Édition du 17 décembre 2024

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Europe

L’interaction entre le choc chypriote et la « crise » grecque

Le président Nicos Anastasiades – récemment élu avec 57% des suffrages au second tour des élections, le 24 février 2013 – a passé la matinée du 21 mars 2013 avec les chefs de partis politiques. Le but : finaliser un plan B. Le texte semble faire l’unanimité, mais sera-t-il adopté dans tous les détails par le parlement ? Il semble proposer la création d’un fonds de soutien de 5,8 milliards d’euros, exigé par Bruxelles. Ce fonds est alimenté par plusieurs mesures, entre autres : une ponction sur les fonds de retraite des salarié·e·s, présentée sous la forme d’une « nationalisation des fonds de pension », et de certaines entreprises semi-publiques. S’y ajoute une opération d’appel de fonds, avec comme collatéral de ces obligations les revenus gaziers et pétroliers qui devraient émerger dans six ou huit ans. Ce qui va accentuer les tensions avec la Turquie, dans la mesure où la bataille sur les zones côtières dites nationales est déjà engagée, avec la Grèce et Israël comme partenaire.

Tiré du site de À l’encontre.

L’Eglise orthodoxe dont les biens fonciers s’élèvent à des hauteurs célestes devra verser une obole. Le monde à l’envers. La négociation avec la Russie poutinienne – les oligarques ayant utilisé la place bancaire chypriote pour sortir leurs roubles et les faire re-rentrer, en partie, en Russie sous formes d’euros – est un autre élément du sauvetage des banques chypriotes et des tensions politiques entre l’Union européenne et la Russie. L’agence Moody estime les dépôts russes à 24 milliards d’euros. La Banque centrale chypriote a une fourchette entre 4,9 milliards et 10,2 milliards. Tout en nuances.

Dans un discours prononcé en ouverture d’une conférence sur les relations Russie-Union européenne, à Moscou, Dmitri Medvedev a réitéré ses critiques sur la taxation des dépôts bancaires, qualifiant d’« absurde » le schéma proposé à Chypre. « Les auteurs de mesures confiscatoires ne peuvent pas ne pas comprendre qu’elles ont peu de chances d’être populaires », a déclaré le bras gauche de Poutine.

José Manuel Barroso, simple président de la Commission européenne, n’est pas venu seul : il est accompagné de 16 commissaires européens. L’énergétique Russie est respectée. Ses réserves en matières premières, en gaz et pétrole et son rôle dans un « dossier » comme celui de la Syrie en font un « acteur » qui, aujourd’hui, peut utiliser son influence, installée, à Chypre. (A l’Encontre, 21 mars 2013)

Les postes de télévision – tous allumés à bord du ferry entre Syros et le Pirée et réglés sur un magazine d’information exceptionnel par sa durée et aussi par les circonstances du drame… heureux à Chypre – ont fini par lâcher la grande nouvelle : « le Parlement chypriote a rejeté le plan de l’Eurogroupe ». De nombreux passagers ont laissé éclater leur immense joie : « C’est bien fait pour ces Allemands et leur 4ème Reich qui règne sur l’Europe finissante. Les Chypriotes se sont montrés plus patriotes que nous, en tout cas, plus patriotes que nos politiciens vendus et dociles », a lâché une femme d’un certain âge, tandis que deux jeunes hommes poussaient des cris de joie à n’en plus finir.

C’est vrai que d’Eurogroupe en Eurogroupe, depuis trois ans, nous Grecs et les autres peuples au Sud de l’eurozone nous nous sommes transformés en êtres déboussolés, dociles et surtout tristes. Cette immense joie a alors gagné les deux tiers des passagers du navire comme une délivrance. Seuls les voyageurs sceptiques – d’ailleurs sceptiques et inquiets de tout âge il faut dire – n’ont pas prononcé un seul mot. Psychologiquement (et indéniablement), ils ont été les vaincus de la soirée.

Ce matin à Athènes même climat. Devant le « Parlement », place de la Constitution, les passants commentent la nouvelle, formant… enfin les cercles des citoyens retrouvés. Dans un café du centre la géopolitique populaire est à l’honneur : « Les Allemands sont nés pour initier des guerres et ensuite les perdre par les Russes. [Nous préférerons] mille fois les Russes, voire les Américains que les Allemands, c’est clair ». Nos radios rediffusent en boucle les déclarations de la rue et de la doxa chypriote (grecque) : « Il n’y a que le svastika qui manque [aux institutions] de Bruxelles » ; « Nous disons non au nouveau nazisme allemand, nous disons non à leur nouveau colonialisme, après avoir dit non à celui des Anglais » (reportage depuis les rues de Nicosie, Real-FM 20/03).

Yorgos Trangas sur Real-FM (20/03) boit du petit-lait : « Résistez, ne collaborez pas avec les forces occupantes allemandes, celles qui contrôlent nos ministères (…) N’obéissez pas aux lois mémorandaires (…) Ne l’oubliez pas, Schäuble est le nouveau Gauleiter de l’Europe (…) Le directoire de l’Euroland a tout fait pour imposer aux parlementaires chypriotes son dictat, comme en Grèce, sauf que cette fois-ci, ils ont perdu la partie. Il n’y a pas eu un seul parlementaire sur l’île pour dire oui, mais en Grèce c’est différent. La différence c’est que Siemens et les services secrets allemands tiennent bien nos politiciens corrompus par la barbichette, tellement ils les ont engraissés par des pots-de-vin depuis des années (…) Les listes des noms existent, elles sont prêtes (…) ».

C’est alors depuis Chypre que l’hégémonie des élites allemandes (et de leurs alliés) sur la défunte construction européenne entamera sa descente aux enfers, voilà en tout cas pour la partie visible de l’histoire immédiate, car évidemment dans un monde déjà « funderiste » et bancocrate les enjeux sont certainement plus complexes.

Ce qui est certain c’est que les politiques nationales reviennent en force, après la dissipation du brouillage européiste, savamment entretenu par certaines élites, mais pas par toutes les élites désormais. Quant aux gauches (ou « gauches ») européennes, elles devraient urgemment retrouver le bon dosage entre le devoir patriotique et la défense des intérêts des peuples, leurs peuples, surtout lorsque la guerre économique actuelle se transforme déjà en guerre contre les sociétés (classes populaires et classes moyennes) avant de prendre les allures d’une guerre sociale tout court.

Je pense d’ailleurs que les gauches européennes (et non pas européistes) n’ont guère plus que cinq ans devant elles pour se réveiller au risque de disparaître, (et) au profit prévisible de l’extrême droite, nazillons de type Aube dorée compris. Et quant aux élites politiques et « paramédiatiques » de l’euroland, le temps est proche où elles devront expliquer (dans l’urgence) à leurs peuples combien les (bonnes ou mauvaises) politiques nationales existent bel et bien, sous le manteau déchiré de la mythomanie européiste.

Et pour preuve, ces déclarations sans langue de bois d’un parlementaire chypriote interviewé ce matin (20/03) sur Real-FM : « Nous avons rencontré les représentants de tous les partis politiques allemands. Tous, mais vraiment tous, (nous) ont fait signifier, certes poliment, la même chose : ils souhaitent notre esclavage sous un nouveau joug néocolonialiste », donc à Chypre au moins on le comprend, l’Allemagne parlerait alors d’une seule voix, ce que les Italiens, les Espagnols ou les Portugais finissent par comprendre également.

On comprend également que les dix plaies d’Egypte ne frapperont pas les Chypriotes, ce qui ne signifie en aucun cas que la situation soit bonne, non elle est plutôt mauvaise, sauf que pour s’en sortir, on peut ne pas emprunter le sens unique de l’Eurogroupe et d’Angela Merkel.

Ce qui est clair tient également du retour flagrant de la géopolitique, ce que le « bourrage de crâne » européiste tente encore à dissimuler. Déjà, d’après l’économiste grec Costas Lapavitsas, professeur d’économie à la School of Oriental and African Studies, University of London, joint mardi soir par téléphone (Real-FM) : « (…) c’est déjà le début de la fin de l’euro et de ses illusions et peut-être bien de l’UE (…) »

On tourne alors une page en Europe. En géopolitique la seule morale existante (et jamais démentie par les faits historiques) c’est la loi du plus fort. « Il n’y a de justice qu’entre égaux » écrivait déjà Thucydide. Et comme les Chypriotes sont petits, ils ont fait appel aux Russes, voilà pour les premières apparences en tout cas, car l’île possède des ressources naturelles immenses, ainsi qu’une place financière intéressante et jusque-là juteuse. C’est justement ces deux richesses des Chypriotes que l’Eurogroupe sous l’impulsion des élites Allemandes et de leurs alliés a voulu hypothéquer à sa seule manière passant outre à la souveraineté des intéressés eux-mêmes. Sauf que les Chypriotes pensent qu’il devient préférable (pour leurs intérêts) que de ne pas ignorer la géopolitique et donc la Russie.

C’est ainsi que l’argumentaire que l’on découvre souvent en lisant la presse du vieux continent sur « l’immoralité de certains investissements russes » à Chypre et sur la « lessiveuse chypriote » perd toute sa pertinence si on se place du côté de l’analyse géopolitique qui elle, ne connaît pas de morale autre que les intérêts et les alliances de circonstances, heureuses et parfois dramatiques. Ailleurs aussi on sait « lessiver », Yorgos Trangas a même prétendu hier (19/03) sur la chaîne Kontra-TV que « les banques allemandes sont les plus grandes lessiveuses d’argent sale en Europe, nous n’avons à recevoir aucune leçon de morale de leur part ». J’aimerais voir des journalistes, si possible indépendants, mener une telle enquête pour enfin comprendre, car Trangas ne cite pas toujours ses sources.

Ce qui ne veut pas dire que le modèle économique chypriote soit forcement durable et disons philosophiquement acceptable, sauf que ce n’est pas à Wolfgang Schäuble de décider à la place des Chypriotes, comme le faisait remarquer hier sur la chaîne Rik-1 (Chypre), un parlementaire.

Joint aussi par téléphone, Yorgos Lillikas, candidat perdant aux récentes élections chypriotes (AKEL, « gauche » – qui a mené une politique de droite – réd.) a aussi rappelé l’évident (chaîne de télévision Kontra-TV, 19/03) : « (…) Les Russes ont montré qu’ils sont concernés par notre problème et veulent participer à sa solution. Non sans contreparties. Nous étudions la mise à la disposition de la Russie d’une partie de notre zone d’exploitation pour ce qui est du gaz naturel, [en liaison avec] la recapitalisation des banques chypriotes, mais également [avec] l’aide des Russes pour ce qui est des infrastructures nécessaires à l’exploitation des gisements de gaz naturel.

La partie russe pourrait également nous accorder un prêt de 5 à 10 milliards d’euros à 2,5%, tout cela est à l’étude (…) Tout un processus est en route pour que Chypre échappe à l’esprit et à la lettre du mémorandum, tout en restant fidèle à la défense de ses intérêts nationaux. D’ailleurs, les capitaux nécessaires sont plus petits que ceux prétendument annoncés et surévalués par les experts allemands et leurs alliés finlandais. Il ne s’agit pas de 17 milliards (d’euros) mais de 5 à 7 milliards. Merkel (sic) ne doit pas ignorer la voix de Chypre, d’ailleurs ils ne peuvent pas nous faire expulser de l’Eurogroupe rien que par esprit de vengeance (sic).

Cet esprit de vengeance des Allemands ne passe pas. Ainsi, nous comptons reprendre nos échanges et réunions (non officielles) entre responsables des pays du sud de l’Europe, il est grand temps. Nous devons revendiquer notre souveraineté, ce que Wolfgang Schäuble fait et dit, c’est du chantage, je note également que l’Allemagne devrait se montrer plus prudente, car son comportement réveille en ce moment la mémoire tragique des autres peuples à son égard. Les Allemands doivent se rappeler que l’histoire ne s’écrit pas par un seul pays. L’Allemagne doit aussi savoir que la crise du Sud arrivera à sa porte et que son jeu géopolitique de la mise à l’écart de la Russie a échoué (…) ».

« Chypre, un exemple à suivre », écrit l’éditorialiste du quotidien Elefterotypia ce matin (20/03). C’est certain. La géopolitique et la politique sont de retour. D’où la panique chez les politiciens de la baronnie athénienne. Visiblement déstabilisés hier soir, les caméras les ont montrés sous le visage de la peur : « Nous avons dit que la position de l’Eurogroupe sur Chypre était intenable et injuste », ont déclaré Venizélos (Pasok) et Kouvelis (“Gauche” démocratique), tandis que les députés de la Nouvelle démocratie de Samaras dépêchés hier soir (19/03) sur les plateaux de télévision avaient le visage bien pâle. Fin de règne ?

Entre-temps, la BCE a bien fait marche arrière et désormais, elle se dirait prête à « poursuivre le programme de financement de Chypre »… en attendant le “Plan B”. Des experts et émissaires chypriotes de haut rang sont dépêchés à Moscou (d’après les médias de Nicosie), tout comme le ministre d’économie, Mikhalis Sarris. Ce dernier en arrivant à Moscou a aussitôt démenti les rumeurs sur sa démission. Depuis Nicosie, des voix font connaître les idées du moment et de l’instantané historique : « Mettre en place une sorte d’emprunt national non obligatoire, indexé sur la réalité des gains futurs de l’exploitation de notre gaz naturel, c’est une affaire de psychologie et de confiance entre nous, puis entre nous et nos autres pays partenaires. D’ailleurs, nous ne sommes pas fermés à d’autres participations mais sur la base des accords bilatéraux et non pas sur la logique de l’Eurogroupe. Des pays comme le Luxembourg pourraient participer tout en y trouvant leur intérêt… mais certainement pas l’Allemagne je crois (…)” (télévision chypriote Rik-1, 19/03).

Nous avons l’impression que les experts de l’Eurogroupe ainsi que les conseillers de l’élite politique allemande (et de leurs alliés) ont largement sous-estimé le facteur psychologique, autrement-dit, ce… psychisme de masse réveillé par le choc provoqué par la déclaration de guerre de l’Eurogroupe fait à Chypre.

Après l’autre choc des élections en Italie, la prochaine étape devient alors inéluctable. C’est une affaire de temps et de géopolitique et cela ne sera pas toujours « automatique », ni rapide.

Espérons au moins que le peuple chypriote sera… sauvé (comme tous les autres), et non pas seulement « leurs » banques. Même si ce n’est qu’une illusion, l’air (déjà doux) à Athènes est déjà plus léger, même si une certaine presse pensante insiste toujours pour comparer notre situation à celle de la République de Weimar. Je ne suis pas d’accord, je crois que c’est un court (?) XXIe siècle qui commence tout juste, et nous serions plutôt en 1914.

Les « certitudes » mémorandistes (« la seule voie possible c’est l’austérité ») sont mortes hier soir au profit… des incertitudes ouvrant enfin la porte au seul Chaos créateur et dramaturge. En somme, à l’histoire. (20 mars 2013)

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