Alors entre en ligne une autre problématique. « On a raison de se révolter », évidemment, mais cette « raison » n’est pas suffisante. Elle doit être complémentée par une pensée stratégique, patiente, calculatrice. Les dominants sont passés maîtres dans l’instrumentalisation des révoltes. Ils jouent avec la colère populaire pour la retourner contre elle-même. Ne pas essayer de comprendre cela conduit à la politique du désespoir.
L’émeute, la montée en masse de la rue, est un moyen, pas une fin. Si on ne pense pas en ces termes, le peuple va s’effriter. On se bat pour gagner, pas pour se battre. Parfois, les enjeux sont obscurs. On n’est pas certain. Il faut essayer de trouver le bon chemin.
Cet apprentissage risqué, on le voit ici et là, au Chili par exemple. Les manifestations de masse et les affrontements sont réfléchis. Des mouvements, et aussi des partis comme le Frente Amplio, leur donnent un sens, des étapes, des objectifs à court et à long terme. L’enjeu actuel ne peut qu’être une étape qui consiste probablement à restituer une certaine démocratie en brisant l’étau de fer établi par la dictature militaire tant aimée des pouvoirs impérialistes à travers le monde.
Il y aussi des exemples négatifs. En Haïti, l’émeute tourne en rond. Elle est en partie captée par des bandes militarisées. Les mouvements sont désarçonnés, en partie parce que les forces de gauche ont tellement failli à la tâche. Certes, l’histoire n’est pas terminée (elle ne l’est jamais). Un déblocage pourrait survenir si les arguments de la raison stratégique l’emportaient sur les divisions, le sectarisme, la pensée magique qui pense que l’émeute, en soi, va produire un miracle.
Au Québec, il y a eu des émeutes qui ont eu du sens, qui ont ouvert la porte. Les grands bouleversements politiques et sociaux n’ont pas commencé dans l’« ordre », à l’assemblée nationale ou dans les milieux bien-pensants. La révolution-pas-si-tranquille a pris forme dans les résistances ouvrières de Valleyfield et d’Asbestos qui ont été, dans notre contexte à nous, des émeutes. Cela s’est poursuivi dans les années 1970 avec les soulèvements ouvriers un peu partout dans la province. C’était des affrontements réfléchis, la plupart du temps, en minimisant la violence.
Plus tard, les mouvements étudiants ont pris l’initiative en bloquant les institutions et parfois même les rues. À Montréal-Nord, il fallait affronter pour au moins alerter l’opinion sur le racisme systémique et la violence policière. Et ainsi de suite.
Si l’émeute était et est nécessaire, elle est une partie d’une lutte, pas la lutte en elle-même. Quand des avancées ont été réalisées, c’est qu’il y avait des lieux d’élaboration des stratégies, soutenues par des analyses et des moyens de luttes appropriés. C’est ce qui est arrivé, de manière inattendue, en 2012. Un petit « moment magique » est survenu autour de la CLASSE. De par l’habileté stratégique des étudiants, l’opinion a basculé. La violence policière dans les affrontements s’est retournée contre l’« ordre » et finalement, le rapport de forces a changé.
Aujourd’hui on s’interroge. On a avancé. En même temps, le dispositif du pouvoir s’est réorganisé.
Il serait totalement illusoire de penser que les mouvements populaires peuvent faire de grandes avancées parce qu’il y a 10 braves solidaires à l’assemblée nationale. Il y en aurait 30 ou 50, cela serait une bonne chose, mais rien ne débouchera automatiquement sur des transformations substantielles. Autant que je suis partisan en la matière, autant que je craigne la montée d’un discours fantaisiste, comme si l’élection d’un gouvernement solidaire allait tout changer.
Est-ce qu’il faut conclure, dans une certaine attitude quasi religieuse, qu’il faut oublier ce terrain de lutte ? Pas vraiment. L’émeute n’est pas un « en soi ». L’élection de députés progressistes n’est pas un « en soi ». Ce n’est pas un ou l’autre. Et plus encore, l’un comme l’autre a besoin de s’appuyer sur une pensée stratégique, sachant que notre lutte est un marathon, pas un sprint.
Après la pause qui s’en vient d’ici la fin de l’année, il y aura des alignements pour les batailles à venir en 2020. Il faudra être astucieux. « Oser lutter », avec les risques que cela comporte. Les interventions sur la scène politique, via QS, seront décisives pour challenger le pouvoir austéritaire qui se renforce avec le gouvernement de la CAQ dont un des objectifs est de briser des grèves, comme ils l’ont fait contre les travailleurs et les travailleuses d’ABI. Legault fourbit ses armes, notamment contre le secteur public, en misant sur le fractionnement des organisations, en brandissant également la menace de la « loi ».
On ne pourra pas pour contrer cela éviter « la rue », via grèves, blocages et manifestations de masse. Cela pourra, avec un peu de chance, faire la différence.
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