Ce passant n’était nul autre que le philosophe allemand Arthur Schopenhauer, qui voyait enfin l’opportunité de converser avec celui qui aurait été une immense source d’inspiration, autant pour lui que pour d’autres compatriotes, en songeant seulement à Kant et Hegel.
Curieux envers cet inconnu, Platon apprécia tout d’abord les panégyriques à son endroit et accepta ensuite de l’accueillir à sa table. Dès lors débuta un dialogue cordial entre les deux hommes aux époques différentes, ce qui devait naturellement aboutir à des points de vue divergents, voire à une opposition sujette à la mise en place d’un excellent débat d’idées. En effet, l’inévitable parallèle entre la dialectique platonicienne et celle dite éristique à la teneur schopenhauerienne apparut à la suite d’une révision des principaux éléments touchant la théorie des Formes ou des Idées. Car les deux hommes s’étaient mis d’accord sur le fléau des sophismes, empêchant d’atteindre la vérité. D’ailleurs, Schopenhauer informa son interlocuteur sur la conclusion à laquelle il en était venu, à savoir la persistance du besoin d’« avoir raison » chez l’espèce humaine, et ce, malgré les faussetés et le mensonge qui peuvent en découler. En mettant alors l’emphase sur la vanité et la mauvaise foi innées, le philosophe allemand savait qu’il venait d’ouvrir le débat, puisque la réaction de Platon en était la preuve la plus irréfutable.
— Vous insinuez donc, Schopenhauer, à la nature « mauvaise » de l’être humain, si je comprends bien ?
— N’est-ce pas en effet par vanité et par l’expression de sa volonté qu’un homme déciderait de débattre au point de rendre vrai ce qui est faux, afin de se donner la satisfaction d’une victoire qui les comblerait ? répondit par cette autre question le philosophe allemand.
— Nous voilà devant plusieurs notions qui mériteraient que nous nous entendions sur leur définition avant de poursuivre, reprit Platon. Vous avez fait référence au mal, à la vanité, à la vérité et au mensonge en très peu de temps, semblant ainsi les amalgamer non seulement pour argumenter sur votre proposition, mais sûrement pour débattre plus largement sur autre chose, n’est-ce pas ?
— Certes, il serait fastidieux pour une seule journée de débattre de tous ces concepts, je vous l’accorde. Par contre, il se révèle importun de reconnaître une nature humaine qui n’est pas parfaite, dans la mesure où, comme vous l’admettez notamment dans votre Ménon, la Vertu ne peut être enseignée ; supposant donc une immense difficulté pour les êtres humains que nous sommes à tendre naturellement vers elle, si nous posons l’hypothèse que, de prime abord, nous ne sommes pas vertueux.euses à l’origine. Mais plus précisément encore, qu’est-ce qui nous dit que nous sommes originellement bons ou mauvais ? Vous dites dans votre Timée que la justification suprême repose sur la présence d’une cause des causes, à savoir un être créateur unique qui a engendré le monde dans sa bienfaisance et, par conséquent, sa nature et ses actions feraient automatiquement de nous des êtres bons par essence… Si je peux critiquer cette réponse, dans la mesure où il nous est impossible de prouver son existence en raison de nos limites certaines, vous seriez aussi certainement en mesure de me rendre l’appareil dans le cas inverse, c’est-à-dire dans l’hypothèse selon laquelle l’être humain serait mauvais dès le départ. Or, ce n’est pas ce que je dis. La plupart des êtres humains ne sont ni totalement bons, ni totalement mauvais, étant à la fois capables de manifester les deux côtés de ce qui caractérise leur nature ; supposant alors une minorité qui aurait une plus forte inclination soit vers l’une soit vers l’autre de ces extrémités. En l’occurrence, mettre face à face le bien et le mal constitue une union duale qui donne un aperçu plus complet de la réalité, en songeant toujours à l’être humain. Par conséquent, la complémentarité entrevue ici fournit peut-être une meilleure réponse à nos interrogations existentielles et ontologiques.
— Vous exposez une explication pertinente de la dialectique, voire de son utilité dans la découverte de la vérité, acquiesça alors le philosophe grec. Vous êtes sûrement d’accord pour dire cependant qu’il existe des forces supérieures dont nous ne comprenons pas tous les tenants et aboutissants, ce qui insinue tout autant la possibilité même d’en ignorer d’autres susceptibles d’être encore plus puissantes, n’est-ce pas ?
— Ces forces existent et sont ressenties, sans pour autant nous amener à imposer au Tout-puissant des caractéristiques qui le rapprocheraient de l’être humain et de toute autre existence matérielle. Il serait préférable d’y voir une volonté humaine de représenter celui-ci de manière à rendre compréhensibles les raisons de notre existence, alors que le fait de le caractériser de « bon » rassure notre besoin de connaître et de donner un sens positif à notre présence sur Terre, tout en procurant une espérance. Je m’en remets d’ailleurs aux arguments de mon compatriote, Emmanuel Kant, qui a démontré que les justifications à la fois physico-théologiques, cosmologiques et ontologiques reviennent toutes à la création du concept d’un être absolument nécessaire, c’est-à-dire l’émergence d’un concept pur de la raison, dont le cheminement indique des raisons ontologiques remontant vers les autres dans la mesure où il question d’une idée qui surgit, dont la réalité objective lui confère sa valeur sur la base du fait que la raison en a besoin. Pour dire les choses autrement, les justifications à la fois cosmologiques et physico-théologiques deviennent des arguments empiriques qui donnent du poids aux justifications ontologiques de départ. D’autant plus que les dernières de type physico-théologique reposent sur le besoin humain des concepts abstraits, faisant partie des croyances et donnant du poids à l’idée d’une cause première de toutes les causes.
— Mon cher Schopenhauer, vous semblez détenir une connaissance qui m’est inconnue. Vous exposez les explications de ce fameux Kant, comme pour me laisser languir. Quel serait donc cet argument justificateur de notre existence, si ce n’est point celui que je considère comme étant le meilleur ? Car vous savez très bien que je ne vous laisserai pas partir sans avoir obtenu des réponses qui me permettront ainsi d’atteindre la vérité recherchée.
— Semblez-vous donc remettre en cause le fondement par lequel vous avez développé votre théorie des Formes ? le questionna aussitôt le philosophe allemand, masquant légèrement de son index de la main droite un léger sourire.
— De votre côté, ne reconnaissez-vous pas que le sage sait accepter ses limites et a pour mission de tenter de découvrir ce qui n’est pas découvert ? répliqua Platon qui ne se laissa pas impressionner. J’ai de mon côté certaines histoires, dont le récit d’Er, qui exposent une prise de contact avec l’autre monde, celui des âmes, justifiant également une présence toute-puissante. Sûrement en avez-vous déjà entendu parler. Il ne s’agit pas de représentations ni d’imaginations frivoles, mais d’arguments à ne point ignorer et dont la valeur dépasse les simples explications que vous avez statué d’ontologiques. Qui plus est, avec les propos rapportés sur Kant, ne confirmez-vous donc pas cette idée de l’existence d’un être tout-puissant sur la base même de la raison ? Cette idée issue d’une cause ne pourrait-elle pas remonter jusqu’à la source ou à la cause des causes qui l’aurait ainsi inspirée chez l’être humain ?
— Mais un travail de dialectique, cher Platon, implique aussi de reconnaître la possibilité de la non-existence de cet être suprême. Et supporter cette hypothèse à partir de l’épuisement des explications terrestres ou des histoires impossibles de prouver, faute de moyens pour aller dans cet autre monde, ne constitue-t-il pas plutôt un contentement dans l’attente de meilleures démonstrations ? Dans ce cas, imposer à ce point cette idée ne se compare-t-il pas à cette volonté propre aux sophistes qui aspirent à vouloir à tout prix avoir raison ?
— Qu’est-ce qu’avoir raison ? Est-ce le plaisir de gagner le débat ? Est-ce plutôt l’atteinte de la vérité ? Et savoir avoir tort, n’implique-t-il pas aussi un apprentissage tout aussi important ? Un philosophe utilise la raison non pas pour avoir raison, comme vous dites, mais pour découvrir des sentiers inexplorés qui accentuent le développement de nos champs de connaissance et qui nous permet ainsi d’approcher un peu plus de la vérité nous concernant tout d’abord en particulier. Poser l’hypothèse d’une cause des causes, afin d’aboutir à une source originelle, en lien ici avec un être démiurge, ne signifie pas nécessairement une idée figée et à imposer, bien plutôt une idée grâce à laquelle il devient possible, comme déjà dit et à la lumière de nombreuses discussions entre des hommes et des femmes de raison, d’aspirer à cette vérité voulue, désirable et désirée. Toute chose qui existe suppose une forme d’origine par laquelle les suivantes découlent pour perdurer et évoluer ensuite. Si cette chose n’existe pas, comment peut-il alors être possible de voir survenir plusieurs copies de cette chose ? En tant que philosophe, dit Platon, je propose une justification au mieux de mes connaissances, sans vouloir l’imposer, mais demandant à quiconque de me démontrer mes faiblesses ou encore que j’ai tort. Alors, suis-je dans l’erreur ? Et comme je l’ai demandé plus tôt, quelle connaissance me cachez-vous qui pourrait m’aider à atteindre mon but ?
— Nous sommes d’accord, mon cher Platon, sur la distinction à apporter entre le philosophe et le sophiste. Pour résumer notre discussion sur ce thème jusqu’ici, nous reconnaissons que le philosophe recherche la vérité par l’art de la raison, tandis que le sophiste vise plutôt à avoir raison pour gagner en réputation et en satisfaction. Approuvez-vous toujours cette proposition ?
— Cela me semble juste… mais vous devez continuer.
— Très bien. Si je poursuis alors, l’usage de la raison n’est pas restreint aux seuls philosophes, dans la mesure où tout être humain possède cette faculté possible à mettre à contribution dans n’importe quelle circonstance, peu importe l’espace et le temps, si nous considérons particulièrement ici l’être humain intelligent et conscient de son existence et de son environnement. Par contre, chaque humain n’utilise pas sa raison de la même façon et, en plus, chaque humain peut aussi employer différemment les moyens de la raison. Par moyens de la raison, il s’agit pour nous ici et en simplifiant de beaucoup les choses, à des techniques destinées à utiliser de manière plus optimale notre faculté de penser, et ce, pour en soutirer un maximum de bénéfices, tout dépendant de nos limites cognitives et autres. Par conséquent, nous pouvons concevoir la méthode dialectique comme un moyen ou une technique possible d’enseigner, mais dont les résultats peuvent varier selon les individus. Cette brève démonstration suggère alors la possibilité d’une utilisation de la dialectique allant en sens contraire du pourquoi elle a été enseignée, c’est-à-dire de manière sophistique pour gagner un débat ou susciter une controverse nécessaire pour l’emporter et non dans l’intention de tendre obligatoirement vers la vérité. En poussant toujours plus loin, pourrions-nous envisager l’utilisation de ce moyen par les sophistes dans le but de paraître encore plus experts devant la masse innocente, surtout lorsque l’occasion d’un débat public permet non seulement de gagner en réputation, mais de faire crouler les adversaires ?
— Si un sophiste utilise la dialectique de la façon que vous venez de décrire, ne s’agit-il pas plutôt d’une forme différente obligeant de ce fait à entrevoir autre chose que la dialectique ? Autrement dit, ces sophistes n’exercent pas la dialectique, poursuivit le philosophe grec, mais le font croire, supposant alors autre chose qu’il faut nommer différemment, n’êtes-vous pas de cet avis ?
— Vous insinuez donc qu’une chose qui est ne peut pas être la même chose qui ne serait pas ce qu’elle est… Il s’agirait alors d’une chose différente de la première, sans être une copie, mais plutôt un simulacre fallacieux impossible pour les novices de savoir les différencier… Vous convenez donc, mon cher Platon, du besoin de donner un nom particulier à cette manifestation… Par contre, si son usage dans cette formule fallacieuse s’avère être celle la plus courante, ne devrions-nous pas l’envisager comme étant celle qui domine et qui se révèle véritablement la plus connue ou valable sur cette base, nous forçant alors de modifier à la place le nom de la méthode de départ ?
— Devrions-nous accorder un autre nom à Dieu, parce que tout ce que nous connaissons de lui a été dépravé par le temps au point d’envisager finalement que sa représentation jugée suffisante serait plutôt la vraie divinité ? À force de réfléchir, de tendre vers la découverte de la vérité, nous ne pouvons faire autrement que de remettre en cause certaines images et de départager le vrai du faux, de poursuivre ainsi ce cheminement pour comprendre finalement cette distinction entre la représentation humaine de Dieu et ce qu’il est véritablement. Vous m’avez critiqué tout à l’heure sur mon inclination à définir la cause des causes sur la base d’une puissance explicable en fonction d’attributs humains, ce que je n’ai nullement établi, puisque vous ne trouverez pas dans mes écrits une description de l’être tout-puissant. Par contre, nous serions en mesure, vous et moi, de remettre en cause les images qui lui sont données, sur la base même d’un questionnement et d’une dialectique nous amenant à envisager l’extrême possibilité de fallacieux et sophistiques portraits dépeints par l’imagination. De la même manière, vous et moi pourrions re-partir des représentations de la dialectique utilisées par les sophistes pour y enlever les faussetés, les mensonges et les erreurs afin de revenir à la source d’origine, ce qui évidemment exige du temps et des efforts de démonstration. Chose certaine, celui ou celle qui dit exercer la dialectique sur un coin de table et en l’espace de quelques minutes ne peut certainement pas épuiser les contrariétés et aboutir à une vérité fiable, d’autant plus qu’il ou elle n’aura pas suffisamment conversé avec autrui pour ainsi partager en commun le savoir qui se cache en lui…
— C’est pourquoi, effectivement, s’empressa de reprendre la parole Schopenhauer, la pratique plus commune et non philosophique de la dialectique doit porter l’étiquette « éristique », pour ainsi procéder à la distinction nécessaire. Car les sophistes instrumentalisent la controverse de façon à avoir raison. Et cette réalité qui les concerne s’est malheureusement étendue à l’ensemble des instances de gouvernement et même des populations. Cette quête de l’« avoir raison » constitue le gain pluriséculaire des sophistes sur les philosophes, même si la philosophie s’enseigne toujours. Ils ont su détourner ce moyen de la raison, afin de gagner en popularité, bien que pourtant vous disiez avoir trouvé la méthode pour tendre vers la vertu et ainsi réduire jusqu’à néant souhaitable les vices de l’humanité.
— Je suis surpris de cette accusation, reprit Platon. La dialectique doit permettre de développer l’aptitude de la réflexion, de manière à ce que la raison puisse être capable d’engourdir les passions à cause desquelles l’être humain dérive vers le mal et l’erreur. Par passions, il faut entendre les élans d’ambition, de démesure, d’excitation exagérée. Vous parlerez sûrement de la volonté de satisfaire des intérêts particuliers, parce que selon vous les passions peuvent se servir de la raison pour justifier des actes visant à les satisfaire. Mais lorsque les passions s’activent, il y a déséquilibre et la raison ne sait agir convenablement. Ainsi agité.e, l’homme ou la femme ne peut pratiquer la dialectique ; il ou elle croit en faire usage, alors qu’il ou elle est dépassé.e par ses passions qui ne demandent que satisfaction. Tant et aussi longtemps que l’être humain n’apprendra pas à pratiquer correctement la dialectique, à comprendre également les raisons dont les passions se servent pour le détourner de la vérité, parce que chaque existence exige un degré d’efforts particulier pour y tendre, il y aura toujours des sophistes. Et de mon point de vue, qui était différent quelque peu de Socrate, il fallait au départ enseigner cette méthode à ceux et celles qui gouvernent, pour ensuite assurer une transmission à l’ensemble de la population. Car des dirigeant.e.s raisonné.e.s doivent contribuer au bien-être d’une cité qui aspire à la vertu, ce qui signifie la présence conséquente d’une population formée d’hommes et de femmes vertueux.euses. Ainsi, la dialectique repose avant tout sur le dialogue, afin d’entrevoir les contradictions qui composent nos opinions, pour ensuite entrer dans une mise à l’épreuve dans le but de démontrer les inconséquences par rapport aux hypothèses de départ, et finalement en arriver, à la sortie de ce procédé négatif, à nous affranchir des fausses croyances et à aboutir à la vérité, à l’essence des choses. Parce que l’opinion n’équivaut pas à une connaissance nécessairement fondée. Il faut savoir y aller de démonstrations, ce qui implique de bénéficier des connaissances acquises par d’autres et nous étant inconnues jusque-là.
— Mais vous reconnaîtrez, Platon, cette particularité du dialogue à mettre des gens en confrontation. Savoir user de l’art de la discussion à la manière dont vous l’entretenez suppose aussi la possibilité d’en tirer profit pour un but de triomphe. Par conséquent, et je me répète, la vérité n’a plus de valeur ; à cause de sa nature, disons « imparfaite », l’être humain aime le débat parce que cela lui procure quelque chose de beaucoup plus important que la vérité à ses yeux, c’est-à-dire : gagner tout simplement. L’être humain est querelleur, il se bat, il se fait la guerre ; il a du mal à s’entendre avec les autres, parce qu’il cherche avant tout sa propre satisfaction, il cherche la conquête, il veut vaincre. Rien de plus normal que de constater la perpétuité du sophisme au sein de nos sociétés, d’autant plus que chez certains individus, comme je vous l’ai d’ailleurs dit, il semble y avoir une « vanité » et une « mauvaise foi » innées. Si les êtres humains étaient « bons » par nature, la dialectique que vous prêchez serait celle que nous connaîtrions et la cité idéale serait chose faite. Or, à la lumière de ma connaissance du monde, aucune société n’a atteint ce stade de l’âge d’or. En plus, la communication prend un essor au point même d’élever les individus les plus loquaces vers les hautes fonctions de gouvernement ou de notoriété publique en raison d’une visibilité accrue associée à la crédibilité ; et il ne s’agit pas des plus sages. Autrement dit, il suffit de gagner les débats oratoires pour augmenter sa réputation aux yeux des autres. Mon point se résume alors à ceci : la dialectique constitue davantage un moyen de gagner dans un débat et repose donc sur l’art de discourir pour avoir raison. La raison est ainsi instrumentalisée dans le but de convaincre, sans état pour la vérité.
— Vous faites une conclusion hâtive, mon cher Schopenhauer, en tentant de tourner les coins ronds pour vous défiler. Nous ne pouvons terminer sur cette mauvaise note, sans considérer également le « bon » qui existe dans l’homme et la femme. À leur vanité supposément innée vient aussi l’altruisme, le courage, la tempérance, et pouvons-nous envisager aussi l’éventualité que plusieurs auront du mal à tendre vers l’extrême de la vanité et de la mauvaise foi, comme d’autres semblent, selon vous, incapables d’actes vertueux ? Il est clair que l’être humain n’est pas parfait, parce qu’il n’a pas atteint le stade de perfection demandant du temps et des efforts, toujours dans un équilibre nécessaire entre le corps et l’âme, c’est-à-dire entre les passions ainsi que les tentations et l’élévation de même que la raison. Par contre, entre les extrêmes s’exposent un ensemble indéterminable de nuances et de possibilités de relations entre le bien et le mal qui fondent notre espèce…
— Tout le monde le convient en effet, se hâta le philosophe allemand. Cependant, la dialectique, pour être pratiquée, exige au préalable cette science de la pensée qu’est la logique, à savoir la raison pure. Nous sommes d’accord sur le fait que lorsque deux individus discutent, ils mettent en rapport leur rationalité différente et, en toute logique, si l’un s’aperçoit que son interlocuteur n’a pas les mêmes opinions que lui sur un sujet donné, dans ce cas son réflexe sera de faire porter le fardeau de l’erreur sur le dos de ce dernier au lieu de vérifier sa propre pensée. Dans ce cas, c’est ce penchant de l’être humain à croire à sa propre opinion qui serait plutôt à la source de la dialectique, celle-ci que je qualifiais d’ailleurs d’« éristique ».
— Vous insinuez donc que la dialectique de type éristique consisterait en une méthode servant à permettre aux êtres humains d’exprimer aux autres leur confiance envers leurs propres opinions, ai-je bien compris ?
— Tout à fait. Et en l’occurrence, cette dialectique éristique représenterait la vraie dialectique, tandis que celle que vous prônez se rapporterait davantage à ce que nous appelons chez nous « logique ». Parce que la logique repose sur la raison pure, comme déjà dit, et que toute raison pure doit tendre vers la vérité ; autrement dit, la recherche de la vérité tiendrait de la logique, tandis que les malhonnêtetés incorporées dans la méthode concerneraient plutôt la dialectique. Force serait d’admettre que celle-ci devient un art de la réflexion ou une aptitude intellectuelle visant à avoir raison lors d’une controverse, d’où l’attribut éristique qui n’appartient pas à la raison pure. De là se justifie pourquoi différents individus persistent à défendre leurs propositions, même si douteuses ou totalement fausses, mais peuvent aussi être défaits à partir de la même méthode par d’autres qui auront su développer leurs astuces, bien entendu à des degrés variables.
— J’ai déjà entendu quelque chose au sujet de la « logique »… L’un de mes élèves s’en intéresse d’ailleurs, mentionna Platon songeur. Peu importe, si vous dites que la logique est la raison, pourquoi vouloir changer de terme ? Serait-ce pour mystifier les néophytes ? Il est clair que la raison doit servir dans la dialectique, mais prétendre que cette méthode vise exclusivement à démontrer la confiance qu’un homme ou une femme possède envers ses opinions demeure suspect. La dialectique vise plutôt le contraire : il s’agit de nous questionner sur la valeur de nos propres opinions et celles des autres. Face à la controverse, l’effort exige d’épuiser les contradictions, de tendre vers une solution commune acceptable. Cela suppose donc de dépasser l’opinion pour entrevoir une forme possible de réponse tendant vers une vérité qui deviendra une connaissance valable pour les interlocuteurs. Néanmoins, si vous qualifiez votre dialectique d’éristique, alors je profiterai de cette nouvelle connaissance. Mais il ne s’agit pas de la dialectique dans sa forme pure… Quelle est votre intention véritable, Schopenhauer ? N’êtes-vous pas en train de m’imposer votre sophistique ?
Après un bref moment de silence, le philosophe allemand jugea en avoir assez fait.
— Bravo, maître Platon, vous m’avez découvert. Je souhaitais simplement tester avec un érudit de la dialectique quelques-uns de mes trente-huit stratagèmes éristiques (voir les détails à la Note 1, ci-après)… Disons que pour un Grec de votre époque, vous vous en êtes bien sorti.
Ainsi, après s’être quelque peu calmés intellectuellement, les deux philosophes discutèrent encore pendant une autre heure avant de quitter le bistrot. Les lanternes venaient de s’allumer, signe que le crépuscule arrivait à sa fin. Schopenhauer paya l’addition. Après une dernière salutation de mise, Platon se dirigea vers un lieu de la future aurore et l’autre dans le sens opposé.
Guylain Bernier
Yvan Perrier
14 juillet 2023
11h
yvan_perrier@hotmail.com
Références
Brisson, L. (Dir.). 2020. Platon oeuvres complètes. Paris : Flammarion, 2 230 p.
Kant, E. 1980. Critique de la raison pure [1781]. Paris : Gallimard, 1 018 p.
Schopenhauer, A. L’art d’avoir toujours raison. https://www.schopenhauer.fr/oeuvres/fichier/l-art-d-avoir-toujours-raison.pdf. Consulté le 29 juin 2023.
Note 1 :
Voici un rapide résumé des trente-huit stratagèmes de la dialectique éristique de Schopenhauer, dont certaines ont effectivement été utilisées dans le dialogue : 1. Extension (élargir les limites naturelles du débat pour mieux attaquer) ; 2. Homonymie (jouer sur le sens des mots et déborder ainsi du discours original) ; 3. Généralisation des arguments adverses (rendre le relatif absolu, attaquer sur quelque chose de différent de ce qui a été affirmé par l’adversaire) ; 4. Cacher son jeu (dissimuler jusqu’à ce que l’adversaire ait approuvé les éléments sur lesquels il sera ensuite attaqué) ; 5. Faux arguments (utiliser des faussetés ou des arguments qui n’en sont pas) ; 6. Postuler ce qui n’a pas été prouvé (en utilisant des mots intervertis, en posant des affirmations générales sur la question de départ, en postulant une chose par une autre, en forçant l’adversaire à admettre des points particuliers si les éléments généraux restent à prouver) ; 7. Atteindre le consensus par des questions (poser des questions pour obtenir l’admission de l’adversaire) ; 8. Fâcher l’adversaire (provoquer sa colère, afin de perturber son jugement) ; 9. Poser les questions dans un autre ordre (changer l’ordre de ce qui servira à la conclusion dans le but de cacher ses objectifs) ; 10. Prendre l’avantage de l’antithèse (interroger l’adversaire sur l’opposé de sa thèse, comme s’il s’agissait de la démarche voulue mais qui ne l’est pas en réalité) ; 11. Généraliser ce qui porte sur des cas précis (faire concéder l’adversaire sur des points précis, sans lui annoncer la vérité générale qu’il devait admettre) ; 12. Choisir des métaphores favorables (qui donnent du poids et de la teneur, qui permettent d’attirer l’attention de l’auditoire en notre faveur) ; 13. Faire rejeter l’antithèse (exposer une contre-proposition qui oblige l’adversaire à faire un choix de manière à le rallier à la nôtre) ; 14. Clamer la victoire, malgré la défaite (présenter sa conclusion comme si l’adversaire a su la prouver pour soi) ; 15. Utiliser des arguments absurdes (faire des sophismes ou viser à abêtir ceux de l’adversaire) ; 16. Argument ad hominem (trouver les incohérences de l’argumentation de l’adversaire avec l’école ou le culte qu’il défend normalement) ; 17. Se défendre en coupant les cheveux en quatre (créer des doubles sens) ; 18. Interrompre et détourner le débat (interrompre l’adversaire au milieu de son argumentation, le distraire ou faire dévier le débat, si la défaite est proche) ; 19. Généraliser plutôt que de débattre des détails (surtout pour éviter de débattre d’un point particulier qui nous mettrait en défaut) ; 20. Tirer des conclusions (dès que l’adversaire admet nos propositions, conclure aussitôt pour lui) ; 21. Répondre à de mauvais arguments par de mauvais arguments (la réponse au superficiel et à la sophistique se fait par du superficiel et de la sophistique — il s’agit de couper court sans vouloir rétablir la vérité, car le plus important est la victoire et non la vérité) ; 22. Petitio principii ou pétition de principe (si l’adversaire veut qu’on admette quelque chose sur la démonstration plutôt que sur l’objet ou le sujet en question, on l’accuse publiquement de faire une pétition de principe, faisant en sorte que tout autre argument jugé semblable par l’auditoire tombera également dans cette difficulté pour l’adversaire qui risque ainsi de perdre son meilleur argument) ; 23. Forcer l’adversaire à l’exagération (pousser l’adversaire au-delà de son argumentation afin de le réfuter ensuite — pour éviter de le faire soi-même, l’astuce est de limiter les explications et d’être bref) ; 24. Tirer de fausses conclusions (faire une apagogie, voire déformer la proposition de l’adversaire de manière à la présenter comme absurde ou dangereuse) ; 25. Trouver une exception (pour toute généralité, des exceptions existent et il faut savoir capitaliser sur elles) ; 26. Retourner un argument de l’adversaire contre lui (si X impose Y, c’est justement parce que c’est X qu’il faut plutôt éviter Y, et voici pourquoi…) ; 27. La colère est une faiblesse (mettre en colère l’adversaire pour le déséquilibrer, ou encore sa colère expose peut-être la mise au jour d’un point faible) ; 28. Convaincre le public et non l’adversaire (savoir mettre l’auditoire de son côté, surtout dans un débat entre érudits présenté devant un public moins expert) ; 29. Faire diversion (parler de quelque chose de complètement hors sujet, comme si cela avait rapport, surtout lorsque la situation tourne en notre défaveur) ; 30. Argument d’autorité (faire appel à une autorité plus que la raison… surtout si l’adversaire possède des connaissances ou des capacités limitées et que le nombre d’autorités utilisées fait impression sur lui) ; 31. Je ne comprends rien de ce que vous me dites (si on est à court d’arguments, on peut choisir de se déclarer inapte à répondre de manière à insinuer auprès de l’auditoire que l’adversaire dit des bêtises — à utiliser seulement lorsqu’on est certain que l’auditoire est de notre côté) ; 32. Principe d’association dégradante (étiqueter des assertions de l’adversaire de connotations péjoratives ou les associer à des courants de pensée soit rétrogrades, soit portant atteinte aux droits et libertés de certains groupes ou individus) ; 33. En théorie oui, en pratique non (faire valoir que si l’argument de l’adversaire n’est valide qu’en théorie, il est alors impossible) ; 34. Accentuer la pression (dès que l’adversaire hésite, évite en posant une question ou répond indirectement, c’est signe qu’un point faible a été touché, il faut alors continuer de marteler ce point) ; 35. Les intérêts sont plus forts que la raison (attaquer les motifs et les intentions de l’adversaire — de manière à démontrer qu’ils entrent en contradiction avec ses propres intérêts) ; 36. Déconcentrer l’adversaire par des paroles insensées (sortir une série de formulations érudites qui ne veulent rien dire, afin que l’adversaire s’y concentre et oublie ses propres arguments) ; 37. Une fausse démonstration signe de la défaite (même si l’adversaire a raison, si sa démonstration est fausse il est possible de tout réfuter, y compris sa théorie) ; 38. Soyez personnel, insultant et malpoli (y aller en ce sens, lorsque l’adversaire nous est supérieur — faire dévier le sujet vers le débatteur, car la plus grande blessure est celle infligée à la vanité de la personne).
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