Tiré de The conversation.
Le recours contraint et temporaire du président Kasym-Jomart Tokaev à l’Organisation du Traité de Sécurité collective (OTSC) pour rétablir l’ordre a suscité des lectures géopolitiques de ces événements. Elles ne doivent pas masquer les causes structurelles du séisme qui vient d’affecter un pays longtemps présenté comme un modèle de stabilité.
Une rupture du contrat social
À partir du 2 janvier 2022, des manifestations se sont déroulées dans toutes les régions du Kazakhstan pour dénoncer l’augmentation des prix du gaz naturel liquéfié consécutive à la fin de leur fixation administrative.
Cette levée du contrôle des prix sur les carburants, qui supprimait un des mécanismes de redistribution de la rente des matières premières, a provoqué un mécontentement d’autant plus grand que le pays connaissait déjà une forte inflation dans le contexte de la pandémie de Covid-19 (+7,5 % en 2020, +8,4 % en 2021). En particulier, la vie quotidienne des Kazakhstanais était déjà touchée par la hausse des prix des produits alimentaires (fruits, légumes, céréales, viandes, produits laitiers, etc.).
Le mécontentement populaire a également pris racine dans l’ampleur des inégalités qui traversent la société et le territoire kazakhstanais et qui sont, en grande partie, le résultat de la politique libérale et autoritaire menée depuis l’indépendance. À côté de l’élite politico-économique constituée autour du premier président Noursoultan Nazarbaev, qui avait accédé au pouvoir à la fin de la période soviétique, et de la classe moyenne qui a émergé dans les grandes villes, des pans entiers de la société sont restés en marge de la croissance.
Malgré un essor économique spectaculaire pendant les années 2000 et 2010, largement fondé sur l’exploitation du sous-sol (pétrole, gaz, charbon, uranium, etc.), la pauvreté demeure importante. Elle touche les campagnes comme les villes, et notamment les villes industrielles intégrées au système de production soviétique (comme Karaganda, la quatrième ville la plus peuplée du pays), qui ont été les plus frappées par la crise des années 1990, laquelle avait vu le PIB kazakhstanais se contracter de près de 40 % entre 1991 et 1995. Cette situation se traduit concrètement par des conditions de vie et de travail qui restent encore très dures (salaires, temps de travail, relations hiérarchiques, etc.) pour un grand nombre de Kazakhstanais.
Le présidentialisme clientélaire qui caractérise le système politique kazakhstanais a également nourri les crispations. Des mesures de démocratisation ont été réclamées lors des manifestations (retour à la Constitution de 1993 garantissant les droits des organisations politiques et syndicales ; élection des maires et des présidents de région ; dénonciation du culte de la personnalité de Noursoultan Nazarbaev ; consolidation de la liberté d’information), notamment par des militants de la société civile, tandis qu’étaient dénoncés les phénomènes de corruption et de captation des richesses par les détenteurs du pouvoir et leur entourage.
À ce titre, c’est le système oligarchique forgé par Nazarbaev dans son ensemble qui a été mis cause dans les manifestations populaires, bien loin des lectures géopolitiques de la crise. Malmené par le ralentissement de la croissance (- 2,5 % en 2020), le contrat social, qui était aussi fondé sur l’identification patriotique aux succès économiques et politiques de l’État, s’est largement rompu.
Manifestations pacifiques et émeutes armées
Les protestations ont pris des formes différentes selon les villes et les régions, alors que, pour la première fois, le mécontentement s’est diffusé à l’ensemble du pays, depuis la ville de Zhanaozen, à l’ouest du Kazakhstan.
Située dans l’une des principales régions productrices d’hydrocarbures, la ville occupe une place singulière dans l’histoire politique et sociale du pays. Elle est l’un des centres d’une région – le Mangystau – dont la population est connue pour avoir toujours manifesté une certaine défiance vis-à-vis des autorités centrales, tsaristes, soviétiques et maintenant kazakhstanaises, ce dont témoigne, pour la période contemporaine, le faible score obtenu par Tokaev en 2019 à la dernière élection présidentielle. Avant cela, en 2011, Zhanaozen avait été le théâtre de grandes grèves du secteur des hydrocarbures, dont la répression, le jour anniversaire des 20 ans de l’indépendance, fit officiellement 17 morts.
Election présidentielle au Kazakhstan – 2019. Part des votes en faveur de Kassym-Jomart Tokaev (régions, 2019). CartOrient, Fourni par l’auteur
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Dans les régions de l’Ouest et du Nord, le mécontentement populaire s’est dans l’ensemble exprimé dans le cadre de manifestations pacifiques marquées par une importante présence syndicale. En revanche, dans les villes de l’Est et surtout du Sud, de Kyzyl-Orda à Taldy-Kurgan, en passant par Chymkent, Taraz et surtout Almaty, première ville du pays avec environ 2 millions d’habitants, les manifestations se sont transformées en émeutes.
D’une part, de jeunes hommes, souvent issus des milieux paupérisés, récemment arrivés en ville (ou résidant encore dans les villages environnants), essentiellement kazakhophones, et qui avaient dans un premier temps manifesté pacifiquement, ont violemment exprimé leur colère, en se livrant à des pillages, en s’en prenant à des symboles du régime comme aux bureaux du parti Nur OTAN (la patrie lumineuse) créé par Noursoultan Nazarbaev.
D’autre part, des groupes plus organisés, vraisemblablement liés à des organisations criminelles, à des réseaux islamistes et à des figures politiques, se sont attaqués à des bâtiments publics, mais également à l’aéroport ou à la tour de télévision d’Almaty, tandis que d’importantes composantes des organes de sécurité, notamment au sein du KNB, faisaient défection.
La reprise en main du pays a été qualifiée par le président Tokaev d’« opération anti-terroriste » – une formule qui lui a permis de justifier l’instauration de l’état d’urgence, la répression sans retenue des « bandits » et l’appel aux forces de maintien de la paix des pays membres de l’OTSC. Elle a aussi été présentée comme la mise en échec d’une tentative de coup d’État.
Au total, d’après les autorités, les violences ont fait 227 victimes, dont plus de 200 civils, en majorité à Almaty, ainsi que plusieurs milliers de blessés. Environ 10 000 personnes ont par ailleurs été arrêtées tandis que la répression vise largement des civils et des militants non impliqués dans les violences, malgré les annonces du chef de l’État.
Une crise politique à plusieurs échelles
Cette crise politique, qui a placé la société kazakhstanaise en état de sidération, doit être lue à plusieurs niveaux.
D’une part, la « tragédie de janvier » rappelle que le Kazakhstan a connu au cours des dernières années plusieurs épisodes de tension socio-politique qui ont pris la forme de manifestations contre la réforme du statut du foncier en 2016, d’une dénonciation des problèmes de logement et de pauvreté, après un tragique incendie survenu à Astana au cours duquel cinq enfants d’une même famille sont morts en 2019, ou d’affrontements interethniques comme en 2020, près de la frontière kirghizstanaise.
D’autre part, elle révèle l’ampleur du décalage qui existe entre l’appareil d’État et une grande partie de la population, aussi bien du point de vue politique que social. Ce fossé est notamment lié au fait que le système politique kazakhstanais repose moins sur les élections que sur les nominations, et qu’il manque, dans la pratique, d’instances de représentation, de confrontation et de délibération.
Enfin, les événements de janvier constituent une nouvelle étape dans le règlement de la succession de Noursoultan Nazarbaev. Parallèlement au mouvement populaire, une tentative de renversement de Kasym-Jomart Tokaev semble avoir été initiée par des proches de l’ancien président.
Le président du KNB, Karim Massimov, ancien premier ministre, aurait demandé à Kasym-Jomart Tokaev de démissionner après les premières manifestations, avant d’être lui-même destitué puis arrêté et accusé de « haute trahison ». En d’autres termes, des luttes de pouvoir intestines se sont greffées sur le mécontentement social. Et l’on peut penser que leur responsabilité est grande dans l’explosion des violences.
Après s’être affirmé dans l’architecture institutionnelle, notamment en prenant la présidence du Conseil de sécurité, un des enjeux majeurs pour Kasym-Jomart Tokaev est aujourd’hui de se construire une assise populaire, alors que les conditions de son accession à la présidence ont jusqu’à présent limité sa légitimé au point que certains politistes qualifiaient le système politique kazakhstanais de « dyarchie » et considéraient Tokaev comme un « demi-président ».
Un « nouveau Kazakhstan » sans Nazarbaev ?
La séquence qui s’est ouverte début janvier 2022 constitue un tournant dans l’histoire contemporaine du Kazakhstan. Elle marque la fin de la vie politique de Noursoultan Nazarbaev, qui s’est lui-même présenté comme « retraité », le 18 janvier, dans une courte allocution réaffirmant également son soutien à Kasym-Jomart Tokaev.
Le 11 janvier, dans un long discours au Parlement, ce dernier avait d’ailleurs invoqué la construction d’un « nouveau Kazakhstan » pour qualifier son action, de la même façon que la rhétorique développée par Shavkat Mirziyoyev promeut le « nouvel Ouzbékistan » pour souligner le changement avec la présidence du « premier président » Islam Karimov, dont il avait été premier ministre.
Alors qu’il a repoussé les réformes politiques à septembre 2022, Tokaev a annoncé des mesures économiques et sociales, en même temps qu’il nommait un nouveau premier ministre, Alikhan Smaiylov, et un nouveau gouvernement, renouvelé au tiers par rapport à celui jusqu’alors dirigé par Askar Mamin.
Il a tenté de répondre à la contestation sociale en s’engageant à contenir l’inflation et en promettant d’œuvrer à la redistribution des richesses, à travers la mise à contribution des entreprises les plus rentables et des personnes les plus riches. Dans le même temps, le président kazakhstanais a réaffirmé son attachement au système économique capitaliste tout en pointant plusieurs dysfonctionnements de l’économie nationale (corruption, marché oligopolistique, etc.).
C’est dans ce contexte que Kasym-Jomart Tokaev a fait part de plusieurs mesures hautement symboliques car visant les proches de Noursoultan Nazarbaev, qui sont considérés comme les premiers bénéficiaires du système politico-économique mis en place depuis trente ans. La Banque de développement du Kazakhstan doit redéfinir son action après avoir été accusée de ne fonctionner qu’au profit de certains ; le projet de métro léger de la capitale, qui est considéré comme emblématique des dérives financières, est abandonné ; la holding d’État Samruk-Kazyna, qui contrôle par ses participations directes dans de très nombreuses entreprises 60 % du PIB kazakhstanais, doit réformer son fonctionnement.
Plus directement, l’entreprise de recyclage détenue par la fille cadette du premier président a été nationalisée, tandis que ses gendres ont quitté la direction de plusieurs entreprises et institutions qu’ils occupaient, sans toutefois que leurs biens n’aient été, pour le moment, directement menacés. Or, Dinara Nazarbaeva et son époux Timour Koulibaev comptent parmi les plus riches Kazakhstanais, avec une fortune estimée à 2,9 milliards de dollars. L’influent neveu du premier président, Samat Abish, vice-président du KNB, a aussi été relevé de ses fonctions, alors qu’une valse de nominations recompose l’appareil d’État. Ce mouvement s’opère à tous les niveaux du pouvoir, depuis le chef de l’administration présidentielle jusqu’à des responsables d’administrations locales, en passant par le président de l’Assemblée nationale ou le maire d’Almaty.
Trente ans après l’indépendance, une nouvelle étape s’ouvre au Kazakhstan. Reste à savoir si elle se réduira à un simple renouvellement des personnages clés et des groupes d’intérêts qui dominent le champ politique et économique ou si elle débouchera sur une transformation systémique du pays.< !—> The Conversationhttp://theconversation.com/republishing-guidelines —>
Julien Thorez, Géographe, Chargé de recherche au CNRS, Centre de recherche sur le Monde iranien (CNRS, INaLCO, Sorbonne nouvelle, EPHE), Responsable de l’atlas numérique CartOrient, Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco)
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