Et toutes deux —chacune à sa manière— ont fini par trancher, en convenant que le geste de Wajdi Mouawad s’apparentait à "une provocation inutile ou au mieux prématurée".
Leur raisonnement, et plus particulièrement celui de Josée Boileau est —par son apparente évidence — des plus révélateurs. Selon elle, il y aurait eu une absence de taille dans le discours de Wajdi puisqu’il aurait choisi d’ignorer la question de la violence conjugale et des inévitables questions qui l’accompagnent : « Qu’est-ce que la mort d’une femme aux mains d’un homme qui dit l’aimer ? Qu’est-ce que ce crime qui survient jour après jour, à travers le monde, et que la justice ignore souvent ou minimise ? Qu’est-ce que ce geste, pour lequel on trouve toujours une explication : la passion, la colère, l’alcool ou la défaillance de celle qui meurt ? Cette violence envers l’aimée, envers l’intime, elle n’est pas comme les autres. Peu d’endroits au monde l’ont compris : au Québec, on essaie. Le malaise face à la présence de Bertrand Cantat vient essentiellement de là ». D’où sa conclusion qui semble aller de soi : « jamais pour lui (Wajdi Mouawad), Bertrand Cantat n’a cessé d’être un intouchable : une indispensable proposition artistique plutôt qu’une provocation peut-être inutile, peut-être prématurée ».
Sauf que cette cascade de questions ne peut faire mouche que parce que —tout en prenant très habilement le Québec à témoin (« Au Québec, on essaye ») et en nous entraînant dans le registre des émotions premières— elle ne va pas au bout du raisonnement qu’elle mène devant nous, finissant par se rabattre sur une position qui n’en est pas une, mi chair, mi poisson, comme si elle en pressentait le caractère problématique et ne voulait pas l’assumer jusqu’au bout : la présence de Bertrand Cantat serait simplement « une provocation prématurée ». Rien de plus, aurait-on envie d’ajouter ?
Car en présentant les choses comme elle fait, c’est-à-dire en s’arrêtant seulement à la spécificité de ce crime et en nous en rappelant tout l’odieux (se muer en l’assassin de la personne qui vous est la plus intime et que vous aimez) —ce que le caractère sensationnaliste de cette affaire a bien évidemment encouragé— elle tend à nous le faire revivre de l’intérieur, en nous entraînant sans peine du côté des émotions subjectives, nous interdisant du même coup de le penser aussi en termes de justice et de résilience, de réhabilitation ou réparation. À moins d’avoir pu garder la tête froide (ce qui semble être la chose la plus difficile au monde), qui n’aurait pas été tenté après l’évocation d’un tel crime, de vouloir « réagir » immédiatement, en faisant parler la loi du talion et en se montrant implacable ? Le tollé de réactions médiatisées qui s’est déclenché à ce propos et qui s’est apparenté bien souvent à du lynchage public ou à une sorte de deuxième jugement public, le montre bien. Dans ce registre —celui de la punition pensée sous le coup d’une émotion individualisée nous renvoyant aux blessures les plus profondes— il n’y a pas aujourd’hui 36 solutions qui peuvent nous venir à l’esprit. Choisissez : la prison à vie ou la peine de mort !
Est-ce bien dans cette pente que l’on veut nous entrainer quand on aspire à en finir avec la violence faite aux femmes ? Pense-t-on que c’est ainsi qu’on en éradiquera l’odieux ? Et si c’est ce que l’on pense, qu’on ait le courage de l’affirmer, comme d’ailleurs –à l’inverse— de prendre partie pour la réhabilitation, en toute clarté, sans tergiversation. Il s’agit en effet d’une position politique, touchant à notre collectivité, à la société même que nous voulons constituer, et cela dépasse de loin l’affaire Cantat. C’est là le point aveugle de cette position : son ambiguïté ; et au-delà cette acceptation (non acceptée ?) que l’individu en question soit réhabilité, mais… plus tard, mais… en silence, mais… avec tact, mais… sans faire de bruit, mais… discrètement, etc. Même dans l’article d’Alexa Conradi et Nathalie Villeneuve (Le silence des disparues, Le Devoir du 20 avril), qui évoque pourtant la question de la réhabilitation et la nécessité de combiner morale et justice, on trouve encore cette idée : « ne pourrait-il pas se faire discret ? ». Comme s’il était impossible de ne pas se glisser dans la peau de la victime et de sa famille, et donc de juger de cette affaire aussi comme membre d’une communauté politique !
Morale et moralisme
Ces constatations renvoient à l’article de Dominique Bernier (Contre la pensée unique) paru récemment dans les pages de Presse-toi à gauche et qui fait état avec beaucoup d’honnêteté des sentiments qu’une telle affaire peut faire naître en nous. Et loin de moi de ne pas comprendre ces difficultés, et plus particulièrement quand on est femme et qu’on a souffert de quelque forme de violence que ce soit. Il n’en demeure pas moins qu’on ne peut en rester au seul jugement moral individuel, ni non plus uniquement aux sentiments qui peuvent brutalement resurgir en nous à ce propos.
Il est vrai, comme l’indique Dominique Bernier, que tout contrat social « se base sur des valeurs qui découlent de ce que la majorité considère comme bon », des valeurs morales donc. Mais il est vrai aussi que la morale –si elle n’est pas pensée dans le contexte politique auquel elle appartient et si elle n’est pas mise en perspective—peut souvent se dégrader « en moralisme », c’est-à-dire en cette propension à condamner sans précaution et surtout à vouloir punir coûte que coûte. Et à l’heure de la montée de la droite et de la mode de la tolérance zéro ou de la rectitude politique, il est plus que jamais nécessaire –me semble-t-il—de parvenir à se dissocier d’une telle tendance. Il en va de cet autre monde possible auquel nous aspirons tant.