Elle est tout autant en contradiction avec l’attitude du gouvernement Harper qui, depuis quelques années, va dans la direction d’une réaffirmation autoritaire du rapport colonial aux Premières Nations, rapport fondé dans la négation perpétuelle depuis 1876 de la capacité à s’autodéterminer des nations autochtones le désirant. À l’époque, de nombreuses nations avaient demandé la protection du père britannique, mais cette notion fut interprétée à l’occidentale (la notion du père référant généralement à un pourvoyeur et un protecteur chez les nations autochtones, alors que chez les britanniques elle désignait une autorité absolue sur les enfants) et étendue à tous les autochtones sans autre nuance. À cet effet, la récente mise en tutelle de la communauté crie d’Attawapiskat, au Nord de l’Ontario, nous révèle bien que si le gouvernement Harper nia l’existence même du colonialisme au Canada, c’est pour qu’on ne parle
pas du sien.
La tutelle : symbole par excellence du colonialisme
Si le gouvernement Harper n’a aucunement fait avancer le dossier des revendications territoriales autochtones, dossier controversé pour une bonne part de la population, il faut voir ici comment la tutelle est à chaque fois un retour à l’attitude du père autoritaire, un retour en arrière : il s’agit non seulement de protéger et pourvoir, mais d’aller gérer jusqu’aux affaires internes, jusqu’aux budgets, décider quels projets sont bons et lesquels ne le sont pas, bref, de diriger la communauté, de remplacer le conseil de bande, sous prétexte de mauvaise gouvernance. Alors que la fameuse somme de 90 M$ devait être utilisée pour l’ensemble des programmes sociaux de la communauté (logements mais aussi santé, école, infrastructures), le gouvernement Harper n’hésite pas à affirmer mensongèrement que cet argent fut octroyé seulement pour la construction de logements et qu’il a été mal géré. À partir de cette affirmation pour le moins fallacieuse, on justifie ensuite la mise en tutelle de la communauté, juste avant que le ministre des Affaires autochtones déclare l’intention du gouvernement conservateur à forcer les élus autochtones à révéler leurs salaires et leurs dépenses (ce qui dans le cas d’Attawapiskat, a déjà été fait volontairement), affirmant que les membres des Premières Nations, comme tous les Canadiens, avaient droit à ce que leurs élus démontrent transparence et responsabilité. Mais, transparents envers qui ? S’il est vrai que les Premières nations méritent d’avoir des élus transparents et responsables, ce qui importe au gouvernement Harper ici, c’est bien de les traiter comme tout bon Canadien, comme des citoyens comme les autres, faisant fît des velléités d’auto-détermination colportés par la majorité des représentants des nations autochtones.
Or, cette déclaration n’est pas sans arrogance, surtout venant d’un gouvernement qui, selon la vérificatrice générale du Canada, a trompé le Parlement en détournant 50 M$ qui devaient servir aux préparatifs du sommet du G8 en 2010 afin de les investir dans 32 projets à nature électoraliste dans des endroits qui n’avaient géographiquement rien à voir avec la tenue du sommet. Exemples : des toilettes publiques, un belvédère de 100 000 dollars et des améliorations en aménagement paysagers… situées jusqu’à 100 kilomètres du sommet (de quoi rendre jaloux les résidents d’Attawapiskat). Le même gouvernement qui a menti sur le coût des avions de chasse F-15 et fût alors accusé d’outrage au Parlement pour son manque de transparence et son irresponsabilité, outrage qui poussa aux déclenchements d’élections dans lesquelles les conservateurs devinrent… majoritaires ! Les Canadiens ont-ils vraiment des leçons de bonne gouvernance à donner ? Alors que nos gouvernements sont corrompus comme jamais, que nous traversons une crise écologique, que nous pataugeons dans une crise financière (qui démontre l’incurie de banquiers et de gestionnaires de portefeuilles irresponsables qui songent plus à leurs bonus et à leur cocktails qu’à la nature éthique ou écologique de leurs investissements ou de leurs prêts), alors que notre système économique creuse sans cesse l’écart entre les riches et les pauvres (et présentement au Canada plus qu’ailleurs selon l’OCDE), peut-on se réclamer d’une « science » que serait la bonne gouvernance, et dont les fers de lance seraient les instituts économiques financés par les grandes pétrolières ? Vraiment, ça tient de la mauvaise blague… mais nous sommes habitués aux mauvaises blagues concernant les autochtones, n’est-ce pas ?
Ainsi notre gouvernement, vautré dans sa supposée vertu managerielle et avec un sens de l’humour noir assez particulier, regarde les habitants d’Attawapiskat de haut en les accusant de ne pas savoir gérer des budgets. Ce même gouvernement qui rejeta l’Accord de Kelowna en 2005, qui résultait de longues consultations et impliquaient des investissements en infrastructure et en programmes sociaux, pour le remplacer par des chèques individuels afin d’excuser le gouvernement canadien d’avoir initié le système des pensionnats autochtones. La méthode conservatrice est simple : on donne de l’argent aux individus plutôt qu’aux communautés, mépris inclus, pendant qu’on continue à étrangler les budgets en logement, en éducation ou en santé. Il est étonnamment facile d’être déficitaire lorsque l’on reçoit des budgets nettement insuffisants à la prestation de services et à la construction d’infrastructures considérés comme étant de base dans un État comme le Canada. S’ensuivent les accusations de mauvaise gouvernance et la mise sous tutelle.
Nous sommes tous canadiens
Or, la bonne gouvernance n’est ici qu’un prétexte. Ce que veut le gouvernement conservateur, c’est d’abord faire oublier le droit à l’autodétermination des peuples autochtones. Rappelez-vous la ridicule lenteur du Canada à signer la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de l’ONU. La mise en tutelle est un symbole fort, voire une expérience afin de tester à quel point l’idée de tutelle est toujours socialement acceptable… 135 ans après la mise en place de la Loi sur les Indiens !
En effet, pour quiconque connaît les écrits de Tom Flanagan (idéologue néoconservateur débarqué des États-Unis et qui fut directeur de campagne pour Stephen Harper en 2003), ce qui est visé, c’est de réaffirmer que les Premières Nations sont sous l’autorité de l’État qui leur a été imposé de force en tant que créature coloniale britannique en 1867. Les conservateurs s’accommodent d’ailleurs étonnamment bien des symboles de la souveraineté de la monarchie anglaise. Dans un ouvrage intitulé First Nations ? Second Thoughts, Flanagan argue que les autochtones sont des individus immigrés comme les autres qui n’ont aucun droit ancestral sur la terre et qui devraient intégrer le marché du travail le plus vite possible en tant qu’individus s’ils désirent se développer économiquement et régler ainsi leurs problèmes sociaux et politiques. Pour Flanagan, il n’y a pas d’autre projet collectif viable que le développement économique à tout crin passant par l’exploitation éhontée des ressources naturelles, comme c’est le cas en Alberta depuis plusieurs années (Flanagan enseigne d’ailleurs à Calgary) et comme c’est le cas au Québec avec les gaz de schiste, le pétrole (industries ici défendues par un autre ancien conservateur : Lucien Bouchard) et le Plan Nord (mis en place par un autre ancien conservateur : Jean Charest). Dans un texte écrit pour le forum Fraser, Flanagan écrit que nous faisons venir des Mexicains, des Russes ou des Chinois parce que nous manquons de main-d’œuvre, alors qu’un bassin potentiel de travailleurs bon marché dort dans les réserves. Pour les conservateurs, si les différences autochtones peuvent s’exprimer dans le cadre du multiculturalisme canadien, ces derniers doivent néanmoins se soumettre à notre mode de production dominé par une croyance bien ancrée dans les milieux économistes : la bonne gouvernance passe d’abord et avant tout par la croissance des profits, la croissance économique. Pour les conservateurs, Premières Nations, ça ne veut rien dire : nous sommes tous des citoyens soumis à la souveraineté de la Couronne. La tutelle est donc l’instrument par lequel le développement économique pourra être forcé, l’instrument par lequel on pourra obliger les communautés autochtones à accepter les projets miniers ou pétroliers sur leurs territoires ancestraux. La mise sous tutelle forcée des communautés aborigènes en Australie en 2007 est un exemple probant de cette attitude autoritaire qui inspire sans doute les conservateurs canadiens (à noter que Harper a déjà lu un discours littéralement copié sur Howard, le premier ministre australien de l’époque). Pour les conservateurs, le mot « nation » ne veut rien dire. D’ailleurs, n’est-ce pas après avoir reconnu le Québec comme nation qu’ils nous imposent une conception de la justice digne de l’Ancien Testament ?
Or, pensez-y : si l’on peut mettre sous tutelle les Premières Nations, si leur antériorité historique et leur rapport au territoire ne leur confère aucun droit particulier à l’autodétermination, quelles seront les prochaines victimes de cette conception unitaire du Canada ? Je vous le donne en mille, au cas où vous ne le pensiez pas déjà : les Canadiens-français et les Québécois. Il serait temps de se rendre compte qu’avec les conservateurs au pouvoir, les nations autochtones, les écologistes, les Canadiens-français et les Québécois ont un adversaire commun : l’État fédéral pétro-monarchiste qu’est le Canada. L’identité canadienne-française est née dans le métissage avec les Premières Nations… il serait grand temps de déterrer les anciennes alliances que le colonialisme britannique et l’ultramontanisme du clergé ont cherché à inhumer depuis le rapport Durham de 1839.
Mathieu Gagnon, M.A., philosophe de terrain et chercheur-étudiant au sein du projet de recherche Peuples autochtones et gouvernance