Édition du 19 novembre 2024

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Océanie

Joseph Andras : « Dianou, héritier de la lutte kanak »

L’écrivain est parti en Nouvelle-Calédonie sur les traces du militant indépendantiste Alphonse Dianou, tué en 1988 par l’armée française lors de la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa. Entretien.

tiré de : Entretien réalisé par Sophie Joubert, l’Humanité, 5 septembre 2018.

Le 22 avril 1988, des gendarmes sont pris en otage par un groupe d’indépendantistes kanak dans une grotte, sur l’île d’Ouvéa. Le 5 mai, le GIGN lance l’assaut : deux militaires et dix-neuf Kanak sont tués, dont Alphonse Dianou. Dans « Kanaky », Joseph Andras retrace les jours qui ont précédé l’attaque et donne une voix à cette figure méconnue de la lutte pour l’indépendance. Entretien avec Joseph Andras, auteur du roman « De nos frères blessés », et d’un texte poétique, « S’il ne restait qu’un chien » (Actes Sud). Il a aussi signé cet été dans l’Humanité une série de portraits de poètes.

« Kanaky. Sur les traces d’Alphonse Dianou », de Joseph Andras, Éditions Acte Sud, Arles (France), septembre 2018, 304 pages.

L’Humanité. Quels chemins vous ont mené à Alphonse Dianou, militant indépendantiste kanak tué par l’armée française lors de la prise d’otages de la grotte d’Ouvéa, en 1988 ?

Joseph Andras. Comme beaucoup, j’ai découvert – il y a dix ou quinze ans maintenant – l’histoire de la Nouvelle-Calédonie par la vie et l’œuvre de Louise Michel. Cette communarde a été, une fois déportée, l’une des trop rares révolutionnaires à prendre fait et cause pour la lutte kanak. Jean Allemane, un ouvrier typographe, a refusé de participer à la répression de l’insurrection : il a fait savoir que le récit dominant en dissimulait les « véritables causes » tant elles n’honoraient pas les « éléments dits colonisateurs ». C’est là le début d’un chemin nourri en 2011 par le film « l’Ordre et la morale » : on y voit Dianou mais c’est Legorjus, patron du GIGN, qui porte le récit. Je me suis intéressé de plus près à la question kanak, jusqu’à me demander qui était cet homme, Alphonse Dianou, dont on ne sait presque rien. J’ai entamé des recherches, sans désir d’écriture, puis, face à la somme de contradictions, raconter cette vie s’est imposé à moi. Une photographie de lui, blessé sur un brancard, m’a accompagné : qui est vraiment cet homme, pourquoi est-il allongé, lui qui se destinait à la prêtrise avant d’y renoncer, sur le parvis d’une église entouré de soldats ? Je voulais donner voix à cette image.

L’Humanité. La figure de Dianou est complexe : admirateur de Gandhi, musicien, ancien séminariste, chrétien et communiste qui a, visiblement, basculé en prison... Qu’est-ce qui vous touche dans ce personnage « dont l’État jura qu’il était moins qu’un homme » ?

Joseph Andras. Cette complexité a été mon carburant : j’aspirais à démêler les nœuds. Comment faire tenir ensemble ses déclarations appelant à la non-violence et au refus de la vengeance et les descriptions terrifiantes produites par la plupart des acteurs militaires ? Il m’a fallu lire l’intégralité des documents produits et me rendre en Nouvelle-Calédonie pour approcher l’individu par-delà les descriptifs sommaires. Mais un individu qui, comme le dit l’un des témoins du livre, dépasse son cas propre : il est l’héritier d’une lutte, le porteur d’une mémoire, l’un des représentants d’un peuple que, tout français qu’il soit sur le papier, la France connaît si peu.

L’Humanité. Qu’est-ce qui a déclenché la prise d’otages d’Ouvéa, menant à sa mort ?

Joseph Andras. Nous sommes en période de cohabitation et en plein processus électoral : Mitterrand aspire à être réélu et Chirac, son premier ministre, rêve de lui ravir le poste. Le Front national perce et oblige la droite à se positionner. Face à cela, à 20 000 kilomètres, les indépendantistes kanak, réunis au sein du FLNKS, refusent la loi Pons, déclinée en deux volets, et entendent enrayer les élections régionales, jumelées à la présidentielle. Une contestation qui s’ancre dans un mouvement plus global, celui qu’on appelle encore « les événements », et que d’aucuns ont vu comme les prémices d’une guerre civile ou d’une révolution.

L’Humanité. Comment bascule-t-on d’une prise d’otages qui ne voulait pas faire de victimes à un bain de sang ?

Joseph Andras. L’objectif était de retenir les gendarmes dans leur caserne pour faire pression sur le pouvoir hexagonal. Mais ça ne s’est pas déroulé comme prévu : au bout de quelques minutes, un gendarme, pour s’opposer à l’occupation, a tiré dans la tête d’un Kanak – tout dégénère et le groupe indépendantiste improvise : fuir avec les otages dans la forêt.

L’Humanité. Sait-on comment Dianou a été tué ?

Joseph Andras. Le pouvoir a d’abord raconté qu’il était mort des suites de l’assaut. Puis Chevènement, au terme d’une enquête interne, a reconnu qu’il n’aurait pas dû mourir. Dianou s’est rendu, a reçu un tir à la jambe, a été tabassé puis, après avoir été transféré et laissé plusieurs heures sans prise en charge médicale, achevé, au dire de plusieurs témoins, sous les coups d’au moins un militaire. Mais il n’y a jamais eu de procès, donc d’établissement définitif des faits, amnistie oblige.

L’Humanité. L’histoire de la prise d’otages d’Ouvéa a largement été écrite par les vainqueurs. Côté kanak, les jeunes la connaissent mal, de même que l’histoire du mouvement indépendantiste, qui remonte à 1878. Quelles sources avez-vous utilisées pour mener cette contre-enquête ?

Joseph Andras. Aucun Kanak n’a jamais écrit de livre sur cette « affaire ». Vous imaginez le résultat : ce récit est, pour une très large part, celui de la « métropole », des militaires et des journalistes, plus ou moins critiques. Mais des témoignages kanak existent, recueillis par la Ligue des droits de l’homme, la presse ou Edwy Plenel et Alain Rollat dès 1988. Un journaliste, Jean-Guy Gourson, a effectué un travail important. Je ne pars pas de rien ! En recoupant l’intégralité des mémoires de soldats et de politiciens, les enquêtes et, surtout, les nombreux témoignages oraux obtenus durant deux séjours, j’ai pu brosser un portrait assez précis de Dianou – c’était là mon objectif, plus que la restitution de la prise d’otages. Il reste des failles, des trous noirs : peut-être n’en saurons-nous jamais plus. L’avenir nous le dira...

L’Humanité. Vous êtes arrivé en Nouvelle-Calédonie en tant qu’écrivain : ni journaliste, ni militant, ni poète, dans une position que vous qualifiez de boiteuse mais sûrement la plus juste. Vous êtes-vous heurté à un problème de légitimité ? Comment les portes se sont-elles ouvertes ?

Joseph Andras. Il m’importait de préciser clairement cette position : si j’emprunte au journalisme certains de ses outils et au militantisme certaines de ses convictions, c’est avant tout le livre d’un « écrivain ». La légitimité, je l’ai acquise par l’accord des proches de Dianou. Sa veuve, son fils, sa sœur, ses neveux, nièces ou cousins. Sans cela, il n’y aurait pas eu de livre. Il m’a fallu dix mois de discussions diverses, collectives, méticuleuses, puis, comme cela ne suffisait pas, je suis parti pour tenter d’obtenir l’ensemble des autorisations par la parole directe, l’échange autour d’une table ou d’une natte. Quitte à ne pas les obtenir et à tout abandonner. Mais je suis satisfait : j’ai eu, et j’ai toujours, le soutien de sa famille.

L’Humanité. Quel est le lien entre la Nouvelle-Calédonie et l’Algérie, entre Alphonse Dianou et Fernand Iveton, militant communiste guillotiné pendant la guerre d’Algérie, à qui vous avez consacré votre premier livre ?

Joseph Andras. Entre ces deux pays, les liens sont ceux de la colonisation, et de son imaginaire, sa pratique. L’opération militaire menée contre les indépendantistes porte le nom de combat d’un gradé en Algérie ; Tjibaou, leader du FLNKS, s’était rendu en Algérie pour penser la décolonisation de son archipel ; des militaires ont fait état de la « stratégie du djebel » mise en place à Ouvéa... Iveton et Dianou ont tous deux, à leur façon, tenté de contrer la machine impériale – sans succès, dans un premier temps.

L’Humanité. Quel est votre sentiment sur le référendum sur l’indépendance, qui aura lieu le 4 novembre ?

Joseph Andras. Cet été, un sondage a donné le non à l’indépendance à 70 %. Ce scrutin n’impliquera pas les électeurs de la « métropole » : mon travail d’écrivain ne propose donc, en plus d’une biographie, qu’une contribution de citoyen français à la discussion publique.

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