C’est là en effet une question amputée de l’essentiel de ce qui pourrait y faire sens : à supposer qu’une telle intention, tentation ou propension existe -, dans quel contexte un tel dessein s’affirmerait-il, à quoi s’opposerait-il ? Et puis, surtout : qu’entend-on au juste ici par hégémonie, hégémonisme ?
S’il est une chose qui est visible, tangible, vérifiable en tant qu’elle dessine les contours d’une époque et d’une actualité – la nôtre -, ceci tout particulièrement en Asie orientale, c’est bien l’hégémonie états-unienne. Il n’y a pas de bases militaires ni de troupes chinoises stationnées aux Philippines, en Malaisie ni même en Corée du Nord – il y en, « américaines » (états-uniennes), à Okinawa, en Corée du sud, naguère aux Philippines… La marine de guerre chinoise ne patrouille pas entre la Floride et Cuba, les incursions de la flotte américaine dans le détroit séparant Taïwan de la Chine continentale se multiplient. Les Etats-Unis considèrent, depuis la victoire sur le Japon, le Pacifique comme une sorte de « Mare Nostrum » sur laquelle ils exercent un contrôle global, l’Etat chinois établit, en mer de Chine méridionale un glacis maritime appuyé sur quelques îlots dont la souveraineté lui est âprement disputée par plusieurs Etats de la région – ce n’est pas là tout à fait la même échelle des ambitions « hégémoniques »…
En termes de quantité et qualité des armements les plus avancés (bombardiers, chasseurs supersoniques, sous-marins nucléaires, systèmes de communication électroniques…), le gouffre demeure abyssal entre les Etats-Unis et la Chine. En Asie de l’Est, la puissance hégémonique américaine bénéficie de relais solides aux portes même de la Chine, avec des alliés qui parfois se conduisent comme des clients, au Japon, au Corée du Sud et à Taïwan – partie intégrante de l’empire chinois, jusqu’à ce qu’un traité léonin ne le lui arrache, en 1895, suite à une guerre perdue contre le Japon.
Et puis encore ceci : la Chine dispose-t-elle dans le monde de bases relais du contrôle global qu’elle exerce qui soient comparables à celles dont sont dotés les Etats-Unis dans des pays comme la Turquie, l’Allemagne, divers pays de l’Est européen et des pays baltes – j’en oublie sans doute ? Où peut-elle s’appuyer, dans sa stratégie de développement de son influence à l’échelle globale, sur des puissances vassales voire clones telles qu’Israël et l’Arabie saoudite et qui permettent d’asseoir ses intérêts stratégiques au Proche-Orient ? Où la Chine a-t-elle pratiqué, à des dizaines de milliers de son territoire, un droit d’ingérence comparable à ce que les Etats-Unis ont pratiqué en Irak et, en sous-main, en Libye, et qui a jeté ces pays dans un chaos durable ?
Le sens de cette énumération n’est assurément pas de dresser un portrait flatteur de l’Etat chinois et de sa politique étrangère, mais simplement de faire revenir dans le débat sur l’hégémonisme chinois, entièrement placé sous le signe des fantasmagories, quelques éléments de réalité. Il ne s’agit évidemment pas de dire que la Chine n’a pas d’ambitions globales, en termes de développement de sa puissance économique (la fameuse « conquête des marchés » – mais qui n’est pas un crime, dans une économie de marché globalisée) et d’accroissement de son influence dans la politique mondiale. Il s’agit simplement, si l’on tient absolument à mettre en avant le motif de l’hégémonie, de rétablir un minimum de sens, d’éléments de rationalité, dans un présent où ce motif est devenu le mantra, la poudre aux yeux, de toutes les propagandes.
Il y a de l’hégémonie – la chose ne fait pas de doute. Il y a bien une formation, un système hégémonique qui s’est mis en place à l’échelle mondiale et de façon particulièrement visible en Asie orientale, et qu’on appelle parfois « Empire américain », Pax americana, système de sécurité collective chapeauté par les Etats-Unis, etc. Que ce système ait eu, depuis 1945, à affronter un certain nombre de défis et de crises, après la Révolution chinoise, c’est de notoriété publique (la guerre du Vietnam en fut l’épisode le plus saillant et le revers le plus cinglant pour la puissance états-unienne), mais cela ne l’a pas empêché de se maintenir, globalement, de traverser la Guerre froide, après le pat coréen, et même d’enregistrer quelques succès appréciables – au premier rang desquels l’écrasement des mouvements communistes et progressistes en Asie du Sud-Est.
Ce qui est de notoriété tout autant publique, c’est que depuis quelque temps déjà, ce système de sécurité (cette machine hégémonique) est entré en crise. Mais avant d’aller plus loin sur ce point, demandons-nous : pourquoi parler ici d’hégémonie et pas tout simplement, d’un terme plus simple, de domination ? Le terme hégémonie fait sens ici à condition que soient pris en compte trois facteurs : en premier lieu le fait que dans l’hégémonie entrent en composition des éléments hétérogènes. Ce qu’on appelle « hégémonie américaine », pour faire simple, repose sur l’agencement stratégique de dispositifs dans lesquels entrent en compositions des alliances (des traités entre les Etats-Unis et des puissances locales, par exemple), des facteurs politiques, mais aussi économiques et culturels, des complémentarités et des tensions, etc. La question du sujet de l’hégémonie est toujours compliquée par ces effets de montage, en évolution constante, flexible, variable. L’hégémonie est compatible avec le composite et même l’hétérogène – l’exportation des valeurs de l’Occident comme valeurs « démocratiques » est compatible, dans le cadre de l’hégémonie américaine, avec le soutien actif apporté par la Maison Blanche et le Pentagone à des dictatures sanglantes et des autocrates (moins ouvertement maintenant, mais toujours un peu quand même – L’Arabie Saoudite, l’Egypte entre autres). A ce titre, le sujet de l’hégémonie tend à perdre en visibilité, l’hégémonie elle-même prend un caractère diffus.
D’autre part, l’hégémonie ne se met pas en œuvre et ne se maintient pas sous une forme exclusivement brutale, en recourant à la force, loin de là. Ce n’est pas seulement qu’elle ne s’établit solidement en mettant de solides relais locaux, là où elle étend son influence et impose ses règles. C’est aussi qu’elle fonctionne aussi comme un système de conquête plus ou moins soft des modes de vie, des façons de penser, de faire – ceci bien au delà, donc, des formes d’emprise exercées sur les populations de manière autoritaire. C’est ce qu’on a appelé couramment l’américanisation ou l’occidentalisation des formes de vie, ce qui suppose la transformation et des manières de penser et des manières de vivre (way of life). Ce qui suppose, toujours, un affrontement entre le monde des traditions et la nouveauté (le « moderne ») incarné par les formes hégémoniques importées, transportées dans les espaces hégémonisés. Pas d’hégémonie exercée en dehors de ces formes de colonisation douce, de l’empire romain à l’empire américain. Mis à part la multiplication des restaurants de cuisine chinoise dans les pays du monde entier – découlant surtout de la dissémination des diasporas chinoises -, je ne vois pas très bien ce qui, sous les auspices du supposé « hégémonisme chinois », pourrait aujourd’hui constituer l’équivalent de ce à quoi l’on a assisté en Asie de l’Est, en matière d’américanisation du mode de vie et des modes de pensée, ou plutôt d’hybridation des modes de pensée locaux avec ces formes nouvelles résultant de l’hégémonie établie sur les rapports de force issus de la victoire contre le Japon.
Enfin, dans l’hégémonie, entrent en comptent les facteurs et soucis de légitimation, ce qui n’est pas le cas dans une configuration où la domination s’exerce d’une manière brutale, sans se soucier de formes. L’hégémonie, c’est donc aussi toute une cosmétique des valeurs, des « idéaux », de l’« universel », etc.
Repartons donc de la crise de ce système hégémonique qui, si elle est à l’évidence intensifiée en Asie orientale par la montée de la Chine envisagée comme puissance concurrente, est globale, mondiale – son épicentre est à l’évidence situé aux Etats-Unis, dans les centres du pouvoir comme dans les entrailles de la société « américaine » – l’élection de Trump et, plus globalement, le « trumpisme » en sont des manifestations criantes – mais, disons-le tout de suite, à double tranchant aussi. Quand un système (une formation) hégémonique s’effondre ou entre en crise, tout particulièrement dans un monde où les circuits d’ interaction et d’intégration réciproque se sont allongés au point de s’étendre à l’échelle de la planète, cela appelle nécessairement l’apparition de ce que Deleuze appelait des prétendants1. On l’a bien vu lorsque l’empire soviétique hégémonisé par la Russie s’est volatilisé, les prétendants ont tout de suite été sur le terrain et les Bulgares qui, la veille fumaient encore des cigarettes issus des champs de tabac locaux, se convertir aux Marlboro en même temps qu’à la démocratie. On pourrait même argumenter qu’en fait les prétendants sont toujours là, qu’ils se tiennent depuis toujours à l’affût des signes d’essoufflement de la formation hégémonique, prêts à s’engouffrer dans la moindre brèche, si bien que cette pression constante est appelée à jouer un rôle plus ou moins direct dans la chute de cette formation, lorsque se multiplient les indices de fragilité de celle-ci. En ce sens, on pourrait dire qu’une hégémonie (émergente ou montante) se dessine toujours dans le filigrane du déclin d’une autre.
Le destin des hégémonies maritimes est à ce titre riche d’enseignements, dans la mesure même où celles-ci, quelles qu’elles soient, dessinent toujours un « monde » fait inextricablement de lignes de commerce, de quadrillage militaire des espaces maritimes, de circulation de produits et marchandises d’un continent vers un autre, d’interactions culturelles, de courants de migration, etc. On voit bien que le déclin de l’hégémonie britannique sur les mers, à la fin du XIX° et au début du XX° siècle, est inséparable du défi lancé par l’Allemagne, il n’y a aucun sens à parler de la fin d’une telle suprématie sans la replacer dans le contexte d’un affrontement, d’une concurrence, de la « dialectique » de l’hégémonie fatiguée et des prétentions impatientes qui la soutient et l’accélère – de la même façon, donc, qu’il n’y a aucun sens à catéchiser sans fin à propos de l’« hégémonisme chinois » sans replacer ce que l’on entend par là dans une configuration dans laquelle se produit un affrontement entre un « établi » et un prétendant.
Mais encore faut-il s’entendre sur ce que l’on entend par prétendant, sur ce qu’on lui prête comme intention, comme dispositions, s’entendre sur la manière dont on problématise, dans ce contexte, cet affrontement.
C’est une évidence : dans un monde de plus en plus intégré par la multiplication et les densification des facteurs d’interdépendance (ce qui ne veut pas dire globalisé au sens d’homogénéisé, puisque dans ce monde même, les disparités entre nantis, immunisés et laissés-pour-compte, exposés ne cessent de s’accroître), les enjeux hégémoniques deviennent de plus en plus vitaux. Ils ne se déploient plus, depuis la Seconde Guerre mondiale déjà, à l’échelle régionale simplement, mais mondiale, et ce de façon toujours plus impérieuse. Mais en même temps, ce qui complique le tableau, un autre trait de notre époque est qu’elle est censée avoir banni le dit « droit de conquête » – en récusant notamment devant l’Histoire l’entreprise nazie de conquête de l’Europe et le rêve du Japon nationaliste et expansionniste d’exercer une mainmise directe sur toute l’Asie de l’Est. En d’autres termes, le régime hégémonique de la puissance tend à s’imposer dans des conditions où les formes de domination associées à la conquête, la colonisation, l’expansion impériale et les guerres impérialistes, la domination de vive force sont supposées avoir été bannies dans la sphère des relations internationales, des relations entre peuples, Etats, nations. Ce désaveu du « droit de conquête » par la dite « communauté internationale » est ce qui a créé un terrain propice à la première intervention des Etats-Unis et de leurs alliés en Irak, suite à l’invasion du Koweit par Saddam Hussein. On se rend compte aujourd’hui, avec la reconnaissance par Trump de l’annexion du Golan par Israël et l’annexion annoncée par l’Etat hébreu des parties « utiles » de la Cisjordanie occupée, que ce rejet du droit de conquête est moins irréversible qu’il y paraît, placé non pas sous le signe des principes universels mais de triviales considérations d’opportunité : détestable, pour les démocraties occidentales lorsque c’est la Russie qui annexe la Crimée, suspensive lorsque c’est Israël qui poursuit sa conquête de l’Est, sur le modèle de la « conquête de l’Ouest » américaine.
Quoi qu’il en soit de ces petits et grands arrangements des grandes puissances dites démocratiques avec les principes, il demeure que l’hégémonie est aujourd’hui établie comme le régime qui surdétermine tous les jeux de puissance et les rapports de force entre les Etats et les blocs de puissance. Tout s’y enchaîne, dans une configuration mondiale globalisée, intégrée. Mais précisément, l’exemple mentionné plus haut de la lutte pour la suprématie sur les mers qui oppose l’Allemagne à l’Angleterre au début du XX° siècle montre que les jeux hégémoniques et la lutte pour l’hégémonie sont parfois plus complexes que ce qui se donne à voir dans l’explicite de la rivalité nouée entre une puissance déclinante et une puissance ascendante, d’un « établi » et d’un prétendant. En effet, la rivalité sur les mers entre l’Angleterre et l’Allemagne trouve son débouché avec la Première Guerre mondiale (sans pouvoir en être mentionnée comme la cause directe, principale et unique, évidemment), une guerre européenne plus que mondiale à proprement parler, soit dit en passant – et, au bout de cette séquence, c’est un troisième larron, les Etats-Unis, qui ramasse la mise et commence à disposer ses pions sur l’échiquier mondial en vue de l’établissement de son système hégémonique.
On peut donc tout à fait imaginer qu’il y ait un faux-semblant dans la figure trop simple, trop manifeste qui semble s’imposer aujourd’hui comme le principe général d’intelligibilité du cours des choses, de la dynamique en cours à l’échelle globale – celle d’une confrontation toujours plus directe entre un hegemon de plus en plus « fatigué », en bout de course, et un prétendant pressé et en pleine croissance – puissance « américaine », donc contre puissance chinoise… C’est qu’en effet, une formation hégémonique n’est pas un sujet de la politique, de la puissance au même titre qu’un monarque ou même qu’un gouvernement démocratique. C’est un agencement infiniment plus complexe, ce qui a pour effet que la lutte pour l’hégémonie présente un tableau infiniment plus composite et, à plus d’un titre énigmatique, susceptible d’être peuplé de toutes sortes de leurres, que la confrontation ouverte de deux potentats dans un conflit local. On ne peut pas exclure qu’une tout autre historicité, infiniment plus touffue et difficile à déchiffrer, se cache derrière ce qui se donne à voir, par exemple, dans l’intensification des opérations militaires susceptibles de déboucher sur un incident majeur en mer de Chine ou dans la guerre économique, le bras de fer entre Chine et Etats-Unis à propos de Huawei, etc. Toutes sortes de bifurcations peuvent se produire au fil de l’affrontement en cours, susceptible de déboucher sur une recomposition profonde de la configuration générale dans laquelle se déroule la lutte pour l’hégémonie.
Il n’est pas difficile d’imaginer par exemple qu’un affrontement militaire, même limité, qui aurait lieu en mer de Chine méridionale ou à l’occasion d’un incident armé entre Taïwan et la Chine et qui tournerait en défaveur de l’Etat chinois (la fameuse « leçon » préventive dont rêvent tous les faucons de Washington et les fauteurs de guerre de l’« Etat profond » états-unien), un tel « incident » serait susceptible d’exercer des effets en chaîne imprévisibles en Chine même, en affecter la stabilité et la légitimité du régime aux yeux de la population du pays. C’est bien la raison pour laquelle, d’ailleurs, un tel scénario a aujourd’hui la faveur des va-t-en guerre militaristes et autres hégémonistes ultra-trumpistes à Washington – « avant qu’il ne soit trop tard ». Si un tel scénario était appelé à se réaliser, il est bien évident qu’il modifierait radicalement la configuration même dans laquelle se produit aujourd’hui l’affrontement entre l’hegemon réel et le supposé prétendant.
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : lorsque l’actualité historique est caractérisée par l’entrée en crise d’une formation hégémonique en place (ce que Naoki Sakai appelle, un peu expéditivement, The End of Pax Americana2) et que, nolensvolens, se dessine la figure d’un prétendant (après tout, la puissance chinoise préférerait sans doute, et de loin, poursuivre son dessein – Make China great again – sans faire de vagues, sans avoir à prendre en charge le rôle à tous égards incommode du prétendant…), lorsque leur rivalité objective atteint un certain degré d’intensité, à l’échelle planétaire et non pas seulement local – alors se dessine un paysage politique et historique dans lequel l’humanité est en danger. Ou du moins, disons, pour ne pas dramatiser à outrance, de vastes fractions d’entre elle, variables au gré de l’évolution des circonstances.
Il existe un lien indubitable, j’ai presque honte de rappeler cette banalité, entre lutte pour l’hégémonie ou crise de l’hégémonie et danger(s) de guerre. Mais ce qui est moins banal, dans l’ordre des constats, c’est que les vivants, acteurs et témoins de leur temps, sont instinctivement portés à détourner leur regard du paysage qui se dessine alors. Ce type de situation globale, de plus en plus distinctement placée sous le signe de la guerre qui vient, dont les signes annonciateurs se multiplient, c’est, pour nous, comme la Gorgone : le genre de monstre que l’humanité ordinaire évite de regarder dans les yeux. Mais en l’occurrence, ce n’est pas ce supposé réflexe salvateur qui viendra à son secours – tout au contraire.
C’est en effet un constat qui s’établit aisément à la lumière de l’expérience historique : une formation hégémonique en place ne se défait pas progressivement, morceau par morceau, sans faire de bruit, comme un grand vieillard exténué s’endort paisiblement au fond de son lit, pour ne plus se réveiller. Une hégémonie, cela s’achève généralement dans les convulsions, les soubresauts, cela produit du chaos et des éclats de violence. Un empire hégémonique ne cède jamais la place à un autre à la faveur d’une transition pacifique, en s’effaçant, beau joueur, devant le prétendant appelé à lui succéder. Cela a pris des siècles de guerres locales, de spasmes et de violences avant que l’Empire ottoman se résolve à renoncer à l’hégémonie globale qu’il exerçait sur les Balkans seuls – pour ne pas parler du Proche-Orient, de la péninsule arabique. L’hégémonie, c’est comme le chiendent, ça s’enracine, ça s’obstine, ça persiste et, éventuellement, même, ça repousse – Les Etats-Unis ont dû changer de pied plusieurs fois en Amérique latine, ils n’ont jamais renoncé pour autant à y exercer leur hégémonie, et en ce moment même, ils sont en pleine reconquête, à la faveur de l’arrivée au pouvoir de gouvernements ultra-libéraux, opportunistes, trumpistes voire néo-fascistes. La France n’a jamais renoncé à la Françafrique, même si celle-ci est aujourd’hui un peu exsangue et en pilotage automatique.
Plus une hégémonie se sent défaillir, voit se multiplier les pannes, et plus elle est tentée de se défendre et d’assurer sa survie en se lançant dans des guerres de survie destinées, notamment à remettre les prétendants à leur place. Pour ce faire, et pour autant qu’elle est un système de domination global et multipolaire, il lui faut créer des conditions favorables – ce qui passe par des opérations discursives de mise en condition. Le jeu de l’hégémonie, dans ces conditions, de l’hégémonie en tant que dispositif ou agencement global, consiste, au prix d’un paradoxe constitutif de cette opération rhétorique, à dénoncer les prétentions hégémoniques du prétendant réel ou supposé. Pour ce faire l’hégémonie « réellement existante » doit se dénier elle-même, se rendre invisible, devenir spectrale en se présentant comme ordre naturel des choses. Le fait que des navires de guerre américains patrouillent de plus en plus régulièrement, densément, dans le détroit qui sépare la Chine de Taïwan, ce n’est pas de l’hégémonie – comment se peut-il que vous alliez imaginer des choses pareilles, faut-il que vous ayez l’esprit mal tourné… -, c’est la bonne vieille liberté des mers. Un des fondements immémoriaux ou presque du droit international, du Grotius pur et simple… Mais précisément : ce dont Grotius se faisait l’avocat (il était payé pour ça), ce n’était qu’en apparence un principe universel. Ce qu’il défendait sous ce nom (la liberté de circulation sur les mers), c’était les prétentions hollandaises face à d’autres puissances maritimes ; dès qu’elles en eurent les moyens, les compagnies hollandaises imposèrent leurs propres restrictions à la fameuse liberté des mers – appelée à s’effacer devant le lucratif commerce des épices…3
C’est évidemment en référence à ce même type de « principe » à géométrie variable que la flotte de guerre américaine multiplie en mer de Chine des incursions dont l’équivalent ne serait évidemment pas toléré si elles se trouvaient être le fait d’un rival ou d’un autre et se déroulaient au large de la Californie. Pour se maintenir, une hégémonie a besoin de tests de cette espèce, de défis ou provocations calculés de cette espèce et qui vont permettre de décrier les réactions du prétendant supposé comme manifestations tangibles de son hégémonisme galopant – quand, par exemple, l’aviation chinoise adresse un contre-signe distinct en procédant à une brève incursion dans l’espace aérien de Taïwan4…
D’un point de vue discursif, c’est-à-dire dans les agencements rhétoriques qu’elle met en place en vue de se légitimer comme ordre naturel des choses, l’hégémonie est, d’une manière tout à fait distincte, l’héritière de l’immémorial droit de conquête, quand bien même elle incarnerait une figure ou un régime de la domination qui se séparent visiblement de celui-ci. En effet, le droit de conquête a toujours été porté à revêtir sa brutalité même (comme droit du plus fort) de vêtements chatoyants de toutes sortes – défense, et exportation de la « civilisation », exercice des droits de la « race supérieure », promotion de la « vraie religion », etc. Il suffit d’ouvrir La guerre des Gaules de Jules César, le récit enchanté qu’il y fait des pires massacres qui ont accompagné la conquête de la Gaule par les armées romaines, pour être parfaitement édifié à ce propos5.
Le principe de base de la rhétorique hégémonique, c’est le renversement (l’inversion) de l’incrimination. Celle-ci va consister en substance, pour un narrateur qui occupe la position du dominant, de l’oppresseur, du maître, à se déclarer en état de légitime défense, en position d’agressé lorsque quelque chose survient, qui est susceptible de mettre en danger sa position dominante, lorsqu’il s’avère qu’il ne peut plus exercer son hégémonie ou sa domination dans les mêmes conditions que précédemment. C’est très précisément sur cette « mécanique » que se fonde aujourd’hui l’incrimination perpétuelle de l’« hégémonisme chinois ». De ce point de vue, la rhétorique hégémonique n’innove pas : Naissance d’une nation, ce manifeste suprémaciste blanc qui cultive la nostalgie des temps heureux de l’esclavage dans les Etats du Sud des Etats-Unis, dépeint les Noirs déchaînés comme les oppresseurs et les persécuteurs de la malheureuse population blanche6. Les nazis au pouvoir ne cessent, dans le même sens, de présenter la communauté raciale allemande comme la victime du complot juif – ceci dans un temps où les persécutions antisémites qui vont culminer avec la mise en œuvre de la « Solution finale » battent leur plein7. Aujourd’hui, le motif de l’« hégémonisme chinois », c’est ce qui permet aux Etats-Unis, à leurs alliés et à leurs clients se se mettre « au boulot », en ordre de bataille en vue de créer les conditions d’une nouvelle guerre froide ; une nouvelle configuration des relations internationales surdéterminées par la rivalité entre l’hegemon déclinant et le supposé prétendant et propice à la montée de tensions à la faveur desquelles un coup d’arrêt pourrait être porté aux ambitions du second. Ce scénario s’écrit à peu près en clair non seulement dans les circonvolutions du cerveau reptilien de l’« Etat profond » états-unien, mais aussi bien dans la presse sous influence – à Taïwan ou ailleurs8.
Il est vrai, naturellement, et c’est là l’élément de réalité sur lequel prospère cette propagande, que la puissance chinoise continentale est en expansion, économique, bien sûr, mais aussi sur les plans commercial, technologique (c’est ici que l’affaire Huawei est exemplaire et exemplairement scandaleuse), culturel (les fameux « Instituts Confucius » se multipliant comme des petits pains…), politique, diplomatique… Il est inévitable que cette expansion en vienne à déranger des positions qui se voyaient bien établies hier encore, brouiller le jeu et l’équilibre de rapports de forces, perturber tout un état des choses que ses principaux bénéficiaires (les puissances occidentales en premier lieu, mais pas seulement – le Japon, aussi bien) tendaient à voir comme l’ordre naturel des choses – dans cette Afrique, par exemple, que les anciennes puissances coloniales européennes et les Etats-Unis ont toujours été portés à voir comme leur arrière-cour9…
Mais après tout, pourrait-on objecter, ce monde liquide où tout est en mouvement, tout est fait de rapports de forces et dont la concurrence est censée être le moteur premier, ce monde de l’économie de marché aux circuits toujours plus allongés, ce ne sont pas les Chinois qui l’ont inventé, ils s’y sont convertis avec le succès que l’on sait, au point de surclasser désormais leurs concurrents dans nombre de domaines et donc, de ce fait même, de bousculer profondément ce qui se percevait comme l’ordre du monde tout en étant qu’un dispositif hégémonique contrôlé par les puissances occidentales. Il est vrai que, de ce point de vue, l’accroissement de la puissance chinoise produit un effet de commotion global : c’est qu’il ne se réduit pas à la dimension de la « guerre » économique et commerciale, ni à celle de la montée de la Chine comme puissance de premier plan dans la politique internationale (la façon dont elle prive progressivement Taïwan de ses derniers alliés et surtout clients diplomatiques n’étant jamais ici qu’une manifestation tout à fait anecdotique de cette ascension)10.
L’effet de souffle, l’effet de commotion de cette montée en puissance a aussi, bien sûr, une dimension culturelle, cette dernière bouscule et renverse toutes les représentations occidentalo-blanco-christiano-centriques de l’Histoire universelle. Les stratégies discursives qui sont ici à l’oeuvre pour tenter de contrer l’effondrement en cours de ce régime des récits qui indexe constamment l’histoire du monde sur l’histoire occidentale sont distinctes : elles consistent à opérer inlassablement une suture entre le particulier et l’universel en faisant la promotion des « valeurs » universelles – les droits de l’homme, la liberté, la démocratie – en tant que celles-ci appartiendraient au patrimoine génétique de l’Occident, par opposition à la Chine et à ce qui s’y rattache. Il s’agit donc bien de faire monter les enchères et de radicaliser la lutte contre la montée de la puissance chinoise en en faisant un enjeu de civilisation – un affrontement culturel et prétendument axiologique, mais dont le fondement racialisé peine de plus en plus à se dissimuler – « le péril jaune » est-il de retour ?
Dans les médias occidentaux où le China bashing est devenu un exercice routinier, les stéréotypes culturalistes racialisés prolifèrent – là où s’impose le pouvoir de l’Un-seul (l’« empereur rouge », l’autocrate tout puissant, le dictateur néo-totalitaire…), prévaut un temps étal et immémorial, celui du despotisme oriental et de la masse soumise – comme si l’on touchait là le soubassement, le socle granitique de la civilisation chinoise…
Le paralogisme (le sophisme) qui revient constamment dans la rhétorique qui dénonce l’hégémonisme chinois est le suivant : la montée en puissance chinoise est visible dans tous les domaines, donc la Chine aspire à se rendre « maître(sse) du monde. Ou bien encore (mais cela est plus difficile à énoncer, vu la propriété de l’hégémonie réelle qui est de se rendre indétectable), la Chine des nouveaux empereurs, l’Empire du Milieu restauré et saisie par une frénésie de puissance expansionniste, veut prendre la place des Etats-Unis. Mais ce n’est pas le moindre des défauts de cette manière de présenter l’affrontement en cours que d’être totalement ahistorique, indifférente à la genèse des puissances étatiques aux prises dans cette rivalité.
En effet, l’hégémonie américaine, telle qu’elle s’est progressivement établie dans le prolongement des deux guerres mondiales est indissociable de la genèse même de l’Etat américain (Les Etats-Unis), de ce qui le définit en propre : le fait même que cet Etat, des origines à nos jours, s’est formé comme une machine de guerre portée par une dynamique d’expansion, constamment en quête de nouveaux espaces, de nouveaux territoires, de nouvelles frontières. Bien avant de se déployer à l’échelle mondiale, ce processus s’est mis en place dans l’espace nord-américain, avec la conquête de l’Ouest, la mise au pas du Sud esclavagiste, la spoliation du Mexique auquel d’immenses territoires ont été arrachés à la suite de campagnes de brigandage. Ce processus s’est projeté au tournant du XIX° siècle à l’extérieur du continent, avec la guerre contre l’Espagne dont résulte la mainmise sur Cuba et les Philippines. La forme ouvertement « impériale » de l’hégémonie américaine qui se met en place après la Seconde Guerre mondiale est indissociable de cette matrice guerrière et conquérante. Le principe de base de la poursuite de l’expansion états-unienne, c’est celui de la frontière ouverte – sur quelque front qu’elle se situe, une frontière demeure toujours ouverte, propice à une nouvelle poussée expansionniste. En d’autres termes, que les Etats-Unis soient engagés dans la conquête des marchés, dans la confrontation avec une autre superpuissance (l’Union soviétique pendant la Guerre froide), dans des expéditions néo-coloniale et impérialistes (la guerre du Vietnam), dans des campagnes contre-insurrectionnelles, dans la promotion conquérante de la démocratie de marché et de l’idéologie des droits de l’homme, dans la mise en œuvre de la stratégie du chaos – ils sont toujours en guerre, sous une forme ou sous une autre, au point que l’on peut dire, inversement, que le moteur du perpétuel « rajeunissement » de leur hégémonie, c’est la guerre. En ce sens même, soit dit en passant, l’Etat d’Israël est un pur et simple clone des Etats-Unis et pas seulement un allié sûr – une copie en modèle réduit, une « reprise » de l’histoire de la « frontière ouverte », dans les conditions du Proche-Orient11. La seule chose qui change, si l’on peut dire, c’est la localisation de la frontière ouverte – à l’Ouest dans un cas, à l’Est dans l’autre…
La constitution impériale (indéniable) de l’Etat chinois est d’une espèce toute différente. Dans leurs rêves de grandeur les plus fous, les dirigeants chinois contemporains ne conçoivent d’aucune manière une Pax sinica imposant ses conditions au monde, sur le modèle de la Pax Americana aujourd’hui en crise. Les relais qu’ils installent un peu partout dans le monde aujourd’hui, de Djibouti à Trieste en passant par la Malaisie et Dubrovnik ou le port du Pirée, dans le cadre du grand dessein Belt and Road, sont avant tout destinés à servir de points d’appui à l’essor de leurs échanges commerciaux et de l’expansion de leur économie. Ils ne sont pas portés à projeter leur puissance militaire à l’échelle du monde, à installer des bases ou déployer des flottes destinées à quadriller une région entière, sur des continents situés à des milliers de kilomètres du territoire chinois. La restauration de la grandeur chinoise dont ils se targuent d’être les artisans ne passe aucunement par l’adoption des mêmes dispositifs, elle ne s’inspire pas du tout des mêmes dispositions que ceux qui ont présidé à la formation de l’empire américain qui est quand même, avant toute chose, un empire militaire. Le Japon n’est pas seulement l’allié solide des Etats-Unis en Asie de l’Est, il est aussi pour eux un point d’appui militaire, une base où, y compris, transitent et d’où sont susceptibles d’être mis en oeuvre des armements nucléaires – ceci en dépit de tous les accords et traités existants12.
C’est une musique toute différente que fait entendre le Make China great again des dirigeants de Pékin. Je n’irais pas jusqu’à dire que celle-ci est forcément avenante, le supercapitalisme et l’idéologie de la croissance dont ils se font les promoteurs enthousiastes vont à contresens de tous les avertissements que nous lancent le réchauffement climatique et les maux innombrables dont le néo-libéralisme en vogue accable les sociétés occidentales – en Europe et tout particulièrement aux Etats-Unis… Je ne dis pas que cette musique est avenante, je dis simplement qu’elle pourrait difficilement être pire que celle qui, depuis maintenant un siècle a accompagné la formation de l’empire américain et la suite ininterrompue des désastres et des crimes qui l’on accompagnée comme son ombre.
Pour les partisans du statu quo hégémonique placé sous la houlette des Etats-Unis, qu’ils l’entendent comme bien suprême ou comme moindre mal, la politique du fait accompli pratiquée par l’Etat chinois en mer de Chine méridionale, la militarisation des îlots disputés – tout ceci serait donc la manifestation la plus irrécusable non seulement du trait expansionniste mais aussi bien hégémoniste de la montée de la puissance chinoise. Que l’Etat chinois pratique dans ce contexte ce qu’on peut appeler une politique de grande puissance régionale, fondée sur le fait accompli et le droit du plus fort, cela serait difficile à contester. Mais cela signifie-t-il pour autant que l’on doive voir dans cette « scène » la miniature ou le premier pas d’un projet d’expansion et de conquête globales, destinées à se projeter à l’échelle du Pacifique, de l’Asie du Sud-Est toute entière, jusqu’à menacer l’Australie, comme le fit le Japon pendant la Seconde Guerre mondiale – puis à l’échelle de la planète ? C’est ici, précisément que la rhétorique qui incrimine l’« hégémonisme » chinois passe de la réalité au fantasme, aux fantasmagories peuplées de toutes sortes de cauchemars historiques (Pearl Harbour et les suites…) et de projections du « modèle » américain sur les réalités chinoises.
A supposer que tout empire, au fil de son histoire, de ses succès et de ses vicissitudes, soit animé par un principe constant, une sorte d’idée fixe, il apparaît constant que, sous cet angle, la Chine, dans sa dimension impériale même, diffère du tout au tout de l’empire américain. Autant, de la conquête de l’Ouest aux deux guerres d’Irak, se poursuit la dynamique portée par la pulsion de la frontière ouverte, autant l’idée fixe de la puissance chinoise est de se maintenir en sécurité dans ses frontières, d’y exercer sa souveraineté sans rencontrer d’opposition, de neutraliser toutes les tentations centripètes, tout ce qui menace l’empire d’émiettement, de repousser les invasions. C’est précisément la raison pour laquelle l’empire doit être maintenu en son unité par une main solide (gouverné sur un mode autoritaire) et entouré de solides glacis, de ces marches épaisses et infranchissables – le Tibet, le Xinjiang, la Mongolie extérieure… Ce que le pouvoir chinois veut établir en mer de Chine méridionale, envers et contre tout, c’est un mur maritime (à supposer qu’une telle notion fasse sens), dans un contexte où la maîtrise des mers s’avère être un atout majeur dans la lutte pour la suprématie militaire.
Toute la différence entre les régimes matriciels des deux empires est là : l’empire américain, c’est toujours en fin de compte, un organisme qui fonctionne, qui « tourne » à la guerre. L’empire chinois, lui, fait la guerre quand il y est forcé. Ce sont là deux notions, deux tournures de la puissance qui s’opposent. La Chine a besoin d’un monde en paix (plus exactement en non-guerre) pour asseoir ses positions, à l’échelle régionale et globale, déployer sa puissance économique et être reconnue comme puissance de premier plan, exister en sécurité dans ses frontières. C’est la raison pour laquelle elle n’ira jamais se lancer dans une opération risque-tout pour récupérer Taïwan, quantité somme toute négligeable, à tous égards – à moins d’y être très directement contrainte et acculée à (tenter de) le faire.
L’hégémonisme états-unien ne peut se perpétuer, lui, qu’à la condition d’être une increvable fabrique d’ennemis inexpiables – le jeu de l’hégémonie consistant à les accréditer, successivement, dans le rôle de l’ennemi du genre humain – l’Indien, le Jap, le Rouge, et bientôt, donc, l’hydre chinoise… Les Etats-Unis ne peuvent pas vivre sans ennemis superlatifs, il leur faut toujours un mauvais objet à affronter, une figure du diable selon la théologie politique de pacotille toujours prête à refaire surface dans la psyché embrumée des généraux et politiciens à la Dr Folamour13… L’horizon dans lequel se déploie l’accroissement de la puissance de l’Etat chinois, aujourd’hui, se déploie sur une ligne d’horizon toute différente : il ne veut pas avoir des ennemis mais des obligés et, éventuellement, des tributaires, ce qui s’accompagne de tout une rhétorique de la confiance, la cordialité, la bonne entente, l’harmonie, la tolérance et la diversité – toute une pacotille axiologique, certes, mais dont, du moins, on peut dire, du moins, qu’elle ne fait pas partie de ce matériau inflammable qui se destine à attiser les nouvelles guerres froides, comme celle qui prospère notamment aujourd’hui dans le discours de ceux qui sont aux affaires à Taïwan et dont la montée visible d’une forme de maccarthysme adapté aux conditions locales, ouvertement attentatoire aux libertés publiques est l’un des signes irrécusables14.
Rien d’étonnant, donc, que dans les conditions actuelles, la puissance américaine, quoiqu’affaiblie, se trouve à l’offensive tandis que la puissance chinoise, quoiqu’ascendante, soit sur la défensive. C’est que la première retrouve ses réflexes guerriers dans un contexte où elle ne perçoit pas d’autre issue à sa rivalité avec la Chine qu’un affrontement maîtrisé (?) propre à forcer la décision et à rappeler qui, envers et contre tout, « demeure le maître » du jeu, au plan des rapports de forces militaires. Comme la puissance romaine jadis (la République puis l’Empire), l’empire américain voit dans la guerre le moyen naturel de faire face à ses concurrents, à ceux qui menacent son hégémonie. La puissance chinoise qui, elle, spécule sur la durée, le temps qui est supposé « travailler pour elle », sur une stratégie de développement progressif, palier par palier, d’enveloppement et de patience, cette direction est intellectuellement mal équipée pour faire face à la politique du fait accompli et du might is right, une politique assez distinctement inspirée des manières d’agir des fascismes européens des années 1930, la politique de Trump. Elle se voit imposer les conditions d’une guerre froide qui se met en travers de tous ses projets et contrevient à tous ses intérêts à court et long terme et qui menace toujours plus clairement de l’exposer à des affrontements auxquels elle n’est pas préparée et dont elle sait que les effets en chaîne pourraient être décuplés par l’instabilité générale qui en résulteraient, si leur issue lui étaient défavorables.
Depuis la chute de l’URSS et la volatilisation du bloc soviétique, les dirigeants chinois sont hantés par ce que l’on pourrait appeler le « cauchemar de Gorbatchev ». Ils n’ont pas tort, dans la mesure où le scénario d’un effondrement du régime issu de la Révolution chinoise débouchant non pas seulement sur la fin du monopole exercé par le Parti communiste chinois sur l’Etat et la société mais aussi sur l’éclatement territorial de la Chine néo-impériale et le démembrement de l’Etat chinois, un tel scénario est le rêve secret mais persistant de tout ce que les chancelleries occidentales et autres think tanks spécialisés comptent de pèlerins et croisés de l’hégémonie américaine. Au fond, ces gens-là, avec tout ce qu’ils représentent, n’ont jamais digéré la Révolution chinoise, quand bien même le réalisme politique leur a imposé de normaliser leurs relations avec l’Etat chinois dans les années 1980 ; ceci, pas davantage qu’ils ne peuvent accepter comme irréversible la manière à tous égards insolite dont, après les réformes de Deng Xiao Ping, la montée de la puissance économique chinoise « enchaîne » sur le fait accompli de cette révolution qui place toute cette partie de l’humanité en dehors de la « sphère d’influence » américano-occidentale en Asie de l’Est. Avec la montée actuelle des tensions activées par Trump et ses alliés, le rêve assoupi de faire tourner en Chine la roue de l’histoire à l’envers, comme elle cela a été fait en Russie, reprend du poil de la bête. Or, dans ce contexte, la notion même d’un effondrement du Parti-Etat issu, envers et contre tout, de la Révolution chinoise, et celle d’un démantèlement de l’Etat chinois (séparation du Tibet, du Xinjiang, de la Chine méridionale d’avec le Nord placé sous la houlette de Pékin…) sont indissociables. Pour cette raison même, les dirigeants chinois savent que leur destin serait engagé tout entier dans le plus limité des affrontements armés, devenant une question de « tout ou rien » – et on a là, en puissance, une dynamique infiniment dangereuse.
La fuite en avant dont est faite la politique internationale de Trump et sa bande aujourd’hui consiste à liquider les derniers vestiges du droit international, en tant que celui-ci se destine à réguler les relations entre Etats, peuples, à endiguer la politique des purs rapports de forces, à placer ces relations sous le signe de normes et de règles validées par la dite « communauté internationale » et ayant force de loi pour tous. En termes pratiques, cela signifie le retour en force du « droit de conquête », tout sauf un droit, précisément, et dont l’adage de base est might is right. Les prémisses de ce basculement se repèrent aisément déjà au tournant du XX° siècle, sous les « règnes » successifs des Bush père et fils, notamment, avec les deux guerres d’Irak. Ce processus de liquidation par la puissance hégémonique de la fonction régulatrice et modératrice de la violence des Etats, telle qu’elle est susceptible de s’exercer au détriment de plus faibles, se parachève sous Trump : la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, de la souveraineté de l’Etat hébreu sur le Golan, puis la validation annoncée de l’annexion de la partie « utile » de la Cisjordanie témoignent exemplairement de ce processus.
Transposée dans l’espace de l’Asie orientale, cette politique de la fuite en avant et du fait accompli mise au service de la relance de la dynamique hégémonique est appelée à se focaliser non seulement sur la question des îlots en mer de Chine méridionale, mais sur celle de l’« indépendance » de Taïwan. En langue hégémonique occidentalo-centrée, l’« indépendance » de Taïwan, par opposition à son « annexion » par la Chine, ça n’est jamais que l’autre nom de l’exercice du droit de conquête remis en selle par l’hegemon américain, occidental, dans cette région. Dans la mesure même où une Taïwan « indépendante » ne peut se concevoir que comme un protectorat américain, une dépendance états-unienne, à défaut d’être, formellement, une nouvelle étoile sur le drapeau de l’Union, donc une entité non seulement « arrachée » à la Chine, mais délibérément tournée contre elle, une épine délibérément enfoncée dans son talon, le sens historique et géo-stratégique d’une telle opération serait absolument limpide : l’annexion par la puissance hégémonique ragaillardie d’un territoire qui, pour avoir été arraché à la souveraineté chinoise continentale en raison des aléas de la guerre froide, n’en fait pas moins partie distinctement du monde chinois et n’en relève pas moins historiquement de cette souveraineté. L’« indépendance » de Taïwan, annoncée par les tenants de la reconquête à la Trump n’est pas ce qui place l’île hors de portée d’un coup de force de la Chine continentale, elle serait tout au contraire ce qui, résultant d’un coup de force et d’un retour de bâton hégémonique destiné à signifier à Pékin que le maître est de retour et que la règle du jeu a changé l’expose à tous les dangers, dans sa condition même de prise de guerre américaine. Résultant d’une politique du fait accompli, l’« indépendance » en trompe l’oeil de Taïwan serait évidemment appelée à être, à court ou long terme, payée au prix fort par la population de l’île – la fin de l’Histoire n’étant jamais consignée dans de tels décrets dictés par le conquérant du jour…
L’« indépendance » de Taïwan est, par excellence, ce faux-semblant, ce miroir aux alouettes, l’objet d’un coup de force discursif dont le fond se doit d’être inlassablement dénoncé, exposé : la liquidation du statut ambigu de l’île « entre » des mondes en lutte, sur la ligne de fracture où s’opposent et se séparent des zones d’influence, statut fragile, difficile mais intéressant, au profit de sa transformation en annexe, bastion, Fort Zeelandia néo-impérial face à la Chine continentale, pas même une nouvelle étoile, juste une chiure de mouche sur le drapeau de l’Union – c’est cela même que recouvre le miroir aux alouettes de l’« indépendance »15.
Une bonne petite guerre préventive contre le Chine est en préparation, destinée à repousser de quelques décennies le spectre (ou l’espoir, comme on voudra) d’un délitement irréversible de l’empire global placé sous hégémonie américaine. La fabrication du consensus autour de la notion anxiogène de l’hégémonisme galopant de Pékin fait partie intégrante de ce processus, tout comme l’agitation constamment entretenue à Taïwan et, sous la houlette de puissants lobbys, en Occident aussi, autour du motif de l’« indépendance » de l’île. Il ne fait aucun doute que plus cette agitation s’intensifiera et plus l’intégrité de la population de Taïwan sera menacée : quand surviendra l’« incident » par lequel la surenchère verbale cède la place au fracas des armes, il lui faudra bien se réveiller en sursaut pour constater qu’elle est au cœur de latempête plutôt qu’établie en sécurité sur son promontoire à contempler le désastre – selon la figure traditionnelle du « spectateur du naufrage » imaginée par Lucrèce16. Le retour à la réalité sera alors terrible, mais pas seulement pour les apprentis sorciers et les joueurs de flûte – pour toute la population de ce pays.
Chaque fois que j’aborde ces questions (le plus rarement possible, tant le terrain est miné) ici, à Taïwan, il se trouve inévitablement un-e imbécile pour ranger mon propos et mon argumentation dans sa petite boite à clichés : discours pro-Pékin, aligné sur les vues et captif des intérêts de l’Etat chinois. Ces gens-là sont tellement incapables d’imaginer que l’on puisse penser, en analyste et témoin de son temps, en dehors des catégories de la pensée de l’Etat, des logiques et rationalités qui vont avec, de l’étatisme comme mode d’emprise sur les populations, qu’ils sont inaptes à concevoir la différence entre l’exercice de la pensée critique et l’alignement sur les positions de l’adversaire ou de l’ennemi.
Il fut un temps où, en effet, en Europe occidentale, en Occident, les radicalités et les discours révolutionnaires, la critique de la société bourgeoise et du système capitaliste, convergeait souvent avec l’attraction exercée par d’autres sociétés, régimes politiques, issus, généralement, de révolutions – l’Union soviétique, la Chine, Cuba, le Nicaragua encore, dans les années 1980. Mais précisément, ce dont, entre autres, la Révolution culturelle sonne le glas, comme le note remarquablement Foucault à l’époque, c’est cette possibilité pour la pensée critique (et la dialectique de l’émancipation) de s’identifier au destin d’un Etat. Cela fait donc quelques décennies déjà que la pensée critique, qu’elle soit d’inspiration marxiste, post-marxiste ou autre, a dû s’habituer à se délier, en Europe occidentale notamment, de ce type d’arrière-monde ou d’horizon étatique, pour s’établir, si l’on peut dire les choses ainsi, à son propre compte.
Ce que je m’efforce de faire, donc, tout particulièrement lorsque j’aborde les questions en débat dans cet article – je n’éprouve pas davantage d’affinité pour le régime monocratique en vigueur en Chine que pour la démocratie de marché mais, précisément, n’étant ni un pèlerin ni un croisé du faux universel à l’occidental, je demeure axiologiquement neutre dans le conflit qui les oppose. Je parle d’ailleurs.
Je suis en guerre contre les gouvernants de pays comme le mien, car je me sens directement concerné et impliqué par leurs impostures, leurs forfaitures et les désastres qu’ils produisent. Pour autant, je n’éprouve aucune sympathie pour les dirigeants d’un Parti et d’un Etat au fronton duquel flotte le drapeau rouge, dont le marxisme est la doctrine officielle et qui, lorsqu’ils viennent se poser pour quelques jours sur la Côte d’Azur, élisent domicile au Negresco, le lieu où descendent tous les parvenus, tous les nouveaux riches, et autres tyrans en goguette – le genre de faute de goût qui en dit long et qui ne pardonne pas. Bref, je n’éprouve ni sympathie ni empathie pour quelque espèce de pouvoir en place que ce soit, quelle qu’en soit la couleur proclamée. En revanche, ce que je n’aime pas, c’est qu’on essaie de me faire prendre des vessies pour des lanternes et de m’embarquer dans des croisades dont je ne vois que trop bien la destination – la mobilisation vertueuse contre l’« hégémonisme chinois », dans le cas présent.
Nous qui sommes les enfants éveillés des désastres européens du XX° siècle, désastres dont le creuset a été l’affrontement des Etats-nations à son stade terminal, n’avons pas été vaccinés contre les tentations du nationalisme, du patriotisme, du chauvinisme pour retomber dans quelque délire d’identification à quelque Etat-patrie de substitution que ce soit. Nous sommes résolument entrés dans l’ère du post-nationalisme, à défaut d’adhérer à l’illusoire « patriotisme constitutionnel » européen prôné par Jürgen Habermas17. Notre seul « patriotisme », c’est l’analyse critique du présent, ce que Foucault appelle l’ontologie de l’actualité. Celle-ci nous assigne une tâche – n’accepter aucune « évidence » discursive, ne pas entrer dans les plis du faux universel de la démocratie de marché, avec son corollaire de plus en plus visible aujourd’hui – la fabrication d’un nouvel ennemi et donc la promesse de nouvelles guerres qui, d’une manière ou d’une autre, se diront saintes ou sacrées et ravageront tout sur leur passage…
Alain Brossat
1 Dans son Abécédaire, avec Claire Parnet.
2 Conférence prononcée sous ce titre à National Chiao Tung University, Taiwan, disponible sur Internet.
3 Hugo Grotius : De la liberté des mers (1609)
4 Le 31 mars 2019
5 Jules César : Commentaires sur la guerre des Gaules (58-50 av. JC)
6 The Birth of a Nation, film de D. W. Griffith, 1915
7 Jud Süss, film de Veit Harlan, 1940
8 On voit s’activer dans la presse enrégimentée, à Taïwan, toute une marée de lobyistes professionnels, de pseudo-chercheurs, de mercenaires intellectuels, de retraités de l’administration, des services secrets et l’armée états-uniennes dont c’est le job de faire prospérer cette rhétorique de guerre froide anti-chinoise. Une rhétorique qui, quand elle tend à s’emballer, inclut les exhortations impatientes à administrer une « leçon » préventive à la marine de guerre chinoise, en mer de Chine. Quelques titres d’articles évocateurs, glanés dans cette littérature belliciste : « US could go to war to fix China », « Time is running out to stop China », « Year of the decision for US and China »…
9 Voir l’article de Nizar Manek (Bloomberg Markets) : « US, France worry over Chinese money in Djibouti », Taipei Times, 9/04/2019
10 Parmi les récentes « prises de guerre » de Pékin : la République dominicaine, le Panama…
11 Davantage qu’un « grand dessein », l’expansion perpétuelle est, pour les Etats-Unis, un mécanisme, un automatisme, une fuite en avant perpétuelle, une fabrique de chaos et de destruction. Sur ce motif de la frontière sans cesse repoussée, voir l’un des premiers films de SF, Forbidden Planet de Fred Mc Leod Wilkox (1956). La « conquête de l’espace » à l’américaine est l’effet de la pulsion expansionniste, la poursuite de l’engouffrement dans la brèche de la frontière ouverte, ceci par contraste avec la « conquête de l’espace » à la soviétique laquelle joue, distinctement un rôle de « consolation » substitutiste ou d’utopie de remplacement dans le monde d’après l’extinction du mythe de la « révolution mondiale » – sur ce point, voir Solaris d’Andrei Tarkovski.
12 En 1969, un traité secret conclu par Nixon et le gouvernement japonais de l’époque prévoyait que des armes nucléaires américaines puissent transiter par le territoire japonais et y être stockées.
13 Dr Folamour, film de Stanley Kubrick, 1964.
14 Récemment, la présidente taïwanaise, Tsai Ing-wen, parlait de « subversion critique » à propos de ceux/celles qui ne partagent pas ses options en faveur d’un alignement de l’Etat taïwanais sur la stratégie agressive de Trump face à la Chine. Dans le même temps, un sondage surgi du néant était censé indiquer que « 70% des Taïwanais pensent que la sécurité nationale est plus importante que la liberté de la presse ». En clair, il s’agit de museler et criminaliser toute opinion allant à l’encontre du nouveau discours de guerre froide anti-Chine, sur fond de promotion incessante du motif de « l’indépendance » de l’île.
15 Le discours pro-indépendance à Taïwan se nourrit de tout un bric-à-brac culturaliste, historico-anthrolologique destiné à établir que Taïwan est, à tous égard, un espace humain substantiellement différent de la Chine continentale – le plus souvent au mépris des évidences les plus élémentaires. Curieusement, le seul argument substantiel qui pourrait ici être pris en considération, n’est jamais mis en avant : le fait même que Taïwan n’ait pas en partage avec la Chine continentale l’expérience historique de la révolution qui porte les communistes au pouvoir en 1949. Or, c’est précisément cette absence, au fondement de la conscience historique et de l’expérience collective à Taïwan, de toute part à un événement révolutionnaire de portée historique qui doit être prise en compte en premier lieu lorsque l’on envisage tous les travers dont souffre l’institution et la vie politiques de ce pays ainsi que l’absence malheureuse, dans cette société de cette passion pour l’égalité que Tocqueville réfère à l’expérience historique d’une révolution. L’ampleur des mouvements plébéiens, ouvriers, locaux de mécontentement dirigés contre les formes d’exploitation, les abus d’autorité, les injustices flagrantes démontre suffisamment qu’en dépite de tous les aléas de l’histoire chinoise post-révolutionnaire, la passion de l’égalité n’a pas été extirpée de cette société. Ce n’est donc pas la chance de Taïwan (de son peuple, de ceux d’en-bas, tout particulièrement) d’avoir « échappé » à la Révolution chinoise, mais plutôt son infortune – malheur au peuple qui n’a pas, dans ses « gènes » le souvenir et la marque d’un événement révolutionnaire ! Mais naturellement, comme le dit Deleuze, ceux à qui manque quelque chose de cet ordre-là ne sauraient avoir l’intuition de ce qui leur manque. Aussi sont-ils portés à considérer comme un bien ce déficit et ce manque…
16 Hans Blumenberg : Naufrage avec spectateur, 1996.
17 Jürgen Habermas : The Postnational Constellation, 1996.
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