Avant d’entamer n’importe quelle réflexion, il est nécessaire de démêler un peu les noeuds et de réussir à mettre en lumière ce que nous concocte cette Union Européenne. Car les mesures qui ont été prises pour répondre à la crise de l’eurozone n’ont pas été beaucoup évoquées par les médias et lorsqu’elles l’ont été, ce sont l’opacité et l’information partielle qui ont fait loi.
Or c’est important que nous comprenions les enjeux de ces mesures, car l’ampleur des conséquences qu’elles auront sur les travailleurs, en Belgique mais aussi dans toute l’Europe, n’a d’équivalent que l’incroyable absence de démocratie dans les processus de décisions qui les ont mis en place.
Semestre Européen et Pacte euro-plus – l’arnaque dans le détail
L’une des premières initiatives issues du groupe de travail sur la gouvernance économique est le Semestre Européen. Ce programme de surveillance des budgets nationaux est mis en place dès 2011 par le Conseil et la Commission Européenne (pour rappel, la seule institution pour laquelle on vote, c’est le Parlement, dont l’avis consultatif n’a que peu à faire ici).
Comment fonctionne ce semestre européen ?
Première étape : la Commission rédige chaque année une "Enquête Générale de Croissance" qui détermine ce que les Etats membres devront faire pour être des "bons élèves". Pour l’année prochaine, cette enquête est déjà publiée, sans être passée par la case "consultation démocratique des pays membres". Au menu, le désormais tristement classique recul de l’âge de la retraite, la flexibilisation du marché du travail (le contrat précaire doit devenir la règle), la modération salariale stricte et soutenue…
Ensuite, et avant même que les parlements nationaux ne puissent en discuter, les Etats membres doivent présenter leurs plans budgétaires à la Commission et au Conseil (le Parlement Européen, le seul pour lequel on vote, n’a toujours rien à dire). Supposons que la Commission estime que le plan budgétaire de la Belgique ne convient pas. Elle va émettre des recommandations qui consistent le plus souvent à revoir à la baisse les niveaux de salaires et des dépenses sociales. Si la Belgique n’intègre pas ces recommandations, elle est alors punie et devra payer une amende (qui se compte en milliards d’euros). La Commission peut aussi retirer à un Etat l’accès aux Fonds structurels de l’Union Européenne.
Autre réjouissance au programme, le Pacte de Compétitivité, qui, après quelques aménagements, a été adopté en mars 2011 sous le nom de "Pacte pour l’euro-plus" en associant au processus les pays hors zone euro qui souhaitent s’y joindre. Inventé par Merkel et soutenu par Sarkozy, il s’agit d’un accord entre les pays membres.
Le principe de ce Pacte est à la fois simple et horrible socialement. Les pays européens qui sont surendettés peuvent avoir accès au FESF (Fonds Européen de Stabilité Financière), notre petit FMI à nous, qui a été inauguré en 2010 pour "répondre" à la crise grecque. Mais, dans la grande tradition du FMI, pour accéder à ce soutien, il faut prendre les plans d’ajustement qui vont avec. Et dans ce cas-ci, le plan d’ajustement tient en six points.
On commence gentiment avec la reconnaissance mutuelle des diplômes et un régime de gestion des crises pour les banques. Puis on harmonise la fiscalité des entreprises (mais pas celles des personnes, ne nous y trompons pas). Et ensuite on accélère avec les trois dernières conditions qui se résument à supprimer l’indexation des salaires sur les prix à la consommation, intégrer les règles d’encadrement budgétaire dans la constitution des pays et appliquer les recommandations décrites plus haut.
Beaucoup de mots pour dire que si un pays veut recevoir du FESF l’argent pour régler la dette phénoménale qu’il a contracté, entre autres, en sauvant les banques, il doit accepter des mesures de récession sociale drastique et que ses budgets publics ne soient plus décidés par son parlement mais par les règles imposées via la Commission Européenne.
Antidémocratique et antisociale
C’est l’empire du non concerté, de l’intrusif dans les souverainetés nationales et du danger d’une récession encore plus grave. Hors de tout cadre démocratique, sans possibilité pour les Etats membres de s’opposer ou même de peser sur les décisions, des règles ont été émises au niveau européen et vont être intégrées dans les constitutions nationales des pays. Et c’est de la même manière que les budgets nationaux vont maintenant être sous le joug complet du Conseil et de la Commission Européenne.
Pendant que nous perdons notre temps à tenter d’élire les parlementaires pour qu’ils se disputent sur le couleur du drapeau, ce sont une centaine de personnes payées en centaines de milliers d’euros qui décident que notre salaire sera gelé, que l’enseignement devra être moins financé, que la retraite par répartition c’est du passé et que la fiscalité doit être au service des entreprises et pas des services publics…
Car c’est ce qu’il se passe en réalité. Au travers de tous ces processus compliqués pour "contrôler les déficits macro-économiques", on assiste à une intrusion en règle dans tous les champs qui ne relevaient pas des compétences communautaires européennes : la politique salariale, l’adaptation des systèmes de retraite, tous les "domaines qui relèvent de la compétence nationale et sont cruciaux pour renforcer la compétitivité et éviter tout déséquilibre préjudiciable" (extrait des conclusions des chefs d’Etat et de gouvernement de la zone euro du 11 mars 2011).
Malheureusement, pour l’Europe, depuis l’introduction de l’euro, le facteur d’ajustement ce n’est plus la monnaie, c’est le salaire. Qui est également le facteur premier de la compétitivité. Ce n’est donc pas une vue de l’esprit quand la CES (Confédération Européenne des Syndicats) exprime sa crainte d’un gel généralisé des revenus au niveau européen.
Le matraquage idéologique est tellement présent et tellement continu qu’à la fin on ne réagit même plus lorsqu’on entend des expressions comme « gel généralisé des salaires », « réforme des pensions », « flexibilisation des contrats »,... Or, tout ce qu’ils sont en train de nous reprendre, ce sont les quelques éléments qui nous distinguent de ces générations de travailleurs/euses qui vivaient dans la misère et la précarité, qui n’avaient rien à dire, rien à eux, aucun avenir, aucun espoir.
Le genre de travailleurs/euses qu’on commence à rencontrer de plus en plus souvent dans la génération 500 euros et qui représentera certainement la majorité de nos enfants. Parce que si des travailleurs/euses se sont révolté-e-s, sont mort-e-s, on fait grève pendant des semaines pour obtenir un temps de travail décent, un salaire décent indexé sur le coût de la vie, une sécurité dans les contrats, la possibilité d’avoir une retraite correcte,... ce n’était pas par goût du luxe, mais par souci de survie. Et l’Union Européenne veut nous reprendre tout ça.
« Ce n’est pas une crise, c’est une escroquerie »
C’est une des plus grosses escroqueries jamais vues ! Pour répondre à une crise des dettes publiques qui s’est construite d’abord sur une politique de cadeaux au patronat et ensuite sur le sauvetage par le public du secteur financier privé, les Etats membres doivent maintenant mendier de l’aide à un Fonds européen qui peut, en échange, exiger le démantèlement de l’Etat providence dans chaque pays. Le pire étant que le résultat ne garantit même pas la résolution de cette crise.
Si démocratiquement, c’est incohérent et injuste, ça l’est économiquement aussi. Le cas de la Grèce ne restera pas un cas isolé. Alors qu’elle en est à son troisième plan de sauvetage, son déficit augmente aussi vite que la pauvreté dans sa population. Ces plans de sauvetage sont économiquement injustes parce qu’après que les marchés financiers aient été sauvés par les Etats dans des conditions plus que "amicales", la situation est maintenant inverse. Les banques se financent auprès de la Banque Centrale Européenne (BCE) à des taux dérisoires et peuvent ensuite tranquillement prêter aux Etats à des taux bien supérieurs (le taux de remboursement de la Grèce est de 25% !).
Ces plans sont aussi économiquement incohérents. Comment imaginer que les conditions qui sont imposées aux Etats pour accéder aux financements européens afin de réduire leurs dettes puissent entrainer une "relance" ? La réponse capitaliste froide et pragmatique face à une crise devrait être de renforcer les stabilisateurs sociaux pour empêcher les revenus de plonger, de recourir au chômage partiel pour diminuer le temps de travail et préserver une grande partie de l’emploi, etc. Ce ne serait certainement pas une réponse pleinement socialiste, mais ce serait en tout cas une réponse capitaliste classique pour que consommation et production se remettent en marche. Mais ici ce n’est pas le but.
Non, le but de toute cette manœuvre est de profiter de la crise pour faire de l’Europe une entreprise compétitive sur le marché mondial. Pour que l’Europe devienne compétitive face à des pays comme les Etats-Unis, où l’Etat providence est un mythe, ou face à la Chine, où la main d’œuvre est durement exploitée, il faut que nous retombions tout en bas. Cette gouvernance économique sert à provoquer une déflation massive dans toute l’Europe. Pour obtenir un marché du travail plus flexible, avec des salaires bas, des pensions basses, des services publics privatisés, un remaniement de l’enseignement et de la recherche pour qu’ils correspondent aux "besoins" des marchés.
Alors, pendant que le FESF, le FMI et la BCE profitent des besoins de financement des Etats européens pour blanchir les actifs douteux du secteur bancaire européen, c’est au final les travailleur/euses, les pensionné-e-s, les chômeurs/euses, les étudiant-e-s,… qui paient (avec de gros intérêts) pour les erreurs de ce secteur.
Même si la Confédération Européenne des Syndicats dénonce cet état de fait et explique en long, en large et en détails pourquoi ce qui se passe est dangereux et injuste, on ne peut que s’inquiéter du manque de réactivité de l’ensemble des structures syndicales européennes. Alors même que les possibilités de négociations collectives, « core business » du syndicat, sont également menacées par les mesures européennes, les réactions ne dépassent pas les mobilisations « parades » des années précédentes. Et pourtant dans certains pays, la « base » ne manquerait pas pour aller vers des actions de grèves et d’immobilisation qui pourraient réellement faire pression et changer la donne.
En Belgique, nous n’en sommes pas encore là, mais ce serait alors le rôle du syndicat de secouer les consciences de travailleurs et de mettre en évidence les horreurs que l’Union Européenne met en place et le rôle plus que douteux de nos gouvernements nationaux dans cette pièce.
La seule alternative : Un plan d’urgence sociale et écologique au niveau Européen
Nous avons face à nous une bande d’imposteurs. Tout d’abord, si le véritable but était de mettre fin au chaos économique dans lequel nous nous trouvons, la première chose à faire ne serait pas de « rassurer » les marchés mais bien de les désarmer : arrêter de leur laisser la possibilité de spéculer sur les dettes publiques comme ils le font honteusement, alors qu’ils sont à l’origine de la crise de ces dettes. Les intermédiaires doivent être éliminés, il est inacceptable que l’argent de la BCE soit donné aux marchés (c’est-à-dire aux spéculateurs de tout poil) pour que ceux-ci se fassent un beurre monstrueux en prêtant aux Etats à des taux impossibles et tout ça en bradant les droits sociaux.
Ensuite, la défense des travailleurs/euses ne sera pas assurée par la CES qui a, lors de son 12e congrès, renouvelé son soutien à la construction européenne, tout en étant critique… Il n’est plus temps d’être critique. Il est temps de rompre. Et des directions syndicales qui, dans la situation d’urgence actuelle, ne se positionnent pas purement et simplement contre cette Europe, ne sont pas crédibles.
La seule alternative possible passera par une rupture avec cette Europe capitaliste et sa logique de mise en concurrence des travailleurs/euses. Il faut lui opposer une autre Europe, toute à construire, qui doit être le reflet des travailleurs/euses qui la composent. Seul un plan d’urgence sociale et écologique au niveau européen pourra réellement répondre à la crise. Un plan basé sur l’interdiction des licenciements, sur la réduction du temps de travail avec maintien du salaire et embauche compensatoire, sur la nationalisation des secteurs financiers et énergétiques et sur une réelle justice fiscale.
Ce qu’ils osent appeler « révolution silencieuse » ne se passera pas dans le calme. Une offensive contre les travailleurs/euses et la souveraineté des Etats de cette dimension aura forcément des conséquences de la même ampleur. Soit l’abattement des travailleurs sera complet et la destruction sociale sera sans précédant. Soit les explosions qui commencent un peu partout en Europe prennent le chemin des revendications sociales fortes et rejettent cette Union Européenne qui ne nous représente pas et qui vend nos vies aux marchés.
Mais face à une telle machine de guerre, seule une réaction coordonnée et massive pourra aboutir et pour que cela soit possible, le mouvement ouvrier doit réellement entrer dans la bataille, se positionner nettement contre cette politique et organiser la résistance.