Je propose ici un essai de distinction de différents concepts utilisés et des
différentes règles auxquelles on réfère.
D’abord, il ne paraît pas déraisonnable en soi de vouloir adopter une charte des valeurs. Une telle charte servirait de guide pour la conception des lois et règlements, et ensuite quant à leur interprétation.
Cependant une charte des valeurs doit regrouper les valeurs universelles auxquelles une société adhère : égalité, liberté, solidarité, justice, paix, etc. En ce sens, il s’agit d’une grande déclaration de principes qui ne contient pas en elle-même de mesures spécifiques, car ces mesures-là relèvent des lois et règlements qui s’en inspireront.
Or, il est bien clair que le gouvernement ne présente pas, dans le cas qui nous occupe, une charte des valeurs, mais une tentative de charte de la laïcité, qui contient un élément de charte des valeurs, soit le principe de l’égalité entre les femmes et les hommes. En voulant tout faire rapidement en une étape, le gouvernement a contribué à la confusion.
La laïcité, donc, puisque c’est de cela qu’il s’agit consiste pour l’État à afficher une neutralité complète à l’égard des religions et à n’en favoriser aucune.
Encore une fois, la tâche est assez partielle puisque les religions bénéficient
toujours de certains avantages dont ne bénéficient pas les autres organismes sans but lucratif. Elles peuvent même exercer certains pouvoirs civils comme celui de faire des mariages reconnus par l’État.
Une autre distinction, abordée par exemple dans le billet du 14 octobre 2013, est celle entre croyance et religion. La religion relève d’une organisation qui dispose d’un clergé ou de représentants ; la croyance relève de la conviction personnelle. Il faut donc distinguer entre la liberté de religion des groupes d’un côté et la liberté de croyance des individus de l’autre.
Cela nous amène à distinguer l’État comme institution, qui ne doit afficher aucun lien avec la religion, et les individus d’autre part, qui disposent de la liberté d’expression.
La question qui se pose est donc celle de savoir quelles sont les limites
raisonnables à apporter à la liberté d’expression des individus pour garantir la neutralité de l’institution. Pour ce qui est de l’institution, elle ne doit pas afficher de signe religieux et, en ce sens, le maintien du crucifix au-dessus du fauteuil de la présidence à l’Assemblée nationale est une aberration.
Il ne semble pas non plus qu’aucune religion n’exige formellement de la part des individus le port de certains signes en tout temps. Les avis à cet égard relèvent de l’interprétation.
Mais de qui doit-on exiger cette retenue dans l’expression des croyances ? Là encore le projet de charte présenté (notons qu’il n’y a pas encore de projet de loi officiel) contient des incohérences, sources de confusion.
Il convient donc de rappeler que les exigences dont il est question dans le projet en débat s’adressent aux employéEs de l’État et non aux employéEs des commerces ni aux passants dans la rue. J’ai remarqué par exemple que la caissière d’un commerce que je fréquente ne porte plus son foulard depuis un certain temps, je n’ai pas osé lui demander si c’était à cause des dérapages que le débat a pu causer.
La question est donc : pour quels employéEs de l’État de telles exigences sont-elles appropriées ?
Exiger la même retenue de la part de tous les employéEs de l’État, mais pas des éluEs est-il justifié ? Doit-on traiter les écoles primaires et secondaires de la même façon que les cégeps et les universités ? Il convient de rappeler la liberté académique si chèrement acquise par les enseignantEs des collèges et universités.
Les hôpitaux sont gérés par l’État, mais les personnes qui y travaillent sont-elles dans une relation institutionnelle ou dans une relation d’aide ?
Permettre un droit de retrait selon le conseil d’administration d’un établissement, c’est ouvrir la porte à l’arbitraire et créer des régimes parallèles d’une institution à l’autre même si elles sont physiquement voisines, par exemple dans une même rue.
Et quand on parle de signes, sait-on de quoi l’on parle ? On entend beaucoup parler de voile. On se rend compte pourtant que de nombreuses personnes entendent par là le hidjab, qui est en fait un foulard. L’expression « femme voilée » ne désigne-t-elle pas une femme dont on ne voit pas le visage parce qu’elle porte un niqab ?
Quand on entend des interlocuteurs s’entre-contredire, le fait qu’ils appellent de noms différents des réalités semblables ou de noms semblables des réalités différentes n’aide pas à résoudre ces contradictions.
Sur la question du niqab toutefois, il semble bien que le consensus soit tout à fait général : on donne et on reçoit un service de l’État à visage découvert.
Pour aider à la sérénité du débat, ne conviendrait-il pas aussi de reconnaître dès le départ des discussions que les objectifs 1. d’assurer la neutralité de l’État et 2. de garantir la liberté d’expression sont tous les deux légitimes et que le débat doit porter sur les moyens de concilier les deux ?
La fréquentation des débats m’a semblé fort instructive et, si l’on essayait chaque fois de s’entendre au moins sur les termes de référence, cela devrait nous conduire à un exercice démocratique plus mesuré, certes difficile, mais nécessaire.
LAGACÉ Francis