idée du progrès que ne l’ont, de nos jours, les nations orientales ».
Mais Darwin, comme on l’a vu, est plus ambigu en ce qui concerne la manière dont le principe de sélection pourrait ou devrait s’appliquer une fois atteint un certain degré de civilisation. Effectivement il ne franchit pas le pas, et laisse la porte ouverte à des implications que l’on pourrait qualifier – au moins – de “pré”-eugénistes en s’abritant derrière d’autres auteurs, tels que Greg.
On peut donner un autre exemple de ces détours quand Darwin reprend à son compte l’idée exprimée par Henry Maine, un anthropologue qui est aussi juriste, selon laquelle : « la plus grande partie de l’humanité n’a jamais manifesté le moindre désir de voir améliorer ses institutions civiles ». Cependant Darwin ne mentionne pas le reste de la phrase : « depuis le moment où la complétude extérieure leur a été donnée pour la première fois par leur incarnation dans un enregistrement permanent [10]. » Cette formule obscure (et qui n’est pas plus claire dans la version anglaise) signifie que certaines sociétés ont en quelque sorte figé l’évolution des rapports sociaux dans un corset institutionnel. On peut certes discuter cette thèse, mais elle n’a en tout état de cause rien à voir avec une quelconque sélection naturelle et Darwin n’a pu s’y référer que sur la base d’un contresens.
La référence à Henry Maine est cependant éclairante, si on la rapporte à ce que dernier écrira un peu plus tard sur la démocratie : « la stérilité législative de la démocratie tient à des causes permanentes. Les préjugés du peuple sont bien plus enracinés que ceux des classes privilégiées, outre qu’ils sont d’une nature beaucoup plus vulgaire ; et ils offrent beaucoup plus de danger, parce qu’ils courent le risque d’aller à l’encontre de toute conclusion scientifique. »
C’est la même thématique que celle de Greg, qui revient à dire que ce sont les classes dominées qui, par leur ignorance et leurs préjugés, font obstacle à l’évolution optimale du corps social. Et c’est exactement ce que développe Maine en faisant à son tour référence à Darwin : « même aujourd’hui, il existe un antagonisme marqué entre les opinions démocratiques et les vérités scientifiques, appliquées aux sociétés humaines. Le point culminant de toute économie politique a été, dès le début, occupé par la théorie de la population. Cette théorie, aujourd’hui généralisée par Darwin et ses disciples, affirme en principe la survivance du plus capable ; et, comme telle, elle est devenue la vérité centrale de toute science biologique. Et cependant elle est évidemment antipathique à la multitude ; et ceux que la multitude veut bien mettre à sa tête la rejettent dans l’ombre [11]. »
La boucle est bouclée : Darwin se réfère à Maine, et ce dernier utilise Darwin dans sa critique de la démocratie. On voit apparaître un raisonnement qui sera maintes fois repris par les eugénistes : les « préjugés du peuple » l’empêchent d’adhérer à la « vérité centrale de toute science biologique. » On pourrait remarquer que le peuple n’a peut-être pas tort de refuser la « vérité centrale » puisque celle-ci consiste à dire qu’il est composé d’êtres inférieurs.
Les arrière-pensées de Darwin
C’est peut-être dans certains commentaires privés de Darwin que l’on trouve le fond de sa pensée. Ainsi c’est dans une lettre de 1881 qu’il exprime, plus clairement que dans ses publications, le lien qu’il établit entre sélection naturelle et hiérarchie raciale : « la sélection naturelle a plus fait pour le progrès de la civilisation que vous ne semblez vouloir l’admettre. Rappelez-vous le risque couru par les nations européennes, il y a quelques siècles à peine, d’être submergées par les Turcs, et combien cette idée est aujourd’hui ridicule ! Les races caucasiennes les plus civilisées ont triomphé de la vacuité turque dans la lutte pour l’existence. En envisageant le proche avenir du monde, quelle liste interminable de races inférieures auront été éliminées par les races civilisées supérieures dans le monde entier. [12] »
Récemment, Richard Weikart a exhumé une lettre inédite qui expose cette fois les conceptions sociales de Darwin. Elle date de 1872 et est adressée à Heinrich Fick, un juriste suisse. En voici le texte : « J’aimerais beaucoup que vous preniez le temps de discuter d’un point connexe (…) à savoir la règle instaurée par tous nos syndicats ouvriers selon laquelle tout travailleur, qu’il soit bon ou mauvais, fort ou faible, devrait avoir la même durée du travail et le même salaire. Les syndicats s’opposent également au travail à la pièce, bref à toute concurrence. Et j’ai bien peur que les sociétés coopératives, que beaucoup considèrent comme le principal espoir pour l’avenir, n’excluent elles aussi le principe de concurrence. Cela me semble un grand mal pour le progrès futur de l’humanité. Néanmoins, dans n’importe quel système, les travailleurs sobres et prévoyants seront avantagés et laisseront plus de descendants que les ivrognes et les insouciants. [13] »
Cette lettre est importante, en ceci qu’elle montre comment la science darwinienne est profondément articulée à des préjugés de classe et à des positions réactionnaires : pour le salaire au mérite et aux pièces, contre les sociétés coopératives ; tout cela au nom de la concurrence qui n’est que la transposition dans le champ social du principe de sélection.
Enfin, l’idée selon laquelle l’intelligence se transmet de manière héréditaire est fortement ancrée chez Darwin même si ses implications ne sont pas, elles non plus, pleinement développées. Cela va de soi pour les animaux : « la transmission est évidente chez nos chiens, chez nos chevaux et chez nos autres animaux domestiques ». Et on observe « chez l’homme des faits analogues dans presque toutes les familles ». Pour aller au-delà de ces observations subjectives, Darwin renvoie aux « travaux admirables de M. Galton » (en l’occurrence Hereditary Genius) qui « nous ont maintenant appris que le génie, qui implique une combinaison merveilleuse et complexe des plus hautes facultés, tend à se transmettre héréditairement ».
Darwin y revient dans son autobiographie. Après avoir évoqué son frère Erasmus à qui il ne doit « pas grand-chose sur le plan intellectuel » et ses quatre sœurs, qui ont toujours été affectueuses à son égard, Darwin ajoute cette phrase, qui sera souvent mise en exergue par ses successeurs eugénistes : « J’ai tendance à être de l’avis de Francis Galton, à savoir que l’éducation et le milieu n’ont qu’un faible effet sur le caractère, et que nos qualités sont pour la plupart innées [14]. »
Alfred Wallace et l’hypothèse spiritualiste
Avant d’en venir à Galton, il faut évoquer rapidement Alfred Russel Wallace (1823-1913), cet autre auteur auquel se réfère Darwin. Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette personnalité fascinante. Issu d’une famille de la classe moyenne, Wallace exerce plusieurs métiers, se passionne pour l’entomologie. Puis, à 25 ans, il part avec un ami en Amazonie pour constituer une collection d’insectes, qu’il prévoit de vendre à des musées anglais. Mais le bateau prend feu et tout est perdu. Tout au long de sa longue vie, Wallace fut un auteur très prolifique. En 1907, il écrit ainsi un livre pour démontrer que Mars n’est pas habitable [15]. Il a été influencé par les idées socialistes, mais a plus tard versé dans le spiritisme et mené campagne contre la vaccination.
Wallace est surtout connu pour avoir été, avec Darwin, le co-inventeur de la sélection naturelle. En 1858, il adresse à Darwin une longue lettre jetant les bases de cette théorie. Darwin en est bouleversé, car il retrouve dans le texte de Wallace ses propres idées, mieux exprimées que lui, de son propre aveu. Deux de ses amis imaginent alors un moyen de conserver à Darwin sa prééminence : lors d’une réunion de la Société linnéenne, ils exposent la contribution de Wallace, mais en la faisant précéder d’un manuscrit de Darwin et d’un extrait de sa correspondance, de manière à établir son antériorité. Ni Darwin, ni Wallace qui se trouve à l’autre bout du monde, ne sont présents. L’ensemble de ces contributions sera publié dans la revue de la Société [16]. Puis Darwin se hâte de terminer la rédaction de L’origine des espèces qui paraîtra en 1859. A son grand soulagement, Wallace ne mettra jamais en cause l’antériorité de celui qu’il ne cessera d’admirer et à qui il rendra plus tard hommage avec un livre sobrement intitulé Le darwinisme [17].
L’itinéraire intellectuel de Wallace est intéressant, parce qu’il met en cause la pertinence de la sélection naturelle appliquée à l’homme. Dans un article de 1864 [18], il avance deux arguments pour expliquer pourquoi l’homme a pu « s’affranchir » de la sélection naturelle. La première raison est que son intelligence supérieure lui a permis de se procurer sa nourriture en cultivant le sol et de confectionner des vêtements et des armes. Tout cela « rend inutile la modification de son corps en fonction des conditions changeantes, à la différence des animaux inférieurs ».
La deuxième différence est que, grâce à ses « sentiments sympathiques et moraux supérieurs », l’homme peut faire société : « il cesse de piller les individus plus faibles de sa tribu (…) il sauve les malades et les blessés de la mort », etc. L’action de la sélection naturelle est ainsi doublement limitée : « les plus faibles, les nains, ceux dont les membres sont moins agiles, ou qui ont une vue moins perçante, ne subissent pas le châtiment extrême qui frappe les animaux aussi défectueux. »
Wallace ajoute d’autres arguments dans un article de 1869 [19]. C’est pour lui une évidence que la sélection naturelle « n’aurait pas pu produire le corps sans poils de l’homme par l’accumulation de variations d’un ancêtre velu ». De manière plus subtile, Wallace se demande comment la survie des plus aptes (une expression qu’il préfère à celle de sélection naturelle) aurait pu « favoriser le développement de pouvoirs mentaux si éloignés des nécessités matérielles des hommes sauvages, et qui, même pour notre civilisation relativement avancée, semblent plutôt préfigurer l’avenir de l’espèce que refléter son statut actuel. »
Toutes ces remarques auraient pu conduire Wallace à établir une rupture qualitative et à affirmer que l’espèce humaine est dorénavant régie par des lois spécifiques qui ne sont plus réductibles à celle de sélection. Mais toutes les objections de Wallace le conduisent à une autre solution, déjà esquissée dans l’article de 1864. Les progrès intellectuels et moraux ne pouvant « en aucune façon être imputés à la survie des plus aptes », Wallace y voit la « preuve la plus sûre qu’il existe des existences autres et plus élevées que nous, de qui ces qualités pourraient avoir été héritées et vers lesquelles nous tendrions constamment ».
Cinq ans plus tard, Wallace systématise cette hypothèse : c’est une « intelligence supérieure [qui] a guidé le développement de l’homme dans une direction définie et dans un but spécial. L’univers « n’est pas simplement le produit de la volonté d’intelligences supérieures ou d’une seule Intelligence Suprême : il est cette volonté elle-même ». Cette dérive spiritualiste ne fera que s’affirmer : en 1875, Wallace publie un livre consacré au « spiritualisme moderne [20] ». Engels le lira et s’efforcera – assez longuement – à déconstruire les « expériences magnéticophrénologiques » décrites par Wallace, dans un manuscrit de 1878 reproduit dans Dialectique de la nature sous le titre « La science de la nature et le monde des esprits [21]. »
Wallace n’en reste pas moins un progressiste. Certes, il établissait une distinction entre les races, mais il ne partageait pas le racisme inhérent à l’arrogance colonialiste. Dans un article que lui avait demandé Herbert Spencer, il écrit par exemple : « dans nos colonies, les hommes blancs sont trop souvent les véritables sauvages, et ils ont besoin d’être éduqués et christianisés tout autant que les indigènes [22]. » Un an avant sa mort, Wallace est interrogé par un journaliste [23]. C’est l’occasion pour lui de formuler à nouveau ses convictions sociales : « la division actuelle de la société entre riches et pauvres est absurde. Que certains soient riches au-delà des rêves d’avarice, tandis que d’autres souffrent de la faim au milieu de l’abondance, voilà un scandale auquel il est essentiel de porter remède. »
Enfin, Wallace prend clairement ses distances avec l’eugénisme : « vous ne devez pas penser un instant que j’approuve les hérésies eugéniques que l’on prône aujourd’hui (…) Où ai-je défendu des théories aussi absurdes ? Jamais je n’ai donné la moindre approbation à l’eugénisme [qui] n’est que l’ingérence d’un clergé scientifique arrogant. La ségrégation des inaptes n’est qu’un prétexte pour établir une tyrannie médicale. » Au lieu de prôner la ségrégation des unfit, Wallace parie sur le progrès social : « donnez aux gens de bonnes conditions, améliorez leur environnement, et ils évolueront tous vers le type le plus élevé. Il n’y a pas de personnes totalement mauvaises, mais seulement différents degrés de bonté. »
On voit que la trajectoire de Wallace vers le spiritualisme est une manière de répondre à la question cruciale de l’extension de la théorie de la sélection naturelle à l’espèce humaine. En cela, même s’il lui rend constamment hommage, Wallace se distingue de la réponse implicite et précautionneuse de Darwin.
Notes
[1] Je remercie Alain Bihr pour ses remarques sur une première version de ce texte.
[2] Charles R. Darwin, On the Origin of Species by Means of Natural Selection, 1859 ; De l’origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, traduction par Edmond Barbier de la 6e édition anglaise, 1876.
[3] Charles R. Darwin, The Descent of Man and Selection in Relation to Sex, 1871 ; La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, traduction par Edmond Barbier de la seconde édition anglaise revue et augmentée, 1874. Il existe une autre traduction sous le titre La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, publiée aux Editions Syllepse en 1999, sous la direction de Patrick Tort.
[4] Sheila F. Weiss, Race Hygiene and National Efficiency. The Eugenics of Wilhelm Schallmayer, 1987.
[5] L’anecdote est rapportée par Ira Byock dans son livre The Best Care Possible, 2012.
[6] Patrick Tort, Darwin n’est pas celui qu’on croit, 2010.
[7] Patrick Tort, ed., Misère de la sociobiologie, 1985.
[8] voir Michel Husson, « Comment justifier l’injustifiable ? Le cas de la famine irlandaise », A l’encontre, 29 avril 2019.
[9] William R. Greg, « On the Failure of ‘Natural Selection’ in the Case of Man », Fraser’s Magazine n° 78, September 1868.
[10] since the moment when external completeness was first given to them by their embodiment in some permanent record. Henry S. Maine, Ancient Law, 1861 ; traduction française : L’ancien droit, 1874.
[11] Henry S Maine, Popular Government , 1885 ; traduction française : Essais sur le gouvernement populaire, 1887.
[12] Charles Darwin, lettre à William Graham, 3 juillet 1881 dans Life And Letters of Charles Darwin, edited by Francis Darwin, Vol.1, 3ème édition, 1887, p.316.
[13] Richard Weikart, « A Recently Discovered Darwin Letter on Social Darwinism« , Isis, 1995.
[14] Charles Darwin, The Autobiography, Edited by his grand-daughter Nora Barlow, 1958, p. 21. Traduction française : L’autobiographie, Le Seuil, 2011, p. 42.
[15] Alfred Wallace, Is Mars Habitable ?, 1907. Voir l’article de Wikipedia, très documenté.
[16] Charles Darwin, Alfred Wallace, On the Tendency of Species to form Varieties, Journal of the Linnean Society, July 1858.
[17] Alfred Wallace, Darwinism, 1889 ; traduction française : Le darwinisme, 1891.
[18] Alfred Wallace, « The development of human races under the law of natural selection », Anthropological Review, May 1864.
[19]Alfred Wallace, « The Limits of Natural Selection as Applied to Man », Quarterly Review, April 1869.
[20] Alfred Russel Wallace, « On miracles and modern spiritualism », 1875.
[21] Friedrich Engels, Dialectique de la nature, 1883, p. 26-34.
[22] Alfred Russel Wallace, « How to Civilize Savages », The Reader, June 17, 1865, p. 113.
[23] Alfred Russel Wallace, « The Last of the Great Victorians », Interview, The Millgate Monthly, July 1912.
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