12 février 2024 | tiré d’AOC.media
https://aoc.media/opinion/2024/02/11/lexploitation-est-une-question-dactualite/?loggedin=true
Il existe des sujets qui occupent la discussion publique dans la durée, comme la crise du pouvoir d’achat ou les conflits parlementaires à propos de la régulation temporaire des travailleurs dits sans papiers dans les métiers en tension.
D’autres sujets disparaissent aussitôt après s’être vus consacrer un reportage ou un article, dans un journal radiophonique ou dans la presse écrite, même lorsqu’ils sont susceptibles de frapper les esprits : par exemple le pourcentage record, 48 % ! des salariés se déclarant en détresse psychologique selon le 12e baromètre sur la santé mentale au travail réalisé par le cabinet Empreinte Humaine avec OpinionWay[1], ou encore la forte baisse de la productivité des entreprises françaises : alors qu’elle progressait en moyenne de 0,9 % par an dans la décennie 2010, elle a baissé de 4,6 % entre 2019 et 2023.
Les modalités du traitement médiatique des sujets d’actualité impliquent qu’ils se succèdent les uns aux autres et que le temps de l’interrogation sur le rapport qu’ils entretiennent les uns avec les autres ne soit pas disponible. S’engager dans une telle interrogation, par exemple sur les quatre sujets mentionnés ci-dessus, impliquerait également de réfléchir aux concepts et aux théories qui sont les mieux susceptibles de les mettre en rapport.
Mais pourquoi présupposer un rapport entre ces quatre problèmes dont les enjeux et les causes sont manifestement très différents ? La baisse du pouvoir d’achat est liée aux renchérissements de l’énergie et des denrées alimentaires de base en raison principalement de la guerre en Ukraine. Les débats concernant la régularisation des travailleurs sans papiers dans les secteurs dits en tension concernent le risque « d’appel d’air », c’est-à-dire d’accélération de l’immigration irrégulière, qu’une telle mesure impliquerait.
Quant aux 48 % des salariés qui se déclarent en situation de détresse au travail, ils s’expliqueraient principalement par les contraintes propres au télétravail[2] et par le report de la retraite, les plus de 60 ans étant les plus touchés. C’est encore d’autres facteurs que relèverait la baisse de la productivité : l’effet durable de la crise du Covid-19, les embauches trop nombreuses compte tenu de la croissance actuelle, la difficulté à recruter des personnes compétentes, le vieillissement des salariés et l’essor de l’apprentissage depuis la réforme de 2018 (les apprentis étant compatibilisés comme des salariés). Ces quatre sujets n’ont-ils rien à voir les uns avec les autres ? Il est permis d’en douter.
Les deux premiers illustrent en effet la tendance du capitalisme contemporain à produire du profit en contenant ou réduisant les rémunérations des salariés les moins qualifiés. La baisse du pouvoir d’achat touche en premier lieu celles et ceux qui sont les moins rémunérés : l’OFCE soulignait que la flambée des prix dégrade de 3,5 % le niveau de vie des 20 % des Français les plus modestes, et de 1,7 % celui des 20 % les plus aisés.
N’est-il pas évident que la crise du pouvoir d’achat prendrait d’autres formes si nous ne faisions pas aujourd’hui les frais de décennies de politiques de modération salariale, et si les inégalités entre les salaires les plus bas et les plus élevés n’avaient pas atteint des niveaux astronomiques (de 1 à 400 dans certaines entreprises) ? N’est-il pas tout aussi évident qu’une loi est jugée nécessaire pour régulariser des travailleurs sans papiers dans les secteurs en tension parce que de nombreuses entreprises voient dans ces populations vulnérables un moyen de contourner le droit du travail (en manière de rémunération minimale, de durée du temps de travail et de conditions de travail) pour augmenter le profit ?
La précédente législation, conditionnant l’accès à un titre de séjour, c’est-à-dire à une régularisation seulement temporaire, dépendait du bon vouloir de l’employeur. Or, l’attrait d’une telle « délocalisation sur place »[3] est tel que l’employeur préfère généralement ne pas s’engager dans une telle démarche[4]. Le fait que certains secteurs en tension soient occupés assez largement par des sans-papiers, notamment celui du bâtiment, n’est pas non plus sans rapport avec les niveaux de rémunération et les conditions de travail qui y sont en vigueur. Les nationaux s’en détournent. D’où l’intérêt de s’attacher des travailleurs prêts à consentir à cette forme d’exploitation parmi les plus dures, y compris lorsqu’elle s’effectue dans un cadre légal. D’où également l’intérêt de ne leur accorder qu’une régularisation temporaire, conditionnée précisément par le consentement à cette exploitation.
La modération salariale signe le retour d’un partage des gains de productivité plus défavorable aux salariés et autres travailleurs indépendants.
On peut parler d’exploitation lorsque la rémunération d’un travail est telle qu’elle enrichit ceux qui le rémunèrent au détriment de ceux qui touchent cette rémunération. Lorsqu’il a repris la notion d’exploitation au mouvement ouvrier de son temps pour en faire une théorie, Marx a souligné qu’une économie capitaliste tend à rémunérer le moins possible le travail, tout en lui faisant produire toujours davantage de profit[5]. Marx a également expliqué que ces tendances peuvent s’exprimer de deux manières distinctes, ou bien dans une stratégie consistant à augmenter autant que possible la durée et l’intensité du travail (ce qu’il appelait production de survaleur absolue), ou bien en cherchant à accroître la productivité du travail par le progrès technique (production de survaleur relative).
La première stratégie, qui a prédominé au XIXe siècle, fut conduite à l’échec car l’augmentation de la durée hebdomadaire de travail se heurte à des limites physiologiques évidentes, et l’intensification du travail produit des effets d’usure qui finissent par saper le renouvellement des capacités de travail des salariés (la « reproduction de la force de travail », dans le vocabulaire de Marx). Cette première stratégie a cédé ensuite la place à la seconde, celle d’une réduction progressive du temps de travail à l’échelle de la semaine et de la vie active, celle d’un partage des gains de productivité plus favorable au salarié. Force est de constater que depuis l’émergence du capitalisme néolibéral, la première stratégie prime de nouveau. La modération salariale signe le retour d’un partage des gains de productivité plus défavorable aux salariés et autres travailleurs indépendants.
La frontière entre journée de travail et non-travail s’efface (en raison des technologies de la communication et de l’information, et plus récemment du télétravail). La durée hebdomadaire de travail a cessé de se réduire quand elle n’augmente pas, et l’âge de la retraite est repoussé. Quant à l’intensification du travail, elle constitue l’une des cibles principales des innovations organisationnelles et technologiques des entreprises. Comment un tel capitalisme, exigeant toujours plus de temps de travail et d’intensité dans l’effort ne pourrait-il pas se heurter de nouveau à des limites infranchissables ?
L’injonction au « toujours plus » ciblant non seulement le corps des salariés, comme au XIXe siècle, mais aussi leur subjectivité, il n’est pas surprenant que ces limites se présentent comme celles d’une détresse psychologique. N’est-il pas significatif que selon l’infographie du 12e baromètre du cabinet Empreinte Humaine[6], en plus des 48 % des salariés se déclarant aujourd’hui en détresse psychologique, 17 % se disent en risque de détresse psychologique élevée. On peut certes s’interroger sur le sens des notions de « détresse psychologique » et « détresse psychologique élevée », mais elles indiquent manifestement que pour toutes celles et tous ceux qui se sont décrits ainsi, les limites du supportable ont été atteintes, ou sont en passe de l’être.
Une confirmation en est fournie par un autre chiffre : 43 % des salariés sur les 2 000 salariés interrogés assurent vouloir quitter leur entreprise. D’autres données sont plus faciles encore à interpréter, comme le fait que « 32 % des salariés sont aujourd’hui en risque de burnout, dont 12 % en burnout sévère ». Tout aussi frappant est le fait qu’1/4 de ces salariés affirment « qu’il y a plus de tentatives de suicide ou de suicides dans leur organisation/entreprise ».
La stratégie d’augmentation des profits par réduction des salaires au minimum, et par allongement et intensification du travail au maximum, conduit à une impasse du point de vue même de la course aux profits.
Interrogé sur France Inter, Christophe Nguyen, psychologue du travail et président d’Empreinte Humaine, précise que « la santé mentale se dégrade sur tous les indicateurs que nous étudions depuis trois ans et demi » et il rapporte cette évolution au fait que les salariés déplorent « une très grande intensification de la charge de travail ». Pour les salariés interrogés, la dimension structurelle de ce phénomène ne semble pas faire de doute puisque derrière la pression exercée par leurs n+1, ils perçoivent la stratégie de leur entreprise.
Christophe Nguyen précise en effet qu’« aujourd’hui, les salariés expriment que l’acteur qui a le plus d’impact négatif sur leur santé mentale, ce n’est pas le manager de proximité, ce ne sont pas non plus les clients, mais la direction générale ». Comment mieux décrire cette conscience d’une stratégie de production de profit à leur détriment que comme une conscience d’exploitation ? Or, comment une telle conscience ne se solderait pas par des effets de démotivation, qui, s’ajoutant aux effets d’usure générés par l’intensification du travail et l’allongement de sa durée, ne peuvent que se solder par des taux d’absentéisme et de démission accrus, qui ne peuvent à leur tour qu’agir négativement sur la productivité.
Comme dans la première phase de développement du capitalisme, la stratégie d’augmentation des profits par réduction des salaires au minimum, et par allongement et intensification du travail au maximum, conduit à une impasse du point de vue même de la course aux profits.
Les quatre questions dont nous sommes partis : la crise du pouvoir d’achat, la régularisation des travailleurs sans papiers, l’augmentation de la détresse psychologique au travail et la baisse de la productivité, sont certes partiellement irréductibles les unes aux autres, mais elles n’en comportent pas moins des caractéristiques communes. Le concept d’exploitation permet d’analyser certaines d’entre elles, tout en mettant en lumière la dimension structurelle de problèmes qui attirent l’attention publique. Elle devrait elle aussi être mise en discussion si l’on voulait vraiment réfléchir aux meilleures manières de résoudre ces problèmes. Tel est l’un des nombreux mérites du concept d’exploitation qui a également pour intérêt de nous rappeler qu’aujourd’hui, le capitalisme ne devrait pas être jugé critiquable seulement en raison de ses dimensions écocidaires.
La crise écologique concentre l’attention sur ces dernières, mais d’autres sujets de préoccupation majeure, comme ceux que nous venons de mentionner, se rattachent aux dimensions du capitalisme. La prise en compte de son caractère exploitatif permet d’ailleurs également de prendre conscience de quelques-uns des inconvénients des moyens en apparence les plus réalistes de répondre à l’urgence écologique : ceux qui relèvent de l’instauration d’un capitalisme vert. Car rendre le capitalisme plus respectueux des écosystèmes et plus économe en ressources naturelles impliquerait des baisses de rentabilité que les logiques capitalistes imposeraient de compenser par une baisse du salaire direct et indirect (assurance chômage, sécurité sociale, retraite, services publics), c’est-à-dire par une exploitation accrue des travailleurs.
La catégorie d’exploitation peut sembler vieillie, mais elle permet de poser plusieurs des questions les plus caractéristiques de notre époque. Soulignons pour finir que la critique de l’exploitation constitue l’un des rares terrains d’entente entre différentes familles de la gauche qui sont aujourd’hui devenues trop hostiles les unes aux autres pour percevoir ce qui pourrait les rapprocher.
La conscience de la nature exploitative du capitalisme peut fonder aussi bien des politiques réformistes de promotion et de défense du droit du travail, d’augmentation du salaire et de réduction du temps de travail, de redistribution des richesses ou d’instauration d’un revenu universel, que des perspectives de transformation sociale plus radicales par la grève, le sabotage ou la fuite du travail.
La critique de l’exploitation est enfin l’un des objectifs communs des luttes contre le capitalisme, le patriarcat et le racisme, car les femmes et les personnes racisées faisant généralement l’objet d’une exploitation accrue de leur travail professionnel, à quoi s’ajoute l’exploitation du travail domestique. La critique de l’exploitation ne devrait-elle donc pas jouer un rôle central dans tout projet de construction d’une hégémonie socialiste, féministe et antiraciste, qui par ailleurs devrait reconnaître la nécessité de la bifurcation écologique ?
NDLR : Emmanuel Renault a récemment publié Abolir l’exploitation. Expériences, théories, stratégies aux éditions La Découverte
Notes
[1] Voir par exemple France Inter et Les Échos.
[2] Une forte augmentation de la détresse psychologique avait été observée pendant la période de télétravail généralisé mais elle a encore augmenté.
[3] Étienne Balibar, Monique Chemillier-Gendreau, Jacqueline Costa-Lascoux, Emmanuel Terray, Sans papiers : l’archaïsme fatal, La Découverte, 1999.
[4] Gérard Darmanin lui-même, qu’on ne peut soupçonner ni d’anticapitalisme ni d’un souci tout particulier pour le droit du travail et celui des sans-papiers juge que l’accord de l’employeur relève d’une procédure « moyenâgeuse ».
[5] Nous avons analysé plus en détail l’origine, l’histoire et l’actualité du concept d’exploitation dans Abolir l’exploitation. Expériences, théories, stratégies, La Découverte, 2023.
[6] On peut regretter que l’ensemble des analyses et la méthodologies soient difficilement accessible.
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