La crise provoquée par la pandémie de Covid-19 a un caractère totalement inédit ; crise d’abord sanitaire, elle s’est transformée instantanément en une crise économique, sociale et politique d’ampleur inégalée depuis celle des années 1930. En outre, la responsabilité du capitalisme néolibéral dans l’émergence et le développement de cette crise est manifeste. On est en présence d’une relation à double sens entre crise sanitaire et crise financière qui renvoie à la place qu’occupent aujourd’hui la santé et la médecine dans l’économie capitaliste.
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Ce caractère inédit de la crise suscite diverses questions. La pandémie serait-elle le symptôme d’un capitalisme néolibéral moribond ? Comment pouvons-nous sortir du cercle vicieux de l’endettement public dans lequel les politiques anti-Covid nous ont désormais enfermés ?
Le fil du raisonnement qu’on déroule pour tenter de répondre à ces questions est le suivant : on considère d’abord que la Covid-19 n’est pas un choc exogène, mais une manifestation endogène à la structure du système capitaliste actuel. Il s’ensuit l’idée que la crise sanitaire ouverte en 2020 est une sorte d’apothéose de la crise structurelle du capitalisme néolibéral déclenchée en 2007 par la crise des subprimes aux États-Unis et qui s’est poursuivie par une crise des dettes souveraines dans la zone euro et une crise d’endettement externe des entreprises des pays émergents.
S’agissant néanmoins d’une crise spécifique par rapport aux trois précédentes, on s’interroge alors sur ses déterminants propres – à savoir une contradiction entre, d’un côté, le développement d’un capitalisme biomédical financiarisé et fondé sur les idées néolibérales d’individu autonome et de « santé parfaite » et, de l’autre côté, le besoin collectif de santé publique et d’appartenance à des touts protecteurs, dont la pandémie de Covid-19 appelle la satisfaction. Enfin, afin de sortir du cercle vicieux d’une cavalerie consistant à financer de la dette publique par de la dette publique, surtout dans une période de grande vulnérabilité financière, on dégage une possible voie de sortie de crise par définanciarisation et restauration du pouvoir monétaire des États.
• La crise sanitaire de la Covid-19, un produit du désordre économique international néomercantiliste mis en place à partir des années 1970
Le système financier international actuel, instauré dans les années 1970, est fondé sur la libre circulation des capitaux, la concurrence commerciale et des guerres monétaires entre États dues à l’absence de toute coopération internationale efficace. Ce système s’est traduit d’un côté par le développement de marchés financiers censés assurer les échanges internationaux contre les risques de taux de change et de taux d’intérêt ; de l’autre, par l’adoption dans la plupart des pays de régimes « néomercantilistes » de croissance tirés par les exportations, chaque pays cherchant à conquérir des marchés extérieurs via des gains de compétitivité obtenus par réduction du coût du travail et de la fiscalité internes. Le néomercantilisme s’est également développé moyennant une nouvelle division internationale du travail qui a permis de soutenir le pouvoir d’achat dans les pays capitalistes centraux en y important des « biens-salaires » produits dans les pays à bas salaires, créant ainsi la dépendance, mise en évidence par la crise actuelle, des premiers à l’égard des seconds pour la satisfaction de leurs besoins essentiels.
La généralisation de ce type de régime a été largement financée par les déficits commerciaux et budgétaires des États-Unis, simplement couverts par des émissions quasi-illimitées de dollars en bons du Trésor. Toutefois, du fait qu’elle conduit mécaniquement à un rétrécissement de la demande globale, cet « effet pervers » n’a pu être repoussé dans le temps que par le développement massif de l’endettement des agents non financiers aux revenus fléchissant et donc par la financiarisation de l’ensemble des sphères de la vie sociale. Pour autant, au fur et à mesure que le nombre de pays adoptant le modèle a cru et/ou que les niveaux d’endettement se sont avérés insoutenables, le néomercantilisme a conduit à une récession mondiale qui est devenue manifeste à partir de 2008, moment où les crises financières, d’abord limitées à la périphérie, ont commencé à frapper de plein fouet les pays capitalistes centraux. La crise de 2008 a certes montré l’irrationalité des marchés financiers, mais n’a pas entraîné leur remise en question. La financiarisation néolibérale est repartie de plus belle, avec un capital financier encore plus concentré et un endettement accru des États.
Néanmoins, le modèle néomercantiliste est, quant à lui, entré dans une crise profonde, la réduction du commerce mondial s’accompagnant d’une baisse de l’investissement productif malgré des taux d’intérêt très bas. Dans les pays les plus riches (USA, Europe, Japon), face à leurs niveaux excessifs d’endettement, entreprises, ménages et États ont choisi en priorité de se désendetter, et non plus d’investir et/ou de consommer, une situation caractéristique des crises dépressives de déflation par les dettes théorisées par Irving Fisher en 1932. Faute de demande de crédit, les liquidités injectées dans les banques par les banques centrales ont alors essentiellement alimenté une inflation des actifs financiers.
Cette situation de « grande récession » était déjà installée quand la crise sanitaire est survenue. Aussi, on ne peut faire de la pandémie la cause première de la crise économique mondiale actuelle sans « faire fi des nombreuses analyses qui ont mis en évidence la fragilité du système financier international depuis 2008 et qui prévoyaient, avant même les premiers cas du COVID-19 en Chine, l’éclatement d’une bulle financière majeure, comparable, voire plus grave que celle de 2008 ». Que les économistes mainstream, « les dirigeants politiques et les grandes firmes responsables de cette situation financière globale très instable » imputent la crise actuelle à un facteur exogène comme la pandémie du Covid-19 n’est néanmoins pas étonnant : il s’agit pour eux d’éluder leur responsabilité.
En fait, « la crise se nourrit de tous les dysfonctionnements sociaux, politiques, économiques et territoriaux, qui étaient déjà là » et « ce qui fait crise, ce n’est pas le virus tout seul, c’est le virus qui entre en résonance avec la société ». Ainsi le « transfert zoonotique » du SARS-CoV-2 peut-il être imputé à la « pression sur les milieux forestiers des pratiques extractivistes de l’agrobusiness international ». Le développement de la Covid-19 a ensuite suivi les routes internationales du commerce et des affaires, et son impact a été aggravé par l’irrationalité des chaînes de valeurs mondialisées – destinées à maximiser le profit global des firmes multinationales – pour la fourniture de biens essentiels au cantonnement du virus (masques, tests, médicaments, petits matériels).
Par ailleurs, la Covid-19 n’est devenue crise systémique à l’échelle mondiale qu’en raison de la crise préexistante des systèmes de santé publique soumis à la fois à des politiques économiques néolibérales d’austérité drastique et de privatisation, et à une gestion indexée aux règles du « nouveau management public ». La crise sanitaire ne serait pas une crise aussi grave qu’elle l’est aujourd’hui si les systèmes publics de soins, notamment dans les pays les plus riches, n’avaient pas été sous-financés, dévalorisés symboliquement, et victimes de la bureaucratisation néolibérale. Ce qui explique qu’en dépit de la récurrence d’épidémies virales depuis les années 2000 nous avertissant qu’un risque élevé de pandémie devait être anticipé, il n’y ait pas eu de réponses rapides et adaptées à la prolifération du coronavirus.
La crise sanitaire de la Covid-19 est donc une crise endogène au système capitaliste néolibéral, le résultat du néomercantilisme et de l’extractivisme qui caractérisent ce système tel qu’il s’est imposé à partir des années 1980. La crise générale qu’elle a engendrée est la première manifestation d’ampleur globale de la catastrophe écologique annoncée, mais qui est encore déniée par les classes dirigeantes, qui pensent pouvoir l’éviter grâce à des innovations technologiques. Or ces innovations attendues n’ont pas été au rendez-vous en 2020 et elles tardent encore ; en tout état de cause, les dégâts déjà provoqués par le « grand confinement » ne pourront pas être réparés par des nouvelles technologies et notamment par les vaccins qui ne visent d’ailleurs qu’à sortir de la crise sanitaire proprement dite.
Aussi, pour ne pas répéter une telle expérience, il faut essayer de comprendre comment l’humanité est tombée dans un tel piège.
• La crise de la Covid-19, ultime phase de la crise générale du capitalisme néolibéral ?
À cette fin, nous considérons que la crise actuelle est la phase ultime (IV) de la crise générale du capitalisme néolibéral déclenchée en 2007 par la crise de l’endettement des ménages aux États-Unis (phase I) et qui s’est poursuivie, dès 2010-2011, avec la crise de l’endettement public dans la zone euro (phase II), puis, en 2015-2016, avec celle de l’endettement externe des entreprises des pays émergents dont la Chine (phase III). Les phases I à III diffèrent par les moments, les lieux et les types de dettes fauteuses de trouble. Néanmoins, dans chaque phase, du fait de la liberté de circulation des capitaux et de possibles effets d’éviction entre types de dettes, l’ensemble du monde a été impacté et les trois phases sont liées les unes aux autres.
Ainsi, dans la phase I, conformément au « régime néolibéral », où « l’intervention des autorités politiques et monétaires consiste à privatiser les gains et socialiser les pertes », le sauvetage du système financier aux États-Unis d’abord, puis dans les autres pays contaminés, a consisté à transformer des dettes privées impayables en dettes publiques. La très forte pression sur les finances publiques qui en est résulté a alors conduit, du fait d’un déficit institutionnel spécifique à l’Union européenne, à la phase II de crise des dettes publiques dans la zone euro et de crise de l’euro.
Dans cette phase II, pour sauver l’euro, les politiques récessives et procycliques d’austérité visant à désendetter les États ont renforcé la tendance déjà en place à la baisse de la demande mondiale de marchandises et de crédits, ce qui a alors impacté les pays émergents fournisseurs de biens manufacturés ou de matières premières. D’où cette fois une réorientation des mouvements de capitaux vers les dettes externes des entreprises de ces pays et tout particulièrement chinoises. Ces dettes en très forte croissance jusqu’en 2015 se sont à leur tour révélées non soutenables, et en 2016, un krach sur les dettes chinoises a obligé la banque centrale de Chine à les racheter en masse pour soutenir sa monnaie, en puisant dans ses réserves de bons du trésor américain. C’est dans cette phase III ouverte en 2016 que la dette externe des entreprises est devenue « le cœur des vulnérabilités financières accumulées dans le secteur privé ».
Ainsi dans les dix années qui ont suivi la crise financière de 2008, la logique financière néolibérale s’est généralisée à l’échelle mondiale en entraînant une augmentation à long terme de l’endettement de l’ensemble des agents non financiers. Les fragilités se sont étendues, l’accroissement de dettes externes des entreprises émergentes n’empêchant pas que les dettes des ménages US et les dettes des États de l’UE restent à des niveaux très élevés.
La phase IV actuelle de crise est spécifique car elle n’a pas été initiée par une crise financière endogène comme les trois phases précédentes. Mais la dette ne se résume pas à un rapport contractuel d’emprunt/prêt porteur d’intérêt, elle renvoie aussi à des relations d’appartenance à des groupements sociaux (famille, communautés, nations, États), et donc à des modes hors marché d’allocation des ressources entre les êtres humains (par centralisation/redistribution ou don/contre-don). Ainsi dans un État démocratique, l’État n’est pas seulement en dette vis-à-vis des créanciers de sa dette publique contractuelle, il l’est aussi vis-à-vis des créanciers de la « dette sociale » de protection dont il est redevable à l’égard du peuple, lequel lui délègue sa souveraineté. Cette dette, qu’on peut assimiler à une dette de vie, a ceci de particulier que la communauté de ses débiteurs se confond avec celle de ses créanciers ; c’est une dette mutuelle. Elle est composée de droits sociaux honorés sous forme de dépenses sociales pour la santé, l’éducation, la sécurité, etc., et elle a pour contrepartie des prélèvements fiscaux ou parafiscaux.
Dans cette perspective, la crise pandémique actuelle est une crise de la dette sociale accumulée par les États tout au long des quatre décennies de régime néolibéral. Elle montre l’existence d’une dette non soldée des États à l’égard de leurs mandants (déficits de lits d’hôpitaux, déficit de recherche), lesquels, en France, en réclamaient le paiement dès avant la pandémie. Le moment paroxystique de la crise dans laquelle nous sommes toujours et la décision de confiner la population expriment en un certain sens le retour de ce refoulé qu’est, pour les néolibéraux, le fait que la légitimité de l’État moderne repose sur sa capacité à honorer la dette sociale dont il est débiteur. Mais ce moment est paradoxal puisque les mesures de protection sont intégralement financées par un endettement public additionnel sur les marchés qui, à terme, toutes choses égales par ailleurs, ne peut que relancer un cycle déflationniste de crises financières avec, à nouveau, accroissement du déficit social de l’État.
Penchons-nous alors sur les origines de cette crise de la dette sociale.
• La crise de la Covid-19 en tant que crise de surendettement social des États : les reconceptualisations néolibérales de la santé
L’explication purement quantitative de la déliquescence des systèmes de santé publique dans les États néolibéraux par leur désengagement financier et la bureaucratisation néolibérale est insuffisante. Pour comprendre vraiment cette déliquescence, ce sont les conceptions néolibérales de la santé qu’il faut interroger. En effet la santé a été profondément redéfinie depuis les années 1970, et c’est là un élément clef pour comprendre le processus néolibéral de dévalorisation de la dette sociale et expliquer sa suraccumulation. La notion de santé a été privatisée et réduite à une santé individuelle différenciée en deux niveaux qui ont fini par se rejoindre, le mental et le biologique.
• Une santé mentale constitutive d’une nouvelle conception individualiste de la santé
Ehrenberg et N. Rose ont montré qu’à partir des années 1970, la santé mentale avait été redéfinie en même temps que prenait chair dans le monde réel l’idéal-type néolibéral de l’individu autonome, propriétaire de lui-même, capable de s’auto-activer et de s’autocontrôler. Désormais, « être en bonne santé mentale », c’est être un individu souverain qui fait face à un avenir nécessairement « instable et incertain ». Aussi le risque de maladie mentale n’est-il plus endogène à l’individu autonome, il réside dans sa socialisation, la santé mentale étant l’équivalent d’une « bonne socialisation ».
« Une nouvelle morbidité de nature comportementale » apparaît alors dont le modèle est la dépression. Celle-ci est reconceptualisée en tant que « pathologie de l’émancipation individuelle », maladie de ceux qui sont incapables de faire face à l’injonction d’autonomie, devenue « valeur suprême ». Avec d’autres « “réactions physiologiques” aux attentes de l’autonomie », comme l’anxiété, elle va constituer « le vaste domaine de la santé mentale », un domaine qui va s’étendre à l’ensemble de la vie sociale, dans le travail, l’éducation et la famille.
Comme les maux de l’autonomie sont « le rappel de l’existence d’une dimension passionnelle de la vie sociale », la bonne santé individuelle implique une prise en charge de ces « pathologies de la vie de relations ». Aussi diverses formes « d’accompagnement » sont-elles nécessaires pour que l’individu qui se veut entrepreneur de lui-même soit capable de faire face individuellement aux difficultés de la vie liées à sa socialisation. Par chance, dans les années 1970 également, « l’industrie pharmaceutique lance une nouvelle génération de molécules » « sans danger et confortables », qui permettent de calmer les passions et autres angoisses des sujets dépressifs, sans pour autant les abrutir, et donc en les maintenant actifs et capables d’autodiscipline.
La conception nouvelle de la maladie mentale ouvre alors d’énormes débouchés à l’industrie pharmaceutique qui ne manque pas de les exploiter avec la complicité intéressée des psychiatres étatsuniens regroupés dans l’association américaine de psychiatrie (APA) ; en publiant et actualisant régulièrement le Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux (DSM) qui sert de bible aux psychiatres du monde entier, l’APA étend le champ de ces troubles et élargit le marché des antidépresseurs et autres anxiolytiques, au point que les frontières entre santé mentale et santé générale se brouillent.
Néanmoins la redéfinition néolibérale de la santé mentale en termes d’individualité entrepreneuriale et autoréférentielle s’accompagne de nouvelles formes de socialité ou d’identité et de citoyenneté. On doit à Nikolas Rose d’avoir mis l’accent sur les dimensions corporelles de la nouvelle norme néolibérale et développé un concept d’« individualité somatique » articulant la question de la santé mentale à celle de la santé corporelle et biologique. Pour Rose, être un individu « somatique », c’est « comprendre ses troubles et ses désirs en termes de fonctionnement intérieur “organique” de son corps, et chercher à le remodeler – généralement par des interventions pharmacologiques. » Ainsi, la bonne santé n’est rapportée qu’à la « vie en elle-même » et, par là, s’opère une redéfinition exclusive de l’identité et de la citoyenneté par le biologique. À « l’individu somatique » correspond une « biocitoyenneté » centrée sur l’émergence de revendications identitaires liées à des questions d’ordre biomédical. Le développement d’un biocapitalisme qui a opéré sa jonction avec les biotechnologies rend possible cette évolution.
• À la recherche de la « santé parfaite » de l’individu « molécularisé »
C’est seulement quand l’état des représentations sociales l’autorise et que le développement technoscientifique de la biologie le permet que « le corps humain, dans sa vitalité biologique » peut, par-delà la mise au travail des individus via le salariat, être considéré comme un « corps-marché », mine de ressources biologiques à transformer en valeurs marchandes et capital économique. C’est précisément le cas aujourd’hui où un « individualisme triomphant et une logique identitaire désormais associée au culte de la santé parfaite » s’alimentent de l’essor et des promesses de la biologie moléculaire et du génie génétique.
Ainsi, en même temps que la santé mentale est redéfinie, se développent en se conjuguant l’une l’autre, d’une part la conception de l’« individu somatique », entrepreneur qui, conformément à l’idéal de la « santé parfaite », investit dans son capital biologique et optimise « ses potentialités biologiques et corporelles », d’autre part une bioéconomie fondée sur l’extension à l’humain de la logique capitaliste de mise en valeur marchande de la « vie en elle-même », forme inédite de capitalisme qualifiée, selon les auteurs, de biocapitalisme, de capitalisme biomédical, ou encore de capitalisme génétique. Le corps humain, « molécularisé » (Rose), c’est-à-dire « décomposé en une série d’éléments (gènes, cellules, organes, tissus), est ainsi devenu l’objet d’un immense marché dont les limites ont été « sans cesse repoussées par l’industrie biopharmaceutique et la logique d’innovations qui gouvernent aujourd’hui la recherche biomédicale » (Lafontaine).
L’apparition d’un biocapital investi dans la vitalité humaine correspond à une mutation profonde du capitalisme qui va au-delà des transformations structurelles portées par la financiarisation et la numérisation des activités humaines. En effet, dans la transformation des pratiques médicales et des représentations de la santé, ce sont les conceptions mêmes de l’individu et de la vie en société qui sont affectées.
Que sont en effet devenues les représentations de la dette de vie et de la dette sociale dans cette évolution du capitalisme ? Dans la représentation néolibérale de la santé mentale et de la santé parfaite, la dette de vie est bien présente, mais elle est autoréférentielle, l’individu entrepreneurial somatique se devant à lui-même d’entretenir son capital de vie, d’investir dans sa propre vitalité ; la dette de vie est alors une dette de l’individu vis-à-vis de lui-même, à l’égard de ce tout qu’est la vie organique de son corps. C’est en quelque sorte une dette de l’esprit à l’égard du corps.
En revanche, cette représentation individualiste de la dette de vie est une dénégation de la métamorphose démocratique de la dette de vie en dette sociale, en dette d’interdépendance mutuelle appelant répartition et réciprocité. Cette dénégation passe par deux réductions : la réduction de la société à une collection d’individus autoréférentiels qui ne communiquent entre eux que par la médiation d’une règle qui s’applique à tous, celle du marché concurrentiel ; et la réduction de l’individu à un corps biologique, l’esprit lui-même étant confondu avec le cerveau. A contrario, toute dette de vie considérée comme dette d’appartenance ou dette d’existence est conçue comme une source de mauvaise santé individuelle. Quant à la réduction de la vie humaine à la dimension biologique de la « vie nue », i.e. à un processus physicochimique rationalisable et manipulable par le marché et le capital, elle est dénégation des valeurs associées à la vie sociale, dénégation de ce que la vie humaine sans passions ni croyances est vide de sens.
Dans de telles conceptions de la santé et de la médecine, il n’y a plus de place pour une notion de santé publique qui ne soit pas la simple addition des santés individuelles. Or le capital de vie global d’une société souveraine n’est pas réductible à la somme des créances de vie individuelles ; du fait qu’elle est créditée d’une durée de vie infinie, cette société dispose en effet d’une créance de vie propre qui se manifeste notamment en cas de guerre, quand il s’agit d’en appeler au sacrifice de vies individuelles pour sauver la vie du tout social.
L’institutionnalisation et le développement de ces conceptions de la santé qui correspondent à des détournements des idéaux de la citoyenneté démocratique et de la bioéconomie écologique, sont des facteurs clefs, conjointement à la financiarisation néolibérale et à l’informatisation de l’ensemble des activités, de l’état actuel de délabrement de nos systèmes publics de soins et de recherche en santé mis en pleine lumière par la crise de la Covid-19.
• La crise de la Covid-19 comme crise du modèle néolibéral de santé et source d’une nouvelle crise financière
On peut comprendre maintenant l’impéritie des classes dirigeantes face à la pandémie. Pensées par l’idéologie néolibérale et engagées dans le développement des capitalismes financier, numérique et biomédical, ces classes n’étaient et ne sont toujours pas mentalement préparées à être confrontées à une crise de santé publique qui les a pris à rebrousse-poil au plan idéologique ; il s’agit en effet d’un « problème public » qui ne peut être résolu par la privatisation et dans le cadre de la conception néolibérale de la santé. Le modèle de la « santé parfaite », qui s’est progressivement imposé aux dépens de celui de santé publique, est en effet totalement inadéquat pour traiter une épidémie dont la contagiosité met à mal les rapports interpersonnels et sociaux dans l’ensemble des sphères de la vie sociale.
La pandémie est une crise des relations entre personnes et non pas une maladie traitable au niveau de l’individu. La gravité spécifique de la Covid-19 ne tient pas à son impact au niveau individuel, mais au fait qu’elle prend à contrepied l’organisation du système de santé privilégiée par les gouvernements néolibéraux depuis quarante ans, laquelle impliquait « l’abandon de toute politique de santé publique générale ».
Dit autrement, la présente crise sanitaire exprime la contradiction entre d’un côté, le biocapitalisme financiarisé, et de l’autre, le besoin collectif de santé publique et d’appartenance à des touts protecteurs dont la pandémie de Covid-19 montre la carence et appelle la satisfaction.
Dépourvus du bon référentiel, la plupart des gouvernements ont d’abord ignoré l’épidémie, puis cédé à la panique, en proclamant dans l’urgence qu’ils allaient renverser la vapeur. Mais ils n’ont fait que mimer la Chine en adoptant la distanciation sociale et le confinement, mesures qui reviennent à pousser jusqu’au bout la logique biomédicale néolibérale aux dépens des nécessités de « l’existence », de la vie subjective et relationnelle. D’où cette désorganisation, ces improvisations de la part d’acteurs censés pourtant représenter la rationalité instrumentale et l’efficience. Certes, des mesures d’accompagnement ont été prises pour viabiliser les mises en résidence surveillée à des degrés divers de la population, mais on peut les considérer elles-aussi comme conformes aux accompagnements libéraux d’aide au retour dans le droit chemin de l’autonomie individuelle et du travail, et non comme une expression de solidarité sociale, ce que montre bien l’accroissement des inégalités durant la crise.
Ce que nous révèle d’inédit la crise de la Covid-19 quant à la nature du capitalisme néolibéral, c’est que celui-ci n’est pas seulement fondé sur la financiarisation et la numérisation à l’échelle globale de la plus grande part des activités sociales, mais qu’il a aussi une composante biomédicale essentielle, celle qui est mise en crise au premier chef par la pandémie. On est en présence d’un nouveau capitalisme informationnel bâti sur trois piliers interdépendants : le capitalisme financier, le capitalisme numérique et le capitalisme biomédical.
Enfin il est très probable que nous soyons en présence d’une crise ultime de deux fondements de la forme néolibérale du capitalisme. Le premier est l’ébranlement du pilier biomédical : si les zoonoses et les épidémies se multiplient, ce qui est probable, la conception individualiste de la bonne santé devra céder la place à une conception renouvelée de la santé publique, et donc à une réduction des déficits sociaux des États.
Le second pilier frappé au cœur est le financier. La crise de la Covid-19 correspond à la phase IV d’une crise financière majeure du capitalisme néolibéral commencée en 2008, et tout au long de laquelle un endettement colossal, à l’échelle globale et touchant toutes les dettes, a été accumulé. Du fait du caractère mondial de cette phase IV, il est probable qu’en cas de dérive financière de la crise sanitaire, les institutions financières, tant internationales que nationales, n’auraient plus les moyens de re-stabiliser le système, sauf à sortir du cadre du régime néolibéral. Or cette dérive financière s’est accentuée et continue d’être soutenue sans réserve par les économistes mainstream. En outre, compte tenu des vulnérabilités financières accumulées par les entreprises, les ménages et les États et dans un contexte de crise récessive alimentée par le surendettement et la déflation depuis plusieurs années, si la maladie du surendettement réactivée par la pandémie dégénérait en une maladie grave de la monnaie de crédit bancaire, il est fort probable que l’économie mondiale passe de la récession à la dépression. Le néolibéralisme n’y survivrait pas, car les États seraient alors incapables de socialiser les pertes.
Cela dit, il existe des traitements pour la maladie monétaire menant à la dépression. On va pour finir en examiner un qui s’inscrit dans un scénario écologique, sanitaire et social de sortie de la crise actuelle.
• Émettre une monnaie fiscale pour financer la dette sociale
Les crises financière et sanitaire ne sont pas nécessairement destinées à s’entretenir l’une l’autre si nous trouvons les moyens de définanciariser nos sociétés. En effet, pour rompre avec le cercle vicieux de la dépression et du financement de la dette par de la dette, il n’y a pas d’autres solutions que de définanciariser. Cela signifie rompre avec le monopole de l’émission monétaire concédé au capitalisme bancaire et donc aussi avec l’assimilation de toute monnaie à un actif financier. On ne peut payer sans limites de la dette avec de la dette, il est un moment où, du fait que la monnaie de crédit bancaire est intrinsèquement liée au processus d’endettement, il est nécessaire de renouer avec l’émission d’une monnaie fiscale permettant de mettre fin au processus d’endettement public.
Dès lors que les États doivent payer leurs dettes sociales alors que le niveau global des dettes de toutes sortes et surtout celui de la dette publique ont atteint des records, un retour de la monnaie fiscale s’avère nécessaire. En effet, la crise actuelle de l’endettement social des États correspond à une pathologie de la monnaie propre au régime financier libéral, à savoir le manque d’une monnaie qui ne soit pas un actif financier porteur d’intérêt ; aussi, tout traitement de la première par réduction du déficit social de l’État ne peut se faire qu’en traitant préalablement la seconde, c’est-à-dire en renouant avec des monnaies publiques qui ne soient pas des actifs financiers.
Il existe diverses propositions en ce sens, notamment dans le monde anglo-saxon. Elles font appel aux banques centrales pour réduire ou contourner le rôle des banques commerciales dans l’émission monétaire. Néanmoins nous y voyons deux problèmes, l’un général, l’autre spécifique aux pays de la zone euro. Le problème général est que, vu l’état actuel de dépendance structurelle étroite, désormais bien documentée, des Banques centrales à l’égard des opérateurs, des dispositifs et de l’idéologie néolibérale de la finance de marché, on ne peut guère leur faire confiance pour libérer les puissances publiques de l’ordre de la finance. Le problème spécifique aux pays de la zone euro a trait, quant à lui, au fait que la Banque centrale européenne n’est pas adossée à un pouvoir politique et fiscal de même échelle territoriale qu’elle. On ne peut donc en ce cas envisager une étroite collaboration entre l’État et sa Banque centrale pour émettre une monnaie publique répondant à des besoins collectifs.
En revanche, diverses expériences historiques conduisent à penser qu’au moins dans la zone euro, l’alternative réside dans la ré-institution d’un pouvoir monétaire direct mais non exclusif des États. Tout État membre de la zone euro, en cas de nécessité, pourrait se doter d’un système fiscal de paiement à l’échelle de son territoire qui lui permettrait d’éviter la financiarisation de ses dettes à court terme, de rompre avec les politiques d’austérité budgétaire en relançant son économie en conformité avec des objectifs écologiques, sanitaires et sociaux, et en relocalisant celle-ci pour rééquilibrer sa balance commerciale par réduction des importations et non par des gains de compétitivité à l’exportation.
Il s’agirait pour les États, à cette fin, d’instituer un circuit national du Trésor, i.e. un réseau bancaire public où tous les citoyens en relation monétaire et financière avec la puissance publique – les contribuables et les bénéficiaires des dépenses publiques – disposeraient de comptes de dépôt et deviendraient ainsi des « correspondants du Trésor ». Une fois ce circuit bancaire constitué, le Trésor pourrait l’utiliser pour émettre des bons de paiement fiscal en créditant les comptes de ses correspondants, avec pour finalités, par exemple, d’augmenter le pouvoir d’achat des personnels des services publics, d’instituer un revenu de base, ou de financer des PME innovantes au plan écologique. La valeur libératoire à parité avec l’euro de ces bons de paiement émis par anticipation de l’accroissement des recettes fiscales futures dû à ce surplus de financement serait garantie à la fois par son acceptation à sa valeur nominale pour le paiement des impôts et par son adossement à la masse globale des dépôts des correspondants au Trésor.
NDLA : L’auteur remercie François-Xavier Dudouet, Benjamin Lemoine, Solène Morvant et Jean-Michel Servet pour leurs commentaires et suggestions sur des versions antérieures de cet article.
Michel Aglietta et Sabrina Khanniche, « La vulnérabilité du capitalisme financiarisé face au coronavirus », La Lettre du CEPII, n° 407, avril 2020 ; R. Boyer, Les capitalismes à l’épreuve de la pandémie, La Découverte, 2020 ; Alex Liebman Leibman, Luis Fernando Chaves et Rodrick Wallace, « Le Covid-19 et les circuits du Capital », Terrestres, N° 13, 30/04/2020.
On suit librement ici principalement Alain Ehrenberg, La fatigue d’être soi. Dépression et société, Odile Jacob, 1998, et « La santé mentale ou l’union du mal individuel et du mal commun », SociologieS, novembre 2013, et plus accessoirement Nikolas Rose, « Neurochimical Selves », Society, nov.-dec. 2003.
Sur le biocapitalisme, cf. la synthèse de Céline Lafontaine, Le Corps-marché. La marchandisation de la vie à l’ère de la bioéconomie (Seuil, 2014), qui est plus qu’une très bonne entrée en la matière.
On suit ici librement Claire Lafontaine, Le Corps-marché, et Nikolas Rose, The Politics of Life Itself : Biomedicine, Power, and Subjectivity in the Twenty-First Century, Princeton University Press, 2007.
Comment ne pas penser aussi à la reconnaissance sociale par la population du sens du sacrifice des personnels soignants des hôpitaux au plus fort de la pandémie.
Cf. Thomas Coutrot et Bruno Théret, « Système fiscal de paiement complémentaire : un dispositif pour renverser l’hégémonie », Revue française de socio-économie, n° 22, 2019 ; Bruno Théret, « Note sur le statut de la Banque centrale européenne… », Les Possibles, n° 22, 2020 ; Benjamin Lemoine et Bruno Théret, « Il est possible de construire un circuit du trésor européen écologique », Gestion et Finances Publiques, n° 4, juillet-août, 2020 ; Benjamin Lemoine, « Il faut subvertir les lois du marché pour financer la crise », Libération, 27 mai 2020.
Bruno Théret
ÉCONOMISTE, DIRECTEUR DE RECHERCHES ÉMÉRITE AU CNRS, INSTITUT DE RECHERCHES INTERDISCIPLINAIRES EN SCIENCES SOCIALES (IRISSO), UNIVERSITÉ PARIS DAUPHINE – PSL
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