Édition du 5 novembre 2024

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Amérique du Sud

L’ouragan Milei. Les sept clés de l’élection argentine

La défaite de Milei n’aurait pas été une victoire pour notre camp social et politique, mais sa large victoire est une terrible défaite, qui procède sans doute d’une déroute stratégique et même culturelle de la gauche. La percée inattendue de Milei lors des primaires d’août dernier avait fait l’objet d’analyses approfondies dans nos colonnes par Claudio Katz, Martin Mosquera, Mariano Schuster et Pablo Stefanoni, mais il faudra des enquêtes fouillées pour comprendre ce qui vient de se jouer en Argentine.

Tiré de Contretemps
21 novembre 2023

Par Mariano Schuster et Pablo Stefanoni

Cette victoire d‘un économiste qui se définit comme « anarcho-capitaliste » – et qui appartient plus précisément au courant « paléolibertarien » analysé notamment par Pablo Stefanoni – ouvre en tout cas un scénario inédit et imprévisible. Comment comprendre ce basculement politique qui a porté au pouvoir un homme sans expérience politique ni véritable mouvement structuré derrière lui, mais appartenant à une nouvelle extrême droite globale ?

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Le libertarien Javier Milei a remporté l’élection présidentielle argentine avec 55,7 % des voix contre 44,3 % pour le péroniste Sergio Massa, soit une marge beaucoup plus importante que ce que prévoyaient les sondages. En l’espace de deux ans, cet outsider aligné sur l’extrême droite mondiale est passé des studios de télévision, où il était connu pour son style excentrique et ses cheveux indisciplinés, à la Casa Rosada [la Maison Rose est le siège du pouvoir exécutif argentin]. Comment l’Argentine en est-elle arrivée à cette situation apparemment impossible il y a quelques mois ? Pour la première fois dans l’histoire du pays, un homme sans expérience de gestion, sans maire ni gouverneur et sans représentation significative au Congrès est devenu président.

1/ Javier Milei, un homme sans expérience politique, connu pour ses discours anti-keynésiens virulents et son mépris pour la « caste » politique, a exprimé, lors des élections argentines, une sorte de mutinerie électorale anti-progressiste. Ce processus a certes des particularités locales, mais il exprime un phénomène plus large qui transcende le pays qui vient de l’élire. Si les raisons du non-conformisme qui a conduit une partie des citoyens à voter pour Milei peuvent être trouvées, dans de nombreux cas, dans des fondements économiques, l’expansion du libertarianisme est également liée à un phénomène global d’émergence de droites alternatives avec des discours anti-statu quo qui capturent le malaise social et le rejet des élites politiques et culturelles. L’expansion de la droite n’est pas toujours justifiée par des raisons économiques. L’extrême droite crée des clivages en fonction des réalités locales et se développe également dans les pays à haut niveau de prospérité. Milei a intégré de nombreux discours de ces droites radicales mondiales, souvent de manière non digérée, comme celui qui postule que le changement climatique est une invention du socialisme ou du « marxisme culturel », ou celui qui souligne que nous vivons sous une sorte de néo-totalitarisme progressiste.

Dans une large mesure, le phénomène Milei s’est développé à partir de la base et a longtemps échappé à l’attention des politologues – et des élites politiques et économiques elles-mêmes – et a réussi à teinter le mécontentement social d’une idéologie « paléolibertarienne » sans aucune tradition en Argentine (l’offre crée sa propre demande). Ses slogans « La casta tiene miedo » (La caste a peur) ou « Viva la libertad, carajo » (Vive la liberté, merde) se mêlent à une esthétique rock qui éloigne Milei de la rigidité des vieux libéraux-conservateurs.

Son discours s’inscrit dans un esprit de « Qu’ils s’en aillent tous », à tel point qu’il a réussi à faire de ce slogan, lancé en 2001 contre l’hégémonie néolibérale, le cri de guerre de la nouvelle droite.

2/ Économiste mathématicien, à l’origine défenseur du libéralisme classique, Milei s’est converti vers 2013 aux idées de l’école autrichienne d’économie dans sa version la plus radicale : celle de l’Américain Murray Rothbard. L’essor politique de Milei a été porté par son style flamboyant, son discours nauséabond contre la « caste » politique et un ensemble d’idées ultra-radicales identifiées à l’anarcho-capitalisme et méfiantes à l’égard de la démocratie.

Depuis 2016, principalement grâce à ses apparitions télévisées, ses présentations de livres, ses vidéos sur Youtube ou ses conférences publiques dans les parcs, Milei a réussi à générer une forte attraction auprès de nombreux jeunes, qui se sont mis à lire divers auteurs libertariens et sont devenus sa première base de soutien. Après son saut en politique en 2021, lorsqu’il est entré à la Chambre des députés, il a obtenu un soutien socialement transversal, qui incluait les quartiers populaires. C’est là que son discours, qui semble sortir de La Grève (titre original en anglais : Atlas Shrugged, littéralement : « Atlas haussa les épaules ») d’Ayn Rand, se connecte à l’entrepreneuriat populaire et à l’ambivalence – parfois radicale – de ces secteurs à l’égard de l’État. La pandémie et les mesures de confinement de l’État ont également nourri plusieurs des dynamiques pro-« liberté » qu’incarne Milei.

3/ Le soutien de Mauricio Macri, ancien président entre 2015 et 2019 et leader de « l’aile dure » de la coalition Juntos por el Cambio (JxC), a été décisif pour les chances de Milei au second tour. Avec le soutien de Macri et de Patricia Bullrich (qui avait été reléguée en troisième position au premier tour), le discours anti-caste de Milei – qui semblait plafonner à 30 % des voix – s’est mué en celui de « Kirchnerisme ou liberté », qui avait été le slogan de Bullrich. Dès lors, sa stratégie a consisté à exprimer le vote anti-kirchnériste. A partir de cette base, il devient suffisamment fort pour affronter le péronisme. Mais, en même temps, Milei est devenu extrêmement dépendant de Macri. Ce dernier a vu dans le manque de structure et d’équipement de Milei la possibilité de reprendre le pouvoir après l’échec de son gouvernement : non seulement le Macrismo fournira des cadres au Mileismo naissant, mais ce dernier dépendra des législateurs de Macri pour parvenir à un minimum de gouvernabilité.

4/ Après le premier tour, Milei a abandonné ses proclamations les plus radicales de privatisation totale de l’État, car elles entraient en conflit avec les sensibilités égalitaires et favorables au service public d’une grande partie de l’électorat. Ce dimanche, le candidat de La Libertad Avanza (LLA) a obtenu des résultats impressionnants dans la province stratégique de Buenos Aires, où il est arrivé à un peu plus d’un point du péronisme. Le cas de Buenos Aires est d’ailleurs symptomatique : depuis des années, le péronisme se targue d’y maintenir son bastion politico-spirituel. Le fait que la différence ait été si faible invite à repenser le pouvoir territorial historique du péronisme dans la province – déjà contesté en 2015 par le Macrismo – et, surtout, dans ses zones les plus pauvres. Milei a également balayé des régions du centre productif du pays comme Córdoba, Santa Fe et Mendoza, mais il a aussi gagné dans presque toutes les provinces argentines. La grande question est maintenant de savoir ce qu’il reste de son programme le plus radical, y compris la dollarisation de l’économie, qu’il n’a jamais fini d’expliquer, ou la fermeture de la Banque centrale.

5/ Milei a réussi à retourner en sa faveur sa défaite lors du débat présidentiel. Ce jour-là, Massa l’a battu presque par KO. Il était l’homme qui connaissait parfaitement l’État, qui savait dans quelle chambre regarder et qui « ne pouvait pas prendre une balle » bien qu’il ait été ministre de l’Économie avec un taux d’inflation annuel de plus de 140 %. Face à lui, un Milei presque déprimé, sans aucune capacité de polémiste – bien loin de son charisme particulier lors des meetings électoraux, où il apparaissait avec une tronçonneuse et appelait à « virer les politiciens appauvrissants à coups de pied au cul ». Mais la victoire de Massa s’est avérée être une victoire à la Pyrrhus. En plus d’apparaître comme un ministre de l’économie qui faisait mine de se laver les mains face à la situation du pays, il représentait comme personne le type de politicien hyper-professionnalisé rejeté par une grande partie de l’électorat. Massa a incarné une sorte de front de caste dans la campagne, avec le soutien plus ou moins explicite des leaders de l’Union Civique Radicale (UCR) et des secteurs modérés du centre-droit, comme le maire sortant de Buenos Aires, Horacio Rodríguez Larreta. Milei a finalement réussi à transformer le « trolling » anti-progressiste en un projet présidentiel.

Après sa victoire le 19 novembre, les foules sont descendues spontanément dans les rues, comme s’il s’agissait d’une victoire au football. Le vote pour Milei a combiné le vote de colère avec une nouvelle forme d’espoir, associée à un discours à forte charge utopique et messianique et à quelques proclamations réactionnaires : Milei s’est présenté, en se comparant même à Moïse, comme un libérateur du peuple argentin de l’ « étatisme » et de la « décadence ». En deux ans, il est passé d’une sorte de Joker, appelant à la rébellion dans Gotham City, à un nouveau président inattendu.

« La stratégie de Milei était un tourbillon, erratique à bien des égards, désordonné, mais efficace et une force contraignante pour l’agitation. Les gens ont payé de leur vote l’entrée d’un nouveau spectacle avec Milei comme protagoniste », a écrit l’analyste Mario Riorda dans un fil de discussion.

La grande question qui se pose actuellement est de savoir comment cette utopie sera intégrée dans un programme de gouvernement : s’agira-t-il d’autre chose que d’un « Macrismo 2.0 » ? On sait déjà que son cabinet sera un mélange de Mileístas et de Macristas, avec un rôle central pour Patricia Bullrich. Il reste également à voir quel sera le rôle de la vice-présidente Victoria Villarruel, une avocate associée à la droite radicale, y compris les ex-militaires de la dictature, et qui est une référence à l’Italienne Giorgia Meloni.

6/ Les « micro-militants » progressistes des derniers jours – des personnes ordinaires intervenant dans les transports publics et d’autres espaces de masse – n’ont pas suffi à inverser une vague plus puissante que prévu. Ces micro-militants, qui ont mis l’accent sur le négationnisme de Milei – en ce qui concerne les crimes de la dernière dictature, mais aussi le changement climatique – et ses propositions contre la justice sociale (qu’il considère comme une monstruosité), se sont voulues une voix d’avertissement. Mais ils n’ont pas expliqué pourquoi le projet de Massa pouvait être attrayant, mais seulement qu’un vote de barrage était nécessaire pour ne pas perdre ses droits.

Beaucoup de ces micro-militants progressistes ont fini par faire appel à une défense du système politique (étayée par la proposition d’ « unité nationale » de Massa), contre lequel Milei lui-même avait monté son discours « contre la caste ». D’autre part, plutôt que de mettre en avant les qualités du candidat péroniste (auxquelles ils ne croyaient souvent pas), les micro-militants ont mis en garde contre le danger « fasciste » de son adversaire. L’affaiblissement même du kirchnérisme fait que ces discours sont souvent inaudibles ou perçus comme des sermons pour une partie de la population décidée à voter pour « le nouveau » – même si ce nouveau peut être un saut dans le vide. A cela s’ajoutait le fait que le mileismo avait son propre micro-militantisme, en grande partie numérique.

Le résultat de l’élection a fini par être presque identique à celui de Jair Bolsonaro contre Fernando Hadad en 2018. La « peur » qui a installé la campagne de Massa s’est confrontée au « ras-le-bol » de la campagne de Milei. Le progressisme argentin est désormais confronté à la nécessité de faire le bilan de ces années et à la nécessité de se réinventer dans un nouveau contexte politico-culturel avec une potentielle vague réactionnaire.

« Ces élections ne sont pas seulement une défaite pour le kirchnerisme, l’Union pour la Patrie ou le péronisme en général. Elles sont surtout une défaite de la gauche. Une défaite politique, sociale et culturelle de la gauche, de ses valeurs, de ses traditions, des droits qu’elle a conquis, de sa crédibilité », écrit l’historien Horacio Tarcus.

7/ Le triomphe de Milei entraînera-t-il un changement culturel dans le pays en accord avec son idéologie ultra-capitaliste ? Pourra-t-il transformer le soutien électoral en pouvoir institutionnel effectif ? Cette nouvelle droite, fruit d’un assemblage de libertariens et de macristes, sera-t-elle capable de gouverner « normalement » ?

Si Milei dépasse Juntos por el Cambio, il dépend désormais de Macri et de Bullrich pour obtenir les voix du second tour. Milei a gagné la présidence, Macri a gagné le pouvoir politique. Sera-t-il capable de faire les ajustements radicaux qu’il a promis ? Quelle sera la force de la résistance – des syndicats et des mouvements sociaux – à un gouvernement qui sera bien plus à droite que celui de Macri (2015-2019) et qui promet une thérapie de choc ? Milei parviendra-t-il à construire une base sociale pour soutenir ses réformes ?

Après 22 heures, dimanche 19 novembre, le président élu a retrouvé sa barricade et son ton historique devant ses partisans. Il se présente comme le « premier président libéral-libertaire de l’histoire de l’humanité », se réfère au libéralisme du XIXe siècle et répète qu’il n’y a pas de place dans son projet « pour les tièdes ». Ses partisans ont réagi en scandant : « Bon débarras à eux tous, il n’en reste plus un seul ».

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Article paru initialement en espagnol sur le site de Nueva Sociedad.

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