Édition du 19 novembre 2024

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Océanie

La Nouvelle-Calédonie, une lutte décoloniale

Pour ne pas déroger à sa gestion habituelle des conflits, le gouvernement semble vouloir passer en force en Nouvelle-Calédonie, ravivant un conflit dont il est difficile de prévoir l’évolution.

Tiré du blogue de l’autrice.

La Nouvelle-Calédonie est une des dernières contrées en date à nous rappeler à quel point la décolonisation est inachevée et difficile de par le globe. En effet, à la suite du vote courant mai à l’Assemblée d’un projet de loi constitutionnel défendu par Gérald Darmanin, des émeutes ont éclaté à Nouméa, entraînant à terme une situation insurrectionnelle, qui a gagné toute la ville. Des scènes de pillages et des incendies ont parsemé les rues. Les affrontements ont produit des dizaines de victimes, dont plusieurs morts. Une ségrégation de la population s’est même mise en place, les quartiers transformés en ghettos grâce à des barricades et même, dans le cas des quartiers les plus riches, de patrouilles de milices armées.

Le projet de Darmanin aborde un point ultra-sensible, puisqu’il revient sur le gel du corps électoral prévu déjà par les Accords de Nouméa en 1998 et entériné par Chirac dans une loi constitutionnelle de 2007, une des mesures les plus importantes de décolonisation.

Effectivement, la paix n’a pas été facile à obtenir en Nouvelle-Calédonie. Après avoir acquis progressivement le droit de vote dans les années 1945 à 1955, les Kanaks se sont retrouvés majoritaires sur les listes électorales, mais le boom du nickel et les migrations massives auxquelles il donne lieu changent la donne. Dans les années 1970, les électeurs kanaks deviennent minoritaires. Le gel du corps électoral s’installe de façon progressive, depuis le référendum Pons de 1987 jusqu’à sa dernière ratification, dans la loi constitutionnelle de Jacques Chirac. Trois listes électorales -nationales, provinciales et pour les consultations, les plus restrictives- coexistent ainsi depuis les accords de Nouméa. Seuls les habitants installés avant le 31 décembre 1994 sont habilités à voter pour les référendums d’autodétermination.

Le gel du corps électoral est une des mesures qui a accompagné le processus de paix en Nouvelle-Calédonie. Les années 1980 ont été marquées par la violence, mais depuis longtemps les tensions se multipliaient entre les Kanaks (autochtones) et les Caldoches (Européens). Ces derniers avaient la mainmise sur les terres et le nickel, métal dont l’extraction est au cœur de l’économie locale. Le mouvement indépendantiste naît à cette période et la violence culmine en 1988 avec le drame d’Ouvéa, une prise d’otages qui se termine en bain de sang. C’est le panorama que viennent pacifier les accords de Matignon. Ils prévoient la création de provinces et un référendum sur l’indépendance en 1998, que les accords de Nouméa remplacent finalement. Ils proposent un nouveau processus de décolonisation, en accordant un statut particulier à la Nouvelle-Calédonie et repoussant trois référendums d’autodétermination. Les indépendantistes l’acceptent en échange du contrôle d’une partie de l’industrie du nickel, dans le nord de l’archipel.

Depuis, le partage du nickel a permis un rééquilibrage, jugé toutefois insuffisant par la population. Au sud, le métal est exploité par des entreprises privées ; au nord, gouverné par les indépendantistes, l’usine de Koniambo est venue rééquilibrer les forces. Elle a permis de développer la région et de donner accès à la population à des services basiques, pour lesquels elle devait parfois se déplacer à Nouméa : santé, université… Cependant, l’exploitation du nickel a entraîné des problèmes de santé liés à la pollution, surtout dans le sud. Puis, les inégalités demeurent et deviennent même très visibles dans le sud, où les appartements de luxe se trouvent à proximité de quartiers précarisés. Tandis que les loyers de Nouméa sont proches de ceux de Paris, les logements sociaux sont habités en majorité par des Océaniens. L’économie réserve encore une large place au monopole, découle visiblement de la colonisation. Le coût des produits de base est exorbitant et l’écart dans l’accès aux études et aux professions socialement valorisées reste inchangé. Le rééquilibrage apparaît donc mitigé, les inégalités rendant fragile la paix sociale et engendrant une frustration importante chez la jeunesse kanake.

Si la paix règne durant trente-cinq ans, le contexte se dégrade peu à peu. En 2018, Emmanuel Macron se félicite publiquement de l’issue négative du premier référendum, attitude comprise par les Calédoniens comme rupture de l’impartialité attendue du gouvernement en la matière. Puis, la dégradation devient visible en 2021, avec les conflits qu’engendre le troisième référendum. Celui-ci devait avoir lieu en 2022, mais il se tient en décembre 2021 à la demande de Macron, qui souhaitait clore l’accord de Nouméa avant la fin de son premier quinquennat. Il est boycotté par les indépendantistes du FLKNS, qui entendent marquer par ce geste leur rejet de son choix, jugé partial, de ne pas respecter la période de deuil kanak.

La crise du covid-19 a fait ressortir l’héritage colonial dans le monde. Si le Brésil de Bolsonaro avait laissé les autochtones à l’abandon, la Nouvelle-Calédonie a été touchée de plein fouet par le variant Delta, sans recevoir de secours particulier. Au 10 octobre 2021, les autorités faisaient état de 9166 cas confirmés, 55 patients en réanimation et 200 décès. Moins d’un habitant sur deux présentait un schéma vaccinal complet. Le référendum est maintenu malgré le souhait du FLKNS et se déroule en décembre 2021. Il est jugé d’autant plus illégitime et bancal par les indépendantistes que l’abstention a faussé le résultat et que la crise sanitaire a surdimensionné dans les esprits le besoin de soutien de la métropole.

La tension entre l’Etat et le FLNKS empêche la reprise des discussions sur l’avenir institutionnel, alors même qu’un accord sur l’avenir de l’archipel, toujours considéré territoire non autonome par l’ONU, devait être conclu, y compris en cas de résultat négatif aux trois référendums que prévoyait Nouméa. La nomination de la présidente LR de la province Sud Sonia Backès au poste de secrétaire d’Etat chargée à la citoyenneté s’ajoute pour les Kanaks à cette succession d’atteintes au principe d’impartialité de l’Etat. Elle rend d’autant plus inexplicable qu’un dossier si fragile soit confié à Gérald Darmanin, dont le style autoritaire et brutal n’est plus à démontrer, plutôt qu’à Gabriel Attal. Un tel manque de tact dévoile sans détours le substrat colonial qui sous-tend encore les relations du gouvernement au territoire et voue d’emblée à l’échec le processus.

Bien de choses sont en jeu dans l’actuelle réforme d’élargissement du corps électoral. Elle suppose l’inclusion de 25000 nouveaux électeurs, tous arrivés après les accords de Nouméa. Les Kanaks craignent, sans doute à juste titre, un retour à la mainmise coloniale, leur influence diminuant de fait au profit des Caldoches. En effet, sur 271000 habitants, 41,2% sont Kanaks, 24,1% Européens (Caldoches), 27,2% ont d’autres origines et 7,5% se disent « calédoniens » (refusent toute étiquette ethnique). Si le décompte électoral précédent donnait la prééminence aux Kanaks, le renversement prévu par Darmanin les rend minoritaires, avec toutes les conséquences politiques à prévoir sur les choix futurs de l’archipel.

La crainte des Kanaks est d’autant plus compréhensible que le ministre de l’Intérieur a défendu sa réforme lors du vote de l’Assemblée de forme coloniale et raciste. Durant son intervention, plutôt que de prendre la mesure de la gravité des choses, il a attaqué les représentants de LFI, opposés à ces réformes. Puis, il a eu recours à des faux-raisonnements, qui éludent sans vergogne le passé colonial. Ainsi, il a établi un parallèle entre le vote des étrangers sur le sol national et celui en Nouvelle-Calédonie des personnes installées après les accords de Nouméa. Or, cela revient à nier l’abus sans nom que la colonisation a constitué pour ce territoire. S’accrochant pour défendre sa réforme à l’universalisme républicain, Darmanin n’a pas hésité à ignorer l’existence même du pillage colonial.

Rappelons que, dès 1853, les spoliations foncières, les déplacements et le travail forcé ont décimé la population autochtone. Tant et si bien, qu’en 1921 elle avait chuté de 80% par rapport à 1774, réduite à 27100 Kanaks. A la fin du XIXème et début du XXème siècles, alors que la décolonisation prospère, la France affirme sa stratégie de peuplement de la Nouvelle-Calédonie, y déportant bagnards, communards et Algériens. Le régime d’indigénat ne prend fin qu’en 1946. Dans les années 1970, avec le boom du nickel, une nouvelle vague migratoire se met en place, ouvertement assumée comme méthode de peuplement par le premier ministre Pierre Messmer. Malgré les tensions qui débouchent sur les accords de Matignon, les Kanaks accordent une place aux descendants des Blancs déportés, dont ils acceptent le vote.

Car, n’en déplaise à Gérald Darmanin, en Nouvelle-Calédonie, discuter du corps électoral revient à repenser la citoyenneté. Comment la construit-on dans un archipel qui a été colonisé ? Si depuis les années 1980 le processus de décolonisation et pacification s’était construit sur l’idée d’un « destin commun », celui-ci se trouve aujourd’hui remis en question. En effet, le problème du corps électoral est celui de la maîtrise ou non par le peuple colonisé de son propre destin. Une blessure particulièrement douloureuse quand on a subi dans sa propre chair de tels saccages, humains, culturels, spirituels et symboliques.

Ainsi, les Kanaks assimilent le dégel du corps électoral à un « retour à la colonie de peuplement ». L’impression d’atteinte et de brutalité est d’autant plus virulente que les discussions ont été très clivées dans l’hémicycle. Outre l’argumentaire raciste de Darmanin, on peut signaler que le rapporteur du texte, Nicolas Metzdorf, député Renaissance, a fait polémique. René Dosière, ancien rapporteur, estime que son rapport serait un brûlot anti-indépendantiste qui réécrit l’histoire récente. Faisant pendant à cette appréciation, l’intéressé jugeait que ses adversaires « hiérarchisaient les populations » et accusait la Nupes de soutenir les indépendantistes. Puis, si l’absentéisme avait été orchestré lors du troisième référendum, les Kanaks ne sont pas représentés non plus dans ces débats, ce qui donne l’impression que l’histoire se répète. La tenue du processus de décolonisation se résoudrait ainsi de façon assez infantilisante (et coloniale), sans le concours du peuple colonisé.

Adopté par l’Assemblée nationale, le projet de loi doit encore passer au Congrès de Versailles. Il permet aux personnes installées depuis plus de dix ans de voter aux élections provinciales. Si les indépendantistes sont outrés par la façon dont les choses se sont déroulées, les loyalistes estiment que le projet résulte de la victoire du « non » aux trois référendums. Macron a annoncé qu’un Congrès se tiendrait avant fin juin, mais que le gouvernement recevrait avant des représentants des forces politiques régionales. Une mesure bien maigre face à tant d’écarts. D’autant que l’intérêt français est loin d’être clair, la Nouvelle-Calédonie étant le quatrième producteur mondial de nickel, un métal clé pour les industries « vertes ». Puis, Paris a des intérêts liés à sa stratégie indo-pacifique face à la Chine.

Alors que les indépendantistes calédoniens souhaitent trouver un accord d’égal à égal, il ressort du débat politique en France un manque d’intérêt et d’empathie pour la région, chacun s’en emparant pour ses intérêts. Le temps est venu de décider du sort des anciennes colonies d’une manière authentiquement décoloniale, c’est-à-dire, dans le respect et sans forcer le trait. Ce d’autant plus que les civilisations qui ont été écrasées portaient bien souvent des valeurs distinctes des occidentales, mais non moins pertinentes et intéressantes.

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