Édition du 17 décembre 2024

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Le Monde

Quand l’Europe impose son credo

La compétitivité, un mythe

Pour sortir d’une crise déclenchée par la finance, les pistes étaient multiples : brider la spéculation, réglementer les marchés, sanctionner les banquiers... Avec le soutien d’un nombre croissant d’industriels, l’Union européenne a for - mulé une autre priorité, qu’elle impose déjà aux pays en difficulté : ccroître la « compétitivité » du marché du travail. Mais que désigne ce terme, que
dirigeants de gauche comme de droite semblent avoir érigé en nouveau Graal ?

(tiré du Monde diplomatique, octobre 2012)

SINGULIER unanimisme. L’ancien ministre des affaires étrangères Alain Juppé révélait, le 28 août dernier, « le vrai problème de l’économie française » : son manque de compétitivité (matinale de France Inter). Un mois auparavant, à l’annonce de huit mille licenciements par le groupe Peugeot (PSA), M. Jean-François Copé, secrétaire général de l’Union pour un mouvement populaire (UMP), avait déjà identifié une « priorité absolue », « la compétitivité de notre industrie », avant que le sénateur et ancien premier ministre Jean-Pierre Raffarin n’appelle de ses voeux un « choc de compétitivité », seul capable d’aiguillonner l’économie hexagonale.

L’accord parfait des ténors de l’UMP offrait un étonnant écho à celui des salons de Bercy et du palais de Matignon. Le premier ministre Jean-Marc Ayrault n’avait-il pas conclu la « conférence sociale » des 9 et 10 juillet avec les partenaires sociaux en fixant un objectif fon - damental : « Améliorer la compétitivité de nos entreprises » ? Sur ce point, aucune cacophonie gouvernementale. Soucieux de justifier sa participation à l’université d’été du Mouvement des entreprises de France (Medef), le ministre socialiste de l’économie et des finances, M. Pierre Moscovici, précisait : « Nous serons là pour dire que le gouvernement est pleinement décidé à affronter le défi n’est qu’en renforçant nos capacités de croissance que nous gagnerons la bataille de l’emploi (1). »

De la stratégie de Lisbonne, qui, en 2000, fixait un « nouvel objectif » à l’Union européenne – « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » – aux « accords compétitivité-emploi », lancés par le président Nicolas Sarkozy à la fin de son mandat, des injonctions à la « compétitivité fiscale » du patronat britannique aux plans de « compétitivité industrielle » de son homologue espagnol, le mot est sur toutes les lèvres. Il ne s’agit plus uniquement de gestion d’entreprise : dorénavant, les villes, les régions et plus encore les nations devraient également concentrer leurs énergies sur cet objectif prioritaire.

Pour s’en assurer, nos édiles et gouvernants sont invités à s’inspirer des théories du management développées dans les écoles de commerce américaines (2) : contrôle des coûts de production (« compétitivité- coût »), benchmarking (les pays sont comparés et classés comme des entreprises en milieu concurrentiel), marketing territorial (les territoires doivent « se vendre ») (3), recherche de financement (attraction des capitaux)… A mesure que se répand l’usage d’une telle boîte à outils, la compétitivité s’impose comme le nouvel étalon de la performance des territoires dans la mondialisation. Mais comment la mesure-t-on ?

Au sens le plus large, le terme désigne la capacité à a !ronter la concurrence avec présuccès. Appliquée à des territoires, cette notion mesurerait donc la réussite de leur insertion dans la géogra phie économique mondiale. Il su"t pour tant de consulter les ouvrages et articles – abondants – consacrés à cette question pour qu’apparaisse un premier paradoxe : en dépit de l’engouement qu’il suscite, ce concept s’avère particulièrement fragile sur le plan scientifique. Il transpose une notion microéconomique (la compétitivité des produits et des entreprises) dans la sphère politique (la compétitivité des territoires). Cette analogie est dénoncée par l’économiste Paul Krugman, lauréat en 2008 du prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel : « La compétitivité est un mot vide de sens lorsqu’il est appliqué aux économies nationales. L’obsession de la compétitivité est à la fois fausse et dangereuse (4). »

Recycler d’anciennes hiérarchies

De NOMBREUX spécialistes ont tenté de remédier à cette carence en faisant émerger une définition plus consensuelle, tel l’économiste autrichien Karl Aiginger, pour qui ce terme décrit de plus en plus une « aptitude à produire du bien-être » en milieu concurrentiel. Il indique que « le revenu et l’emploi sont générés à travers un processus dans lequel la rivalité et la performance relative jouent un rôle » (5).

Cette conception suppose néanmoins que la concurrence généralisée entre territoires soit compatible avec l’amélioration du niveau de vie. Est-ce vraiment le cas ? Et puis, une question demeure : peuton vraiment suggérer que territoires et entreprises sont de même nature ? Un territoire, espace approprié et borné par une frontière, o !re à un peuple son support physique ainsi qu’une bonne part de ses références culturelles et politiques. Il ne se réduit pas à des données, fussent-elles macroéconomiques. Les notes (rôle des agences de notation), les taux (inflation, intérêts, chômage...) ou les soldes (com - mercial, budgétaire...) ne reflètent qu’un aspect, superficiel et matériel, de la nation. Contrairement à une entreprise, celle-ci ne cherche pas à dégager de profits. Son action s’inscrit dans le temps long de l’histoire, pas dans l’immédiateté des marchés. Enfin, une nation ne dépose pas plus son bilan qu’on ne peut la liquider.

C’est pourtant sur cette assimilation que se construit la théorie de la compétitivité, un procédé qui puise aux sources de la mondialisation. Appliquée aux territoires, cette notion marque une nouvelle étape de la marchandisation du monde. Elle sousentend qu’il existe un marché des territoires où les entreprises peuvent choisir leur localisation en faisant jouer la concurrence. Dans un monde où tout, ou presque, peut être coté en Bourse (droits à polluer, titres de dette, matières premières…), elle fait o"ce de boussole pour les investisseurs : elle évalue la performance supposée d’un territoire.

Il n’en reste pas moins que l’exigence de compétitivité adressée à nos sociétés conduit légitimement à s’interroger. Quels sont les territoires compétitifs ? Selon quels critères ? Les classements (on parlera de rankings) se sont multipliés ces dernières années (lire ci-contre). Le plus célèbre, le rapport sur la compétitivité mondiale (« Global competitiveness report »), résulte des travaux des experts du Forum économique mondial (FEM). Ce document annuel, qui fait figure de référence, classe environ cent trente pays sur la base de notes qui oscillent entre 0 et 7. Or on n’y trouve rien de spécifique, ni dans ses méthodes (utilisation d’indices composites agrégeant de très nombreux critères [6]), ni dans ses conclusions. Au fond, l’« industrie » des rapports sur la compétitivité dénoncée par Krugman se contente de recycler et de reconditionner des hiérarchisations économiques déve - loppées ailleurs : risque pays (travaux de la société d’assurance Coface), classements du produit intérieur brut (PIB) par habitant ou du climat des affaires (indice Doing Business de la Banque mondiale). Toutes les nomenclatures relatives à la performance des nations présentent le même schéma : un centre compétitif formé par trois pôles (Amérique du Nord, Europe, Asie-Pacifique), auxquels s’ajoutent les pays arabes du Golfe. Cette percée des pétromonarchies demeure la principale originalité de ce type de clas sement. En Europe, l’Allemagne, les Pays-Bas et les Etats scandinaves délimitent un hypercentre aussi compétitif que les Etats-Unis, le Japon ou Singapour. Autour, la compétitivité se dégrade (di !érentes zones périphériques plus ou moins performantes) jusqu’aux marges extrêmes de ce système, avec certains pays d’Asie et la quasi-totalité de l’Afrique subsaharienne. Seule la posi - tion des deux grands émergents (Chine et Inde) di !ère fortement en fonction des classements.

Cette vision hiérarchique révèle un autre paradoxe : ces classements n’ont que peu de valeur prédictive. La plupart du temps, les pays jugés compétitifs a"chent les plus faibles taux de croissance, de forts déficits budgétaires et commerciaux, ainsi que des problèmes multiples (délocalisations, désindustrialisation). De fait, la croissance mondiale est actuellement portée en grande partie par des pays que le FEM considère comme périphériques. Jusqu’à la crise financière de 2007-2008, l’Irlande, l’Islande et Dubaï étaient présuccès s entés comme extrêmement compétitifs. Depuis, tous trois sont apparus très sen - sibles aux crises (spéculation démesurée, défaillance de la régu lation financière, problèmes d’endettement).


(1) Thomas Wieder, « Le flirt discret de l’Elysée
avec les patrons », Le Monde, 29 août 2012.

(2) Michael E. Porter, L’Avantage concurrentiel des
nations, InterEditions, Paris, 1993.

(3) Lire François Cusset, « La foire aux fiefs »,
Le Monde diplomatique, mai 2007.

(4) Paul Krugman, « Competitiveness : A dangerous
obsession », Foreign Affairs, New York, vol. 73, n° 2,
mars-avril 1994 ; « The competition myth », The New
York Times, 23 janvier 2011.

(5) Karl Aiginger, « Competitiveness : From a
dangerous obsession to a welfare creating ability with
positive externalities », Journal of Industry, Competition
and Trade, vol. 6, no 2, Dordrecht (Pays-Bas), juin 2006.

(6) La note finale est obtenue en compilant des
« exigences de base » (institutions politiques, infrastructures,
stabilité macroéconomique, santé, éducation)
et des facteurs plus complexes, tels l’enseignement
supérieur, le niveau de concurrence interne au marché,
la recherche et développement…


* Géographe. Cet article s’appuie sur sa thèse de
doctorat, « Géographie de la compétitivité », université
Paul-Valéry, Montpellier, 2011.

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