Tous ces motifs avérés ont déjà été soulignés, mais il en demeure un autre qui constitue, à notre avis, un vecteur de changement encore plus important. Tous les pays arabes sont passés (progressivement, mais plus lentement que l’Occident) de la société patriarcale artisanale, un monde de petits entrepreneurs régionaux, à une économie marchande de livraison de ressources naturelles et de produits manufacturés à des marchés globalisés.
S’appuyant sur le pouvoir, sur les ressources de l’État et sur le pillage de leurs budgets, une couche de milliardaires, de millionnaires, de grands capitalistes, a délogé peu à peu les propriétaires fonciers et les commerçants du souk de l’administration de l’appareil étatique. Les emprunts grotesques qu’ils ont contractés (Maroc, Algérie, Tunisie, Égypte, Jordanie, Yémen, Syrie) ont servi, pour l’essentiel, à abonder trois postes budgétaires :
1) Payer l’armée, les policiers et les services de sécurité, toute une engeance répressive pour maintenir la dictature des riches. Bon an mal an, les États-Unis ont accordé 1,3 milliard d’aide au gouvernement Moubarak, essentiellement pour qu’il puisse payer cet appareil régressif.
2) Créer, supporter puis enrichir une classe de grands capitalistes qui ont fait construire des édifices et des infrastructures civiles, développé des services tertiaires, financiers et boursiers, ainsi que des moyens de transports, etc. Ces travaux ont requis le développement d’une classe ouvrière de plus en plus nombreuse et mieux formée. Quand la crise économique occidentale s’est abattue sur les pays arabes, en 2008, des milliers de travailleurs ont été jetés sur le pavé sur les ordres du FMI [1]. Or, Il n’y a pas de filet de sécurité, dans ces pays dévastés où la classe des riches accapare tout et ne laisse rien pour la survie. La cellule familiale étendue, en voie de désintégration dans ces contrées en cours d’industrialisation et de tertiarisation, n’a pas permis comme auparavant de compenser les déficiences de ces états qui n’ont rien de « providentiel ».
3) Enfin, de façon moins importante, les ressources de l’État ont contribué à développer quelques institutions collectives et sociales comme les écoles, les hôpitaux, les dispensaires, les garderies, les services d’adduction d’eau, les centrales électriques, les logements, les transports publics et les autres services essentiels à la formation et la reproduction de la force de travail.
Depuis trente ans, tous ces développements, y compris la constitution d’une caste de grands capitalistes, de marchands monopolistes et de petit-bourgeois du commerce et des communications ont profondément transformé le paysage social des pays arabes (moins en Arabie Saoudite et aux Émirats Arabes Unis pour cause de rentes pétrolières immenses). Les anciens rapports de production néocoloniaux et quasi-féodaux, que les colonialistes français, britanniques et italiens avaient laissé perdurer, ont été détruits progressivement pour être remplacés par les rapports sociaux caractéristiques de l’impérialisme triomphant.
Quand un nouveaux système de production s’installe sur un territoire national, il nécessite impérativement le développement de nouveaux rapports sociaux de production, de nouveaux rapports entre les hommes et les femmes, de nouvelles structures familiales, une nouvelle répartition des responsabilités et une nouvelle distribution des pouvoirs entre les différentes classes sociales en conflit, ainsi que de nouveaux rôles pour l’État et pour ses institutions. Il entraîne l’apparition de nouvelles élites et d’une nouvelle couche de bourgeois laïcisants, phénomène qui débouche sur la remise en cause du statut et du rôle des anciennes élites, religieuses notamment, héritées du monde précédent.
Les anciens rapports sociaux néocoloniaux et semi-féodaux ont été mis à mal dans tous les pays arabes, car ils ne pouvaient survivre aux transformations de la cellule familiale et des superstructures idéologiques. Les anciennes couches sociales dégradées ont résisté et se sont accrochées au pouvoir, ce qui a suscité la résurgence de courants religieux islamistes éphémères. La crispation de courants religieux islamistes dans la plupart des pays arabes n’est pas l’indicateur d’un retour en arrière et d’une cristallisation des anciens rapports sociaux ; c’est, au contraire, le baroud d’honneur d’un ancien monde en voie de décrépitude. Dans les grandes villes industrielles arabes, la pratique religieuse recule, comme dans toutes les sociétés industrialisées.
Ce qu’Emmanuel Todd, dans un écrit récent, identifie comme étant la cause des modifications profondes de la société arabe est en réalité la résultante de ces transformations en cours, lesquelles se mesurent par des indicateurs démographiques très précis, comme les pratiques endogames, les taux d’alphabétisation et de scolarisation, particulièrement chez les femmes, le nombre d’enfants par ménage, l’âge du mariage, etc. Tous ces indicateurs attestent de l’évolution économique, industrielle, commerciale, sociale et démographique de la plupart des pays arabes, qui ont pour plusieurs désormais rejoint la « modernité » dans le sens économique du terme [2].
Une société capitaliste en expansion requiert que l’État joue son rôle de régulateur de l’économie, de bâtisseur d’infrastructures, de gestionnaire des services de formation et de reproduction de la main-d’’uvre, ainsi que d’arbitre des intérêts conflictuels entre les différentes couches de la bourgeoisie. Le rôle de répression des mouvements populaires et sociaux est censé s’atténuer si l’on sait bien utiliser l’appareil idéologique pour produire du consentement. En effet, un système capitaliste qui fonctionne bien ne tend pas à instaurer une dictature politique ou militaire qui provoque des tensions sociales, de la répression, des conflits incessants, des baisses de productivité et l’émergence d’une économie souterraine incontrôlée.
La « démocratie » parlementaire, caractérisée par l’alternance de partis au pouvoir, comme on en retrouve dans la plupart des sociétés occidentales et dans plusieurs sociétés misérables du tiers-monde, en Afrique et en Amérique du Sud, est préférable. Les libertés de parole, de publication et de manifestation, tant que le pouvoir des riches n’est pas mis en péril, sont plus convenables. Évidemment, encore faut-il que le peuple sache voter. Un jour, les Chiliens n’ont pas su utiliser le privilège « démocratique » qui leur était accordé : Pinochet le leur a retiré. Un jour, en Palestine occupée, les Palestiniens n’ont pas su apprécier le privilège « démocratique » que l’occupant sioniste leur avait concédé, et ils ont élu le Hamas : le colonisateur le leur a retiré. Un jour, en 1992, le peuple algérien pauvre a souhaité se révolter, et il a mal voté : l’armée le lui a retiré son droit de vote. Un jour, les Libanais n’ont pas usé correctement de leur privilège démocratique et ils ont voté pour le Hezbollah’ Mais, cette fois-là, le pouvoir n’a pas pu leur retirer le droit de voter, car le peuple libanais était armé. C’est le particularisme du modèle libanais [3]. Le Royaume saoudien n’a pas encouragé les bouleversements du gouvernement au Liban ; il les tolère, faute de pouvoir les contrer. Le nouveau Premier ministre Mikati est un milliardaire libano-syrien, et non pas saoudien, et le Hezbollah Chiite n’est pas le choix de la dynastie Wahhabite sunnite de Riyad, qui est aussi l’alliée de Tel-Aviv et qui a financé, selon Thierry Meyssan, l’agression sanguinaire contre Gaza, n’en déplaise à certains analystes tenants de la surdétermination antisioniste [4]. L’idéologie sioniste n’est jamais qu’une variante régionale de l’idéologie impérialiste américaine.
Le Liban fut le premier pays à se libérer de ses anciens rapports sociaux coloniaux, un modèle pour les peuples arabes selon une enquête de la revue Slate.fr. Le multipartisme y existe depuis des années et une majorité des Arabes ayant répondu à une enquête effectuée dans plusieurs pays rêve de vivre au Liban (51%). Rien d’étonnant, le Liban est la contrée la plus tertiarisée des pays arabisés [5].
Force est d’observer que dans la plupart des soulèvements qui ont cours, en Tunisie, en Égypte, en Jordanie, en Algérie ou au Yémen, les islamistes et la hiérarchie religieuse musulmane et copte n’ont pas joué un rôle déterminant. Ce sont les autorités égyptiennes qui ont souhaité le retour d’exil d’un leader islamiste et les « Frères musulmans » ont d’abord été très réticents à soutenir le mouvement. En Tunisie, les islamistes sont à-peu-près absents, tout comme en Algérie. Quand les sionistes prétendent être inquiets du retour de la mouvance islamiste, c’est en fait un appel à ressortir ce vieil épouvantail qui servira de sortie de secours au cas, sait-on jamais, où de véritables révolutionnaires parviendraient à s’emparer de la direction des révoltes démocratiques, ce qui risque peu de se produire.
La révolution démocratique bourgeoise qui a éclaté au Maghreb et au Mashrek est bien accueillie par les anciennes puissances coloniales et par les Américains. Les Etats-Unis, cependant, l’ont compris plus rapidement et ils sont favorables à ces changements : en Égypte, ils font la promotion de leur candidat présumé, qu’ils présentent comme un grand leader de l’opposition. Ce leader autoproclamé, qui leur a déjà servi à la tête de l’Agence Internationale de l’Énergie Atomique (AIEA), a présenté son « Plan de transition du pouvoir » non pas au peuple égyptien en révolte et souffrant, mais à l’ambassadrice américaine au Caire, afin de bien signifier à qui il souhaitait plaire [6]. Que cet homme soit adoubé par les « Frères musulmans », cela chaud peu aux militaires de Washington dès lors que ce prétendant défend une politique de compromission et de négociation avec Israël et en soutien aux magouilleurs-négociateurs de l’Autorité de Ramallah.
Le maintien de dictateurs usés, déconsidérés et détestés n’est pas une option pour le champion du développement des rapports impérialistes de production. Barak Obama sait mieux que personne que la seule voie, pour les pays arabes, c’est l’établissement de gouvernements bourgeois pluralistes assurant l’alternance « démocratique ». De cette façon, les clans capitalistes se surveillent et s’observent, s’entendent et se concurrencent, tout en s’assurant que les crédits gérés par l’État ne servent pas qu’à enrichir les riches sans fournir aucun service aux travailleurs et à la population, que l’on doit obligatoirement nourrir, éduquer, soigner, amuser si l’on souhaite les voir retourner au travail la semaine suivante. La roue industrielle et commerciale doit tourner et c’est à l’Etat qu’il incombe de s’en assurer.
Il demeure toutefois une source de préoccupation pour Obama : les peuples arabes sont-ils suffisamment endoctrinés et dressés pour bien user de ces libertés et comprendre que l’alternance du pouvoir parlementaire doit se faire entre un parti bourgeois et un remplaçant équivalent, un peu comme aux États-Unis entre les partis démocrate et républicain ou, en France, entre pseudo-socialistes et UMP ’ Ce n’est pas évident. C’est ce danger de « dérapage démocratique » qu’Hubert Védrine, ancien ministre socialiste français des Affaires Étrangères, tentait de prévenir en indiquant que « les pays du Sud ’ entendez du Sud méditerranéen ’ ne sont pas mûrs pour la démocratie ; il a fallu plusieurs siècles pour que, nous, les Occidentaux, nous accédions à la démocratie. En attendant, les puissances européennes doivent traiter avec les États et les élites au pouvoir » [7]. Selon Washington et les capitales européennes, les peuples arabes peuvent et doivent voter, mais seulement parmi les interlocuteurs désignés comme acceptables par les Américains et leurs alliés. Des candidats qui ne remettront pas en cause la politique internationale de l’Égypte, vis-à-vis d’Israël, par exemple, et qui n’auront pas de rêves d’indépendance, comme Nasser en avait. Les autres partis pourront se présenter aux élections, mais ils ne devront jamais gagner, sinon ces « libertés » seront retirées par l’armée.
C’est à cette tâche que se dévouent présentement les officines des ambassades américaines, les services secrets occidentaux, le Mossad et toute une panoplie d’agitateurs infiltrés dans les mouvements populaires arabes. De cette évolution « démocratique » et du respect des oukases Étatsuniens dépendra l’intervention musclée ou non des armées sorties des casernes et répandues dans les rues.
L’armée étant divisée en deux clans, dans « l’Égypte au bord du sang » [8], Moubarak conserve l’espoir de sauver sa dynastie déchue, mais cet espoir du vieux Rais n’aura qu’un temps très bref : sous peu, la majorité de l’État-major de l’armée fera comprendre à ce clan que son règne est terminé. Si le maintien d’une dictature réactionnaire en Égypte était le premier choix de Bush le néocon, ce n’est pas celui de l’Amérique d’Obama, pour les raisons que nous avons déjà évoquées. La démocratie parlementaire bourgeoise avec alternance est le mode de gouvernance préféré en société capitaliste.
Comme en Tunisie, c’est l’armée (égyptienne) qui jugera de ce que la petite bourgeoisie aura accompli au cours de ces jours de sursis et c’est elle qui décidera si elle doit retourner dans ses casernes ou rester sur les parvis et les marchés pour encadrer, voire sanctionner, au besoin, la « démocratie » accordée ou refusée. Les peuples arabes de Tunisie et d’Égypte auront l’autorisation de voter et ils pourront recommencer aussi souvent que souhaité, s’ils savent voter pour le candidat qu’on leur aura désigné. La petite bourgeoisie arabe et occidentale, aux anges, calmera le jeu jusqu’à la prochaine révolte populaire pour le pain, le travail, l’équité et la dignité.
Robertbibeau@hotmail.com