Hebdo L’Anticapitaliste - 555 (11/02/2021)
Par Étienne Bridel
Des scènes similaires se sont reproduites dans de nombreux États du pays pour faire face à l’appel aux blocages des routes lancé par les dirigeants du mouvement paysan. Cette journée de tensions et d’affrontements n’est pourtant que la dernière péripétie d’un bras de fer qui dure depuis l’été et qui oppose le « Centre », le gouvernement fédéral dirigé par Narendra Modi, à un véritable soulèvement paysan dont l’épicentre se trouve dans les grands États agricoles du nord (Pendjab, Haryana, Uttar Pradesh, etc.). La cause de ce bras de fer inédit est l’adoption au Parlement des trois Farm Bills le 5 juin dernier.
Les Farm Bills
Ces « lois sur la libéralisation du commerce agricole » visent explicitement à dynamiter le marché agricole indien, extrêmement réglementé depuis l’indépendance (1947) et la Révolution verte (dans les années 1960). Concrètement, ces nouvelles lois doivent aboutir d’une part à supprimer les Mandis, les quelque 7 000 marchés agricoles aux mains des États régionaux où les agriculteurEs se voient offrir la garantie de pouvoir écouler leurs stocks selon un volume et des prix fixés à l’avance, ainsi que les « prix agricoles minimums » garantis par l’État. D’autre part, il s’agit de réduire au minimum les « produits agricoles essentiels » dont l’achat pour la population pauvre est largement subventionné par l’État. Ce projet de libéralisation agricole s’accompagne parallèlement d’une offensive en règle de l’État central contre les États fédérés, le premier s’autorisant désormais à légiférer sur des domaines qui lui échappaient jusque-là.
La révolte paysanne
La presse pro-gouvernementale présente systématiquement la révolte contre les Farm Bills depuis ses débuts comme un mouvement manipulé par les riches capitalistes agraires sikhs du nord. Et en effet, au début du mouvement ce sont surtout les dirigeants des unions paysannes du Pendjab ou de l’Haryana qui ont été interviewés, et les Arhtiyas – les gros négociants et courtiers en grains sikhs du Pendjab, qui contrôlent une bonne partie du commerce du blé et du riz dans les Mandis – désignés par Narendra Modi et ses alliés comme leurs principaux adversaires. Le fait qu’une grande partie des manifestantEs qui assiègent Delhi depuis novembre soient Sikhs et que, lors des émeutes du 26 janvier, jour de fête nationale, le Nishan Sahib, le drapeau sikh, ait été hissé au sommet du Fort Rouge par des jeunes, excités ou manipulés, a permis à la presse gouvernementale de tirer à boulets rouges sur cette prétendue menace sikhe contre l’unité indienne.
Pourtant le mécontentement actuel est loin d’être un simple mouvement de défense des « privilèges » des paysanEs du nord. La direction du mouvement paysan compte actuellement près de 500 organisations, issues de nombreux États, même si incontestablement le mouvement reste plus fort dans les États du nord. De plus, les dirigeants paysans insistent depuis le début sur le fait que leur mouvement représente les intérêts de l’ensemble de la paysannerie et de la population. Un discours remarquable dans un pays où la paysannerie est historiquement divisée en de multiples couches du fait des différences régionales, de castes, de religions, etc. et où la plupart des mouvements de contestation, ainsi bornés par les revendications identitaires, ne se rejoignent pas quand ils ne s’opposent pas les uns aux autres.
Une situation explosive
Même si la plupart des manifestations et des émeutes ont eu lieu dans les États du nord, la mobilisation s’étend aussi dans les régions du sud, preuve que la politique de libéralisation agricole de Modi a réussi le tour de force de fédérer une large part du monde paysan – qui occupe au moins de 40 % de la population active du pays – contre elle. Une situation potentiellement très explosive quand on sait que les neuf dixièmes des paysans indiens possèdent moins de deux acres de terre (0,8 hectare), voire pas de terre du tout, et que la situation de la petite paysannerie n’a cessé de se dégrader au cours des dernières années avec la libéralisation croissante du secteur agricole. Ainsi, le nombre de suicides pour cause de surendettement s’élève à près de 350 000 pour les 25 dernières années, 10 000 pour la seule année 2019.
Parallèlement, l’exode rural se poursuit mais l’industrie indienne est incapable d’absorber ce trop-plein de main-d’œuvre si bien qu’une part très importante du prolétariat indien travaille dans l’économie informelle en ville tout en gardant de fortes attaches à la campagne. Le confinement décrété brutalement en 2020 a mis en lumière la situation dramatique de cette population, privée de revenus, dont beaucoup ont dû se résigner à repartir, à pied, dans leurs villages d’origine pour éviter de mourir de faim.
Le mouvement ouvrier
Le mouvement syndical indien et les partis de gauche (des partis communistes au Congrès) ont apporté leur soutien à la révolte paysanne non sans quelques hésitations ou réticences, après les deux Bharat Bandh (journée d’action massive avec grèves et blocages) des 26 novembre et 8 décembre 2020. Ces deux journées, qualifiées par certains de « grèves générales les plus importantes de l’histoire de l’humanité » avec peut-être 200 à 250 millions de personnes mobilisées, doivent une large part de leur succès à la mobilisation paysanne. En effet, la journée du 26 novembre s’est achevée par le Dilhi chalo la marche spectaculaire de plusieurs centaines de milliers de paysanEs sur la capitale, obligeant les dirigeants de gauche à se positionner nettement en leur faveur. Mieux encore, ce sont bel et bien les organisations paysannes qui ont appelé à la seconde journée d’action le 8 décembre, avant de recevoir le soutien de nombreux et nombreuses travailleurEs des villes et de la plupart de leurs organisations.
Depuis le début de la révolte, la détermination des paysans face au gouvernement contraste nettement avec les hésitations ou la timidité des dirigeants des syndicats ou des partis de gauche. Pourtant, les raisons d’entrer en lutte contre Modi ne manquent pas non plus pour les travailleurEs urbains. Il y a quelques mois à peine Modi avait profité du confinement pour passer plusieurs réformes contre les travailleurEs, imité par de nombreux États, bon nombre d’entre eux allant jusqu’à suspendre le code du travail pour trois ans, rétablissant la semaine de travail de 72 heures. Malgré des mobilisations parfois impressionnantes, comme celles des mineurs au mois de juillet dernier contre l’ouverture aux capitaux privés de ce secteur public, qui a réuni plus de 500 000 grévistes sur trois jours, il n’y a pas eu jusque-là de mobilisation d’ensemble hormis ces deux Bharat Bandh, limitées dans leur durée comme dans leurs buts.
Que fait Modi ?
Le gouvernement de Narendra Modi avait pu jusqu’à présent mener la plupart de ses projets sans opposition d’ampleur : la fin du statut autonome du Cachemire pendant l’été 2019, la législation explicitement anti-musulmane adoptée quelques mois plus tard, la suspension du code du travail en mars 2020, etc. Toutes ces mesures qui remettaient en cause des équilibres fondamentaux de la démocratie indienne ont été prises dans un climat de stupeur politique. Ainsi, les manifestations pacifiques contre les lois discriminant la minorité musulmane ont été très violemment réprimées et, à Delhi, suivies de véritables pogroms orchestrés par des milices proches du BJP faisant au moins une cinquantaine de morts, en pleine visite d’État de Donald Trump. C’est peu dire que Modi ne s’attendait visiblement pas à la moindre opposition sérieuse concernant ses lois agricoles, et qu’il peine toujours à croire qu’il ne peut pas y mettre fin en jouant de la matraque contre les manifestantEs. La marche sur Delhi en novembre s’était déjà accompagnée de violentes attaques de la police. À l’issue de la manifestation du 26 janvier et de l’incident du Fort Rouge, Modi avait cru pouvoir faire évacuer de force les campements de paysanEs dans les faubourgs de la capitale, en coupant l’électricité et internet. Un calcul erroné qui n’a fait que renforcer la détermination de ses opposantEs. Parallèlement, Modi se livre à une véritable campagne d’intimidation envers tous ceux de ses opposantEs qui envisageraient de se rallier aux paysanEs. Les attaques dans la presse gouvernementale contre les « anti-nationaux » visent non seulement les paysanEs mobilisés, mais aussi les syndicalistes, journalistes, politiciens, dont un nombre relativement important ont d’ailleurs été arrêtés, comme Shashi Tharoor, écrivain et député du Congrès. En dépit de cette atmosphère délétère, la situation semble échapper de plus en plus largement à Modi. Sa coalition gouvernementale s’est déjà effritée avec le départ de l’Akali Dal, le parti régionaliste pendjabi. Il n’est pas impossible qu’il perde d’autres partenaires si la contestation se poursuit, voire s’approfondit.
Et demain ?
Le mouvement de protestation des paysanEs, en mobilisant des centaines de millions de travailleurEs, urbains comme ruraux, et en les faisant descendre en masse dans la rue, en assiégeant la capitale et en bloquant les routes avec l’assentiment d’une large partie de la population, pourrait contribuer à nourrir un départ de feu. Les rassemblements de masse qui se multiplient actuellement dans toute l’Inde du nord dans le cadre des Panchayat, les assemblées locales villageoises, réunissant parfois des dizaines de milliers de personnes, témoigne que le mouvement, loin de s’essouffler, se renforce et prend même une dimension de plus en plus ouvertement contestataire. Le 5 février, à Shamli dans l’Utar Pradesh, au moins 10 000 personnes se sont réunies, défiant ouvertement l’autorité du Premier ministre de la province, Yogi Adityanath, moine hindouiste d’extrême droite et allié de Modi.
Aujourd’hui, le mouvement paysan indien se retrouve de facto à la tête d’une contestation politique au niveau national. Et si ceux qui dirigent le mouvement sont toujours les riches fermiers du Pendjab, de l’Haryana, de l’Uttar Pradesh ou du Rajasthan, ils sont en train d’entraîner derrière eux une écrasante masse de ruraux, qui, notamment dans les États voisins du nord (comme le Bihar, le Bengale occidental, le Jharkhand…) est composée en bonne part de paysanEs sans terre ou de micro-propriétaires, peu concernés à première vue par la suppression des Mandis. S’ils se mobilisent également, comme les journaux indiens le remarquaient en notant que le mouvement s’étendait progressivement à ces régions et même à d’autres États du sud, c’est donc parce qu’ils savent qu’ils seront les premiers touchés par une nouvelle dégradation de la situation de la paysannerie.
Dans ce contexte de révolte, les paysanEs indiens apparaissent clairement comme l’élément dynamique de la lutte des classes en ce moment. Cela n’empêche pas de constater que les intérêts politiques des travailleurEs coïncident étroitement avec ceux des paysanEs : contre les restrictions de libertés, contre les violences de la police et des milices, contre les réformes « pro-business », pour des mesures d’urgence en faveur des pauvres, etc.
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