Édition du 12 novembre 2024

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Arts culture et société

L’affaire Lindemann - Rammstein ou jusqu’où séparer l’homme de l’artiste ?

Habitué aux polémiques, le groupe Rammstein est de nouveau dans la tourmente après qu’une enquête de la Süddeutsche Zeitung a révélé un système de rabattage de fans qui aurait débouché sur des violences sexuelles. Si la justice doit s’emparer de cette affaire, le citoyen est quant à lui de nouveau amené à s’interroger sur sa relation à l’artiste et à l’homme.

Tiré du blogue de l’auteur. Photo : Till Lindemann (photo sous licence Creative Commons)

Rammstein est un groupe de rock industriel allemand connu d’un large public pour ses concerts spectacles engageant des moyens énormes et un sens théâtral certain. Même sans être fins connaisseurs, nous sommes sans doute nombreux à avoir visionné des extraits de concert mémorables lors de ballades impromptues sur YouTube. Je me souviens par exemple d’une entrée de spectacle avec plateformes élévatrices, effets pyrotechniques, mur sonore fait d’un rock industriel d’une lourdeur peu commune préludant à l’arrivée du chanteur en meneur de cabaret, numéro de claquettes compris. Effet saisissant. Les chansons abordent le plus souvent des sujets difficiles, des fait divers choquants, les horreurs de l’histoire et les bas-fonds de la condition humaine. Pas étonnant donc que le groupe ait essuyé un nombre important et régulier de polémiques autour de soupçons de nazisme, d’homophobie, de pratiques sexuelles déviantes, etc. Le groupe s’en est toujours bien défendu arguant du droit de l’artiste de traiter tous les thèmes[i].

L’accusation qui vise le chanteur Till Lindemann risque de poser davantage de problèmes. Rappelons brièvement les faits. La Süddeutsche Zeitung, reprise par la presse française, a révélé un système de rabattage de fans au profit du chanteur Till Lindemann, propice à tous les débordement dès lors que de jeunes femmes se retrouvent avec un homme de 60 ans en situation de domination, voire d’emprise. Une dizaine d’entre-elles témoigneraient aujourd’hui de violences sexuelles. Le rabattage et l’exploitation des groupies par les staffs lors des tournées des géants du rock au profit des stars n’a pas été inventé par Rammstein, et cela reste sans doute un champ de bataille pour le mouvement Me Too[ii]. Ce que je vais explorer ici c’est la dialectique sans cesse interrogée de l’homme et de l’artiste : faut-il les séparer ou les considérer comme deux entités consubstantielles ?

La question est complexe, amplement débattue, propice aux excès divers. Quelle ligne de conduite adopter quand un artiste déçoit ou dégoûte par un comportement répréhensible ? Il appartient à chacun de répondre à cette question, mais d’une manière générale, il est possible de concevoir une ligne de conduite. Le point de bascule serait alors le brouillage du sens de l’œuvre par le bruit de la vie privée. Cette position amène à des conclusions qui peuvent paraître paradoxales pour un hommes de gauche. On pardonnera par exemple ses excès misanthropiques à Céline, homme ouvertement antisémite. Dans son cas, il est entendu que l’homme était détestable mais on peut reconnaître l’apport littéraire du Voyage au bout de la nuit, dans le cadre d’un pacte de lecture où l’on met volontairement de côté ses divergences humaines et idéologiques avec l’auteur. Inversement, il sera plus difficile de continuer à écouter un chanteur engagé à gauche dont on sait par ailleurs sa violence coupable dans l’intimité conjugale. C’est que dans ce cas, le pacte établi entre l’artiste et l’auditeur implique un devoir d’exemplarité. Se faire porte-parole, même incidemment, de certaines valeurs implique que tout écart de conduite dans la vie privée nuit au message public.

Dans le cas de Rammstein, on a affaire avec un groupe qui a toujours joué sur la ligne de crête entre fascination et répulsion, engageant, qu’il le veuille ou non, le processus de catharsis pour une part au moins de ses auditeurs : fouiller les bas-fonds de l’âme humaine afin de purger l’auditoire de ses pulsions malsaines. Pour que cela fonctionne, il faut être sûr que ce que l’on voit sur scène, c’est bien du théâtre, la mise en scène des pulsions négatives, dans un défoulement de décibels, afin de mieux s’en libérer. Et déjà, les productions de Rammstein pouvaient au moins prêter le flanc à la critique de complaisance à l’égard des choses montrées. Mais, là aussi, le pacte entre l’artiste et l’auditeur sensé pouvait passer par la confiance en la droiture des artistes. L’affaire Lindemann rompt définitivement ce pacte et fait basculer le Rammstein show du théâtre cathartique au rituel barbare puisque confirmation est apportée qu’il ne s’agissait pas de purger les pulsions malsaines mais de s’y vautrer.

Que ce billet soit en dernier lieu l’occasion de regretter que le système mercantile qui préside à la production artistique débouche sur un paysage où peinent à se faire entendre les voix qui proposent au contraire une élévation du spectateur au-dessus des vicissitudes de sa condition humaine. Heureusement, on peut toujours se réfugier dans le patrimoine merveilleux laissé par nos anciens (après tout, entre Monteverdi, Bach, Mozart, Beethoven, Mahler, etc., une vie n’est déjà pas suffisante) et soutenir les belles âmes d’aujourd’hui, comme le collectif Lo’Jo qui à l’instar des Indiens du Canada, « plante deux bâtons » afin de prévenir d’un danger les suivants sur un sentier.

(999) Deux bâtons - YouTube

[i] Voir la fiche Wikipédia de Rammstein qui les recense

[ii] Le chanteur de Rammstein plongé dans un scandale sexuel : les médias allemands décortiquent un « système immoral » - Le Temps

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