Selon une formule désormais consacrée, il y a toujours deux raisons à une chose : « il y a la bonne raison et il y a la vraie raison ». Bien qu’une telle maxime puisse donner lieu à des interprétations divergentes, elle nous permet néanmoins de mieux cerner – et donc de mieux interpréter – les enjeux multiples du futur projet de loi Macron (du nom de l’actuel ministre « socialiste » de l’économie) visant, une fois de plus, à s’attaquer à un marché du travail souffrant de ses prétendues rigidités, afin de créer les conditions propices au recul durable du chômage (sic). Ainsi, derrière la notion de « flexibilité », est-il difficile de ne point entendre en sourdine le terme de « précarité », qui traduit sans doute plus adéquatement les conséquences réelles des politiques manifestement favorables au seul capital, lesquelles suivent les diverses contre-réformes qui jalonnent notre paysage social depuis plus de trente ans.
Et la fameuse – et très médiatisée – question du travail dominical et du travail nocturne n’échappe point à cette double rationalité attribuée aux choses. Si ses défenseurs insistent sur le fait qu’une telle dilatation des horaires d’ouverture stimulerait quasiment par enchantement la consommation et créerait ainsi miraculeusement des emplois, une analyse socioéconomique un tant soit peu rigoureuse démontrerait aisément que de tels bons effets supposés dissimulent (certes difficilement...) ses vrais effets. Si nous pouvons ici brièvement les évoquer [1], l’idée est surtout de souligner la dimension politique – sinon philosophique – qu’une telle expansion de la logique marchande implique.
Bien que, sur les différents plateaux de télévision, soit souvent pris en exemple le cas du petit commerçant brimé dans sa liberté d’entreprendre, il est très facile de démontrer que l’amplification des horaires d’ouverture est surtout, pour ne pas dire exclusivement, bénéfique aux grandes enseignes, comme nous avons pu d’ailleurs l’observer en Amérique. Loin de créer des emplois pérennes, le renforcement de la grande distribution a visiblement, a contrario, contribué à développer irrésistiblement le low-cost, y compris salarial (d’où la figure récurrente de l’étudiant endetté travaillant le weekend), tout en procédant méthodiquement à une déqualification en phase avec les canons du management contemporain [2] . Qui plus est, cette course à l’échalote reste incompréhensible si nous faisons abstraction de la concurrence (libre et non faussée, dit-on) comme totem du néolibéralisme. Si elle représente un puissant vecteur sociologique d’alignement des conduites et des désirs (comme l’ont démontré les travaux menés par l’économiste Frédéric Lordon), la concurrence favorise également la concentration des richesses qui, in fine, consolide un rapport de forces nécessairement préjudiciable aux travailleurs, lesquels sont de plus en plus soumis aux injonctions d’une compétitivité effrénée. Phénomène qui n’est pas sans avoir justement fait reculer... la demande solvable.
En ce sens, soutenir que l’ouverture des commerces en soirée et le dimanche stimulerait la consommation des ménages correspond à un sophisme que l’histoire économique récente n’a guère de mal à réfuter – et ce, malgré l’antienne d’un consommateur enfin maître de ses choix, fidèle au culte de l’individu cherchant à maximiser ses intérêts. Car dans une économie qui dévalorise le travail (stagnation, voire régression des salaires, et donc du pouvoir d’achat), où les capacités de production excèdent structurellement les possibilités d’absorption, cette demande ne peut être soutenue que par le crédit ou que par la prolifération de produits éphémères – deux mécanismes complémentaires qui répondent à la nécessaire accélération de la vitesse de rotation du capital. Or, dans un tel contexte macroéconomique de plafonnement de la demande solvable globale et de « saturation des marchés », nous voyons mal comment l’extension du temps potentiellement consacré à la consommation relancerait une économie souffrant précisément de ses rigidités néolibérales – et d’une quête d’un taux de profit maximal. A moins de faire du gaspillage l’ultime moteur de la condition humaine...
Car, chose curieuse, la dimension écologique est rarement évoquée dans les débats, bien que l’absurdité environnementale saute aux yeux. Comment vouloir en effet combattre les dérèglements climatiques – et la pollution en général –, alors que le modèle proposé contribue à accroître manifestement la demande énergétique, tout en favorisant des modes de consommation parfaitement adaptés à l’usage de l’automobile (construction de centres commerciaux aux abords des autoroutes, augmentation du nombre d’hypermarchés à l’extérieur des centre-villes, etc.), importante source de CO2 ? Malgré l’invocation du « développement durable » ou d’un improbable « capitalisme vert », l’incompatibilité des finalités propres à chaque sphère (écologie et économie) paraît toutefois indépassable [3] . Il suffit, par exemple, de songer à la « discordance des temps » (selon la locution du philosophe Daniel Bensaïd) : comment les rythmes naturels peuvent-ils se calquer sur ceux de la marchandise ?
Et c’est ici que la dimension politique trouve son sens. Dans un ouvrage récent [4] – 24/7. Le capitalisme à l’assaut du sommeil –, Jonathan Crary analyse avec sagacité les mécanismes par lesquels le capitalisme tend à investir les sphères les plus intimes de l’existence humaine, y compris le sommeil. Si de tels processus contribuent à brouiller les frontières entre le privé et le public, entre le travail et le loisir par une offensive marchande sans précédent, ils trahissent bel et bien le fantasme d’une existence entièrement vouée à la consommation, suspendue en quelque sorte dans un vide temporel, ou plus exactement dans un présent ayant éradiqué sa part d’ombre et ses spectres du passé. Bref : un temps sans absence, un temps homogène et désespérément vide, nimbé d’une « lumière frauduleuse », symbole du clignotement hypnotique des panneaux publicitaires qui enserrent notre perception de la réalité [5] . Une réalité où même le rêve devient une marchandise...
Bien que le régime 24/7 (24h sur 24 / 7 jours sur 7) – régime qui exprime le triomphe d’un consumérisme s’épuisant, non plus dans l’accumulation de choses, mais dans l’acte même de consommer – ne soit guère en mesure d’annihiler entièrement des rythmes sociaux séculaires, il n’en demeure pas moins qu’il s’efforce précisément de s’y superposer en les remodelant en fonction des impératifs d’un système économique par essence chronophage. Plus subtilement, nous avons bien affaire, sous la forme d’une désynchronisation lucrative, à une individualisation des comportements et à un délitement des relations sociales, où l’imagination devient elle-même superfétatoire, voire pernicieuse...
Si ces dernières remarques nous rappellent qu’une critique efficiente de la société de consommation repose in fine sur celle des rapports sociaux de production, elles suggèrent également que l’imagination « est indispensable à la survie collective » [6] . Pour le philosophe allemand Emmanuel Kant, l’imagination était justement cette faculté « de rendre présent ce qui est absent », à partir de laquelle un jugement sur le monde, ouvert aux autres, devient possible. Imaginer – et rêver d’un « autre monde possible » ! –, c’est donc déjouer les pièges fatalistes d’un présent replié sur lui-même, en faisant subversivement advenir au présent des potentialités oubliées... En d’autres termes, imaginer est bel et bien un acte politique...
De fil en aiguille, nous avons tenté de remonter les différentes raisons de s’opposer au travail nocturne et au travail du dimanche ; nous aurions d’ailleurs pu allonger la liste. Mais en soutenant l’hypothèse que l’imagination s’ouvre sur une action politique concrète déjouant l’illusion d’un présent pétrifié, entièrement consacré à la consommation et à ses promesses d’un bonheur frelaté, l’idée était aussi de soutenir que les luttes sociales sont aussi, à leur manière (et à part entière), des luttes politiques...
Et tel est ici l’enjeu : reconquérir un temps authentiquement libre – qui est peut-être, au fond, celui du « Dormeur éveillé »...