Publié le 22 février 2017
Après avoir bombé le torse et élevé la voix à Alger en déclarant que la colonisation avait été un crime contre l’humanité, Emmanuel Macron, de retour en France, se tortille et s’entortille pour dire qu’il n’a pas dit ce qu’il a dit tout en affirmant qu’il a bien tenu les propos qui lui sont reprochés. Remarquable exercice de contorsionniste. Quelle souplesse ! Pour l’heure, c’est « En Marche »… arrière que ce candidat à l’élection présidentielle poursuit sa campagne sur la sécurité en prônant « la tolérance zéro » pour les délinquants et pour la police, ajoute-t-il pour faire bonne mesure sans avancer la moindre proposition concrète relative aux prérogatives des forces de l’ordre. Ne demandez pas le programme, il n’existe toujours pas. Contre toute vérité, il accrédite ainsi l’opinion commune selon laquelle la justice serait laxiste. Sordide démagogie. Elle n’a rien à envier à celle débitée avec constance par Marine Le Pen et François Fillon, qu’il prétend combattre, lesquels se sont précipités sur les propos algériens du candidat et sur le « régalien », comme on dit aujourd’hui, pour tenter de faire oublier leurs turpitudes familialo-financières, leurs mensonges éhontés et l’usage clanique qu’ils font des deniers publics français et européens.
N’oublions pas Benoit Hamon qui, sur l’histoire coloniale de la France, multiplie les approximations et confond crime contre l’humanité et crime de génocide. En ces matières, sa petite fronde est d’une faiblesse et d’une imprécision insignes. De son côté, le candidat de la « France insoumise » tance Emmanuel Macron en lui reprochant de dire des « bêtises ». Soit. Mais que propose-t-il pour les corriger ? Mystère. D’habitude si prolixe, Jean-Luc Mélenchon a, sur ce sujet, le verbe court et vague. Etrange.
Singulier front commun quand bien même les ressorts qui le rendent possible ne sauraient être confondus. A l’extrême droite et à droite, l’heure est au grand roman national et à la réhabilitation obscène du passé colonial ; les crimes commis à l’époque étant soit niés, soit euphémisés. Leurs représentants respectifs sont les ventriloques sinistres d’un vieux discours impérial-républicain, forgé sous la Troisième République, et destiné à satisfaire les nostalgiques de l’Algérie française.
Quant aux dirigeants des gauches précitées, leurs rappels à l’ordre masquent mal un embarras certain. En cette matière, leurs audaces fondent comme neige au soleil. Ils en appellent à la prudence pour mieux se dérober sur le fond et ne rien dire qui puisse froisser leur électorat et porter atteinte à leur image. Tous deux sont d’accord sur un point : faire en sorte que la question de la reconnaissance des crimes coloniaux commis par la France disparaisse au plus vite de l’agenda des élections présidentielles au profit des « vrais sujets », comme ils l’affirment en chœur. C’est-à-dire ceux qu’ils désignent comme tels sans jamais consulter les associations très diverses, les militants, les citoyens et leurs propres troupes qui estiment, à une écrasante majorité, que ce geste politique est désormais nécessaire1. Frondeur et insoumis mais point trop. Ils reconduisent ainsi les formes les plus convenues du débat public en décidant, à la place de celles et ceux qu’ils disent représenter, des thèmes qui méritent d’être défendus. Oh les beaux jours du caporalisme et de l’électoralisme.
A tous, rappelons quelques faits. « La torture, et avec elle bien d’autres procédés de répression, des exécutions sommaires aux déplacements massifs de population, ont été couramment employés pendant la guerre [d’Algérie] qui s’est achevée en 1962 ; le fait n’est nié par aucun esprit sérieux2 », affirmait Pierre Vidal-Naquet. Depuis, de nombreux témoignages et les travaux des historien-ne-s ont confirmé les méthodes utilisées par l’armée et la police françaises dans le cadre des pouvoirs spéciaux votés, le 12 mars 1962 à la demande du très socialiste Guy Mollet, par l’Assemblée nationale, députés communistes compris. Autant de procédés qui ne sont pas nouveaux en fait. Lors de la conquête de l’Algérie dans les années 1840, ils furent massivement employés par les troupes du général Bugeaud.
Enfumades, refoulement des « indigènes », ravage des cultures, des villages et des villes ; tels étaient les moyens de l’époque. Lisons un contemporain. « J’ai souvent entendu […] des hommes que je respecte, mais que je n’approuve pas, trouver mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont là, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre. (…) On ne détruira la puissance d’Abd el-Kader qu’en rendant la position des tribus qui adhèrent à lui tellement insupportable qu’elles l’abandonnent ». Et le même d’ajouter cette précision délicate : « je crois de la plus haute importance de ne laisser subsister ou s’élever aucune ville dans les domaines d’Abd el-Kader » et de « détruire tout ce qui ressemble à une agrégation permanente de population ». (Souligné par nous). Lumineux ! L’auteur de ces lignes, et le défenseur de ce qui doit être qualifié de guerre totale, n’est autre que le célèbre Alexis de Tocqueville dans son Travail sur l’Algérie, rédigé en 1841.
Ailleurs, et plus tard, en Indochine, au Maghreb, en Afrique occidentale et équatoriale, à Madagascar, en Nouvelle-Calédonie et en Syrie, la conquête, la « pacification » et la colonisation ont donné lieu à de nombreuses hécatombes. Aux violences souvent extrêmes de ces guerres ont succédé les violences également terribles de l’exploitation coloniale, lesquelles sont trop souvent oubliées. S’y ajoute, en effet, le travail forcé imposé aux populations civiles pour la construction des infrastructures – routes et chemins de fer, notamment – ; celles-là mêmes que les idéologues et les ignorants d’aujourd’hui exhibent pour mieux faire croire aux « bienfaits » de la « présence française ». « Bienfaits », les 17000 « indigènes » morts à la tâche au cours de la construction des 140 premiers kilomètres de la voie ferroviaire destinée à relier Brazzaville, la capitale du Congo français, à Pointe-Noire sur la côte atlantique ? « Bienfaits » encore, le taux de mortalité de 57% sur ce chantier révélé par le ministre des Colonies, André Maginot, en 1928 devant une commission ad hoc de la Chambre des députés ? « Bienfaits » toujours, le million de colonisés tués et massacrés lors des nombreux conflits coloniaux engagés par la France entre le 8 mai 1945 et le 19 mars 19623 ?
Plusieurs de ces actes peuvent être qualifiés de crimes contre l’humanité conformément à l’article 212-1 du Code pénal qui vise les « atteintes volontaires à la vie », « la déportation ou le transfert forcé de population », « la torture », « la disparition forcée », « la persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste », commis en « exécution d’un plan concerté ». Le crime contre l’humanité est distinct du crime de génocide cf. art. 211-1 – contrairement à ce qu’affirment des esprits qui se croient forts et éclairés alors qu’ils ne sont qu’ignorants ; leurs mises en gardes convenues sur le risque de banalisation et/ou d’amalgame en témoignent.
Que certains s’opposent à la première qualification pour des motifs troubles, fragiles sur le plan factuel et juridique, soit. Espérons du moins que, conformément au vœu voté à l’unanimité par le conseil municipal de Paris le 14 avril 2015 en faveur de la reconnaissance des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata comme crime d’Etat, ils souscriront à cette dernière formulation. C’est le sens de l’Appel pour la reconnaissance des crimes coloniaux commis par la France, d’ores et déjà signé par de nombreux responsables politiques, associatifs et des personnalités françaises, algériennes, maliennes, sénégalaises et rwandaises, notamment. Mesdames et messieurs les candidats à la présidence de la République, vos signatures sont attendues.
http://www.mesopinions.com/petition/politique/reconnaissance-crimes-coloniaux-commis-france/27715
Olivier Le Cour Grandmaison, 21 février 2017
publié sur Médiapart