Édition du 19 novembre 2024

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Laïcité

La Loi québécoise sur la laïcité de l’État : argumentaires de trois intellectuels et lignes de fracture entre partisans et opposants

Dans le contexte de ses conférences sur « Le politique, déclin ou recomposition ? », le Groupe de recherche interdisciplinaire sur le développement régional de l’Est du Québec (GRIDEQ) dont je suis membre s’intéresse à la laïcité. Ce phénomène se traduit ici et maintenant dans les principes et les modalités de la Loi québécoise sur la laïcité de l’État. Trois grandes figures intellectuelles sont venues présenter leur argumentaire sur cette question : Guy Rocher (17 septembre), Charles Taylor (30 septembre) et Gérard Bouchard (11 novembre). Ces argumentaires sont repris ici, après avoir mis en contexte la Loi. Grâce ensuite à un modèle développé par Sabrina Moisan et Jean-Philippe Warren, les lignes de fracture entre partisans et opposants à la Loi sont définies.

Jean Bernatchez

La Loi québécoise sur la laïcité de l’État

Cette Loi a été sanctionnée en juin 2019 sous le bâillon : 73 députés ont voté en faveur (CAQ et PQ) et 35 ont voté contre (PLQ et QS). Déjà, elle est contestée devant les tribunaux. La Loi soutient que l’État du Québec est laïque et que la laïcité repose sur quatre principes : (1) la séparation de l’État et des religions ; (2) la neutralité religieuse de l’État ; (3) l’égalité de tous les citoyen.nes ; (4) la liberté de conscience et de religion. Elle se traduit par l’interdiction de porter un signe religieux et l’obligation d’offrir des services à visage découvert pour certaines catégories de personnes identifiées dans la Loi. Un signe religieux est un « objet, notamment un vêtement, un symbole, un bijou, une parure, un accessoire ou un couvre-chef qui est porté en lien avec une conviction ou une croyance religieuse ». Les différends quant à la Loi touchent d’abord ses principes : son adoption impose de modifier la Charte québécoise des droits et libertés de la personne et d’utiliser les clauses dérogatoires à la Charte canadienne des droits et libertés. La Loi contrevient à certains articles de ces chartes. Sur le plan des modalités, il est souvent difficile de reconnaître un signe religieux (et de le distinguer d’un symbole culturel), mais la pierre d’achoppement est l’interdiction du port de signes religieux par les enseignant.es du réseau scolaire public.

Guy Rocher : oui à la Loi

Guy Rocher est un sociologue québécois de grande réputation, professeur émérite de sociologie de l’Université de Montréal. Il est nationaliste et progressiste, un artisan de la Révolution tranquille et un des commissaires de la Commission Parent. Il est d’accord avec la Loi. Son argument principal est à l’effet que les convictions religieuses des élèves doivent avoir préséance sur celles des enseignant.es. Cinq motifs militent en faveur de sa position. (1) La Loi va dans le sens des grandes transformations mises en œuvre à compter des années 1960 sur le plan de la démocratisation des sociétés (mais un recul est observé récemment). (2) L’État doit respecter les convictions religieuses des élèves et des parents. (3) Le Québec est une société pluraliste sur le plan religieux. (4) C’est la première fois qu’est défini dans une loi le concept de laïcité, et cette définition est opératoire. (5) La Loi n’est pas faite que pour le présent, mais pour l’avenir. Il craint une reconfessionnalisation du système scolaire. La Loi constitue selon lui un rempart.

Charles Taylor : non à la Loi

Charles Taylor est un philosophe québécois, professeur émérite de sciences politiques de l’Université McGill. Auteur de réputation mondiale, son œuvre est saluée comme une riche contribution à la pensée contemporaine. Il est coauteur du Rapport Bouchard-Taylor (2008) sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Il est contre la Loi. Selon lui, elle est de nature à entraver l’intégration des nouveaux arrivants et à alimenter les préjugés. Son argumentaire se fonde sur la distinction entre la laïcité ouverte (dont il se réclame) et la laïcité militante (qui correspond aux principes de la Loi). Il voit dans la laïcité militante une forme de discrimination entre les religions car certaines sont associées à des signes extérieurs évidents. Il déplore notamment l’interdiction du port du voile islamique par les enseignantes québécoises. « Pour être Québécois, il faut semble-t-il être un ex-catholique », conclut-il en boutade.

Gérard Bouchard : non à la Loi

Gérard Bouchard est historien et sociologue titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaires collectifs à l’Université du Québec à Chicoutimi. Il a des réserves quant à cette Loi « radicale issue d’un débat cadenassé ». Il demeure favorable aux principes du Rapport Bouchard-Taylor (2008) qu’il a cosigné avec Charles Taylor, notamment quant à l’interdiction des signes religieux pour les policiers, les juges, les procureurs de la Couronne et les gardiens de prison. Les quatre principes de la Loi sont valables à ses yeux, mais sur le plan juridique, le gouvernement n’a pas formulé de « motif supérieur » justifiant l’interdiction de signes religieux pour les enseignant.es et pour les directions d’école. Sur le plan sociologique, il observe le renforcement du clivage entre Montréal, ville multiculturelle, et les régions, plutôt homogènes. Il juge que le gouvernement de la CAQ légifère d’abord en fonction de sa base électorale concentrée en région. Il s’inquiète pour la réputation du Québec à l’étranger, considérant l’interprétation qui est faite de l’adoption de cette Loi.

Les lignes de fracture entre les partisans et les opposants

Dans un article de La Presse+ du 26 mai 2019, Sabrina Moisan de l’Université de Sherbrooke et Jean-Philippe Warren de l’Université Concordia relèvent quatre lignes de fractures entre les partisans et les opposants à cette Loi. (1) La première touche aux enjeux identitaires : les partisans de la Loi craignent un retour au fondamentalisme religieux et les opposants, la montée des populismes de droite. (2) La deuxième a trait au rapport au religieux : les partisans voient dans le port d’un signe religieux un prosélytisme (l’action de recruter des adeptes) alors que les opposants y perçoivent un indice d’inclusion dans une société pluraliste. (3) La troisième concerne les tensions entre neutralité religieuse et liberté de religion : pour les partisans de la Loi, l’État ne doit tolérer la présence d’aucune religion pour ce qui relève de ses fonctions régaliennes (police, défense, etc.), alors que les opposants estiment que cela n’affecte par la neutralité de l’État puisqu’en admettant l’expression de toutes les religions, l’État se montre indifférent à toutes. (4) La quatrième ligne de fracture est liée à la question des femmes musulmanes voilées : les partisans croient que la Loi favorisera l’émancipation de ces femmes en discriminant les vêtements associés à des symboles d’oppression, alors que les opposants estiment que la Loi contribuera plutôt à les stigmatiser davantage.

***

En mars 2019, la position de Québec solidaire d’adhérer au principe de l’absence d’interdiction de signes religieux et d’abandonner le compromis Bouchard-Taylor avait surpris plusieurs militant.es et autres sympathisant.es de gauche. Cependant, cette position se justifie grâce à un argumentaire campé à gauche du spectre politique. La conséquence la plus évidente de cette Loi est la stigmatisation des femmes qui portent le voile dans l’exercice de leur travail d’enseignantes dans le réseau des écoles publiques du Québec. Aucun « motif supérieur » ne justifie la remise en question de ce droit.

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