Grand entretien : « L’Insoumission est un nouvel humanisme »
Julien Bisson et Vincent Martigny – On vous présente comme le premier opposant de France. Quel est le sens, pour vous, du mot opposition ?
Jean-Luc Mélenchon – L’opposition ? Ce n’est qu’une étape vers la conquête du pouvoir. Du reste, quel mérite à être le premier opposant, quand les autres ne s’opposent pas ? Le PS est broyé. Il ne se relèvera pas avant un très long moment, s’il se relève un jour. Sa base sociale a disparu. Pas parce qu’elle est partie, mais parce qu’elle n’existe plus. Cette base, c’était la classe moyenne urbaine ascendante des années 1970. Monsieur faisait du jogging, madame de la bicyclette, et le gros chien blanc bondissait entre eux : c’est la pub pour le quartier des Pyramides à Évry, en 1980. Cette base sociale n’existe plus : la classe moyenne n’est plus ascendante, elle a peur du déclassement pour ses enfants, et elle a sombré dans le zapping consumériste. Donc le liant à partir duquel le PS assemblait les ouvriers et les ingénieurs s’est cassé.
Et il a choisi la fuite en avant dans l’illusion libérale des classes moyennes supérieures : c’est la cause profonde de son isolement quasi total. Mais ceux qui sont le plus en danger aujourd’hui, ce sont les partis de droite ! Ne sous-estimez pas Macron : quand il parle des « fainéants », il ne fait que reprendre le vocabulaire de la droite ras-du-bonnet ; c’est un signal de ralliement, il veut être le nouveau chef de la droite. Dans ce cas, le titre de premier opposant de France peut être suspect. Je ne veux pas d’une compétition dont je n’ai pas choisi les termes. Notre but, c’est de construire une majorité populaire autour de notre programme et de nous préparer à gouverner dans la révolution citoyenne. Il faut savoir choisir son terrain, s’y déployer et s’y tenir, sans se laisser entraîner dans des compétitions sans objet.
Justement, quel est pour vous le terrain de l’opposition : l’Assemblée, la rue ?
Les deux. Voyez comment nous avons agi contre les ordonnances. On nous prédisait cinq députés à l’Assemblée ; on est dix-sept. On forme un groupe avec des notes différentes, des nuances. Un groupe qui marche à la bonne franquette. Mais il dégage une énergie énorme et contagieuse !
Votre groupe comporte tout de même quelques fortes personnalités, de François Ruffin à Clémentine Autain. Comment cela se passe-t-il ?
Il faudrait leur demander leur ressenti ! Mais c’est simple entre nous. Il y a dix-sept têtes dures. On forme un groupe, pas une addition d’individus. Et j’ai un besoin total de les voir occuper le terrain. Plus il y a d’émetteurs du message, plus il se diffuse. Attention : ce sont de belles intelligences, et surtout des militants, avec souvent cinq ou dix ans d’expérience dans les bottes. Le petit Quatennens ne sort pas de l’œuf : certes, il n’a que 27 ans, mais il a une dizaine d’années d’expérience derrière lui.
Qu’en est-il de la rue ? Vos appels aux casserolades ou au million de manifestants sur les Champs-Élysées n’ont pas été franchement couronnés de succès…
Vous vous trompez ! Chaque jour, on avance. La conscience collective du grand nombre progresse. Nous apprenons à assumer notre rôle central. Par exemple, nous ne sommes pas tombés dans le piège de la compétition avec les syndicats. Mais qui d’autres que nous, en politique, est capable de telles mobilisations de masse ? Parfois, bien sûr, on prend des coups. On apprend. Le 23 septembre dernier, on a été naïfs. La marche a été un énorme succès, mais on n’a pas été bons sur le service après-vente. Castaner a monté une belle diversion avec l’histoire du peuple et des nazis. C’est dommage, car cela a limité notre impact médiatique. Notre tactique, c’est celle du bélier : frapper sans pause, en comptant que la muraille finira par tomber. On ne sait pas quand ! Il faut donc être endurant. Et avoir une stratégie de combat sur le long terme.
Quel va être le rôle des Insoumis dans les cinq années à venir ?
Le point de départ, c’est le livre L’Ère du peuple en 2014, la théorie de la révolution citoyenne. Et le programme L’Avenir en commun. La théorie, c’est : le peuple fait la révolution citoyenne. Toute la question est de savoir comment on définit le peuple et en quoi consiste son action.
Deux éléments ont jailli pour produire la théorie de la révolution citoyenne. Le premier, c’est l’épuisement de tous les modèles de la « vieille gauche » – en atteste l’effondrement de la social-démocratie européenne, qui a longtemps été ma famille politique, et du communisme d’État. Beaucoup vivent ça comme un incident de parcours. Pas moi. Un monde est mort ! Le second déclencheur, c’est la prise de conscience écologique.
L’entrée dans l’écologie politique m’a fait sortir du cadre théorique dans lequel j’étais en train de mourir sur pied. L’écologie politique ramène aux fondamentaux. Il y a des biens communs, un seul écosystème compatible avec la vie de notre espèce, et ils sont menacés. La thèse sociale-démocrate est donc morte à jamais, car elle suppose une correction progressive des inégalités par une répartition inégalitaire des produits de la croissance – le développement serait infini alors que la ressource est finie. Quant au communisme d’État, il fonctionne lui aussi sur une illusion productiviste, aggravée du fait qu’il est incapable de s’autocorriger parce qu’il n’y a pas de démocratie. Donc il fallait reformuler un corpus théorique cohérent : identifier l’acteur de l’histoire, ses méthodes d’action, le programme capable de le fédérer et la place particulière de la démocratie et de la conflictualité pour renverser le vieux monde et faire vivre le nouveau.
La France insoumise est-elle un parti ou un mouvement ?
C’est un mouvement. Nous ne voulons pas être un parti. Le parti, c’est l’outil de classe. Le mouvement est la forme organisée du peuple. L’idée, c’est d’articuler le mouvement, sa forme et son expression : le réseau. Je sais que ce n’est pas évident à comprendre pour les seniors de la politique qui trimballent leurs vieux scénarios des années soixante, mais le but du mouvement de la France insoumise n’est pas d’être démocratique mais collectif. Il refuse d’être clivant, il veut être inclusif. Ça n’a rien à voir avec la logique d’un parti. De plus, il doit être un organe utile. Alors les copains distribuent de la nourriture, vont chercher des vêtements, aident les gens à demander les prestations sociales auxquelles ils ont droit. Et pour le reste, le mouvement ne fait que des campagnes. Donc quand on nous demande où est la direction, ça peut vous paraître étrange, mais il n’y en a pas.
Nos observateurs sont enfermés dans une vision binaire opposant verticalité et horizontalité. Or le mouvement n’est ni vertical ni horizontal, il est gazeux. C’est-à-dire que les points se connectent de façon transversale : on peut avoir un bout de sommet, un bout de base, un bout de base qui devient un sommet… Pour le comprendre, il faut construire un nouvel imaginaire politique.
Et le concept d’Insoumis, d’où vient-il ?
Lui aussi est très travaillé. Au point de départ, l’idée était de trouver un mot qui dise deux choses en même temps : une action collective et un comportement individuel. Le mot insoumis est ce qui correspond le mieux à l’individuation des rapports sociaux de notre temps. Au début, l’idée c’était « rebelle ». Mais rebelle ne dit rien de celui qui l’est. Insoumis, ça nous ramène à la racine individuelle du combat pour l’émancipation. Je dis : l’insoumission est un nouvel humanisme. J’ai rattaché notre mouvement à ses racines très profondes : l’époque où l’obscurantisme religieux commence à desserrer ses mâchoires de fer et où émerge la Renaissance, et avec elle un désir de liberté de pensée et de liberté politique. L’insoumis, c’est un concept en travail. Le crayon à la main, je complète en ce moment la thèse de l’insoumission humaniste.
Dans le mouvement de la France insoumise, quel rôle joue Jean-Luc Mélenchon ?
Je sers de clé de voûte. Je laisse donc beaucoup les choses se faire toutes seules. C’est très anxiogène de bosser avec moi. Il n’y a pas de consigne, on ne sait pas ce que je veux. Moi je sais. Parfois, mais pas toujours. J’ai une foi totale dans la capacité auto-organisatrice de notre peuple. Ce n’est plus le même peuple que dans ma jeunesse, les gens sont très éduqués, ils ont moins de lectures communes, mais ils ont une ample culture partagée de vidéos, de films, de musiques. Tout le monde sait qui est Naomi Klein, tout le monde a vu son film La Stratégie du choc ; tout le monde a vu aussi, par exemple, les films Demain, La Sociale ou Divines. Donc le mouvement se construit sur une culture commune, et avec une capacité d’auto-instruction des masses humaines considérable.
Votre électorat est aujourd’hui principalement constitué de gens aux revenus limités, mais souvent très diplômés. Qu’avez-vous prévu pour parler au peuple sans diplôme ?
Moi. Vous pouvez vous identifier à moi. J’assume le refus de ce monde. Ne pas être diplômé ne veut pas dire ne pas avoir d’idées ou de savoirs. Mon comportement valide leur insoumission spontanée. Les personnes que je croise dans la rue, dans le bus, dans le métro, sentent d’instinct celui qui est « avec nous ». C’est important, dans une société, de gagner les gens à la fois par ce qu’ils ont dans la tête et par les affects. Le mécanisme libéral qui broie les classes sociales continue à alimenter nos rangs, pas ceux des autres. Si on avait une société qui permettait aux classes populaires de s’élever, de croire en l’avenir de leurs enfants, alors le point d’équilibre serait sans doute plus modéré. Ce n’est pas le cas. Dans les milieux populaires, on cherche surtout à prouver qu’on est un mouvement utile. On a repris l’idée de caravanes militantes, qui vont à la rencontre des gens, qui les renseignent sur les droits sociaux dont ils peuvent bénéficier, qui les inscrivent sur les listes électorales, qui amènent des écrivains publics et des équipes sanitaires, qui mènent la bataille contre les punaises de lit ! On ne peut plus aujourd’hui se contenter de mettre une pile de prospectus sur une table et d’attendre le chaland. Il faut créer les équipes de potes, aller faire du porte-à-porte, et surtout rester et discuter. On prépare la masse qui va agir. Ça prend du temps ! Il faut avoir la patience des bâtisseurs. Pas question de faire semblant. On ne se contente pas d’espérer faire juste 5 % pour permettre de rembourser les frais de campagne. Je veux fédérer une majorité populaire et gouverner le pays. La dernière campagne a été féconde : seuls contre tous les autres partis, nous avons dû continuellement trouver le moyen d’être compris par le grand nombre. Bien sûr, de temps à autre, on fait des rechutes. On écrit des tracts qui jargonnent. Mais, globalement, les mentalités avancent. Voyez la bataille sur le Code du travail : c’est une réforme complexe, difficile à comprendre. On a maintenu la flamme. Est-ce qu’on va réussir à l’empêcher ? C’est une situation ouverte. La politique est un art de la réalisation. Il ne suffit pas de savoir, il faut faire. Et, à un moment, tu fais et tout peut basculer.
Avec ces actions et la création du Média, un organe très proche de la France insoumise, reprenez-vous l’idée très communiste de création d’une forme de contre-société ?
Bien sûr. Le Média sera un espace culturel, ce qui signifie qu’il ne sera jamais « le » média du mouvement. Ça ne servirait à rien. J’ai déjà ma chaîne YouTube, et la plateforme des Insoumis compte cinq cent mille appuis. Il y a nos millions de tracts ! Le rôle du Média est de rendre possible et de structurer un espace culturel autonome de résistance et d’insoumission. Un espace culturel d’un type absolument nouveau, car il veut s’enraciner dans la francophonie. Donc il va s’alimenter aussi au Québec, dans le Maghreb et l’Afrique subsaharienne. Notre horizon n’est pas celui du village franco-français ! Nous voyons grand pour agir en grand : la francophonie, troisième groupe de locuteurs au monde, c’est une bonne base. Je ne veux jouer aucun rôle dans la vie du Média. On a besoin de moi dans tellement d’autres secteurs moins bien lotis ! Il y a tellement d’autres initiatives sociétales. En ce moment, des copains réfléchissent à créer une organisation pour les enfants, sur le modèle des scouts, d’autres veulent créer des caravanes sanitaires… Le but numéro un du mouvement, c’est l’auto-organisation du peuple. C’est pour ça qu’on ne parle pas la même langue avec ceux qui me demandent : « Comment sera élue la direction du mouvement ? » On s’en fout comme de notre première chemise ! Le système multipolaire actuel nous convient. Qui fait attention au fait que toutes nos structures comportent une part de gens tirés au sort depuis le début ? Nous aurons bientôt une assemblée représentative du mouvement à moitié tirée au sort ! Nous engageons des révolutions radicales dans la manière d’organiser notre vie politique.
C’est ce qui vous rapproche d’un mouvement comme La République en marche ! Qu’est-ce qui vous en différencie ?
Le fond. Les outils sont souvent les mêmes mais, ensuite, tout diverge. Par exemple, eux ont une plateforme qui fonctionne bien, très professionnelle. Mais tout est sous-traité à des entreprises qui ont des méthodes non politiques. En marche ! ne construit pas un mouvement de masse transversal ni une contre-société, ce n’est pas son sujet. Il est fondamentalement jupitérien. J’admets que, dans notre façon de faire, il y a aussi une dimension verticale. Mais elle n’est ni unique ni centrale.
Qu’est-ce qui vous a éloigné de votre ancien partenaire, le Parti communiste ?
Quand j’ai quitté le PS au bout de trente ans, je voyais que la formule des cartels de partis qui fusionnaient était dominante en Europe : c’était Die Linke en Allemagne, Synaspismós, devenu Syriza, en Grèce. Partout revient la même formule : une coalition devient un parti. Mais, en France on bute sur une difficulté imprévue. Nous étions pour un front de gauche et la direction du PCF est pour des fronts de gauche. Tout a mal tourné. J’étais devenu une machine à cash électoral, mais ils ne voulaient pas entendre parler d’une organisation qui se construise par l’ancrage populaire de masse. J’ai compris que si on continuait sur cette voie, on croupirait à 6 %. Sans oublier le noir opportunisme des alliances dans les élections locales sous prétexte de « rassemblement de la gauche ». La direction actuelle du PC a rendu illisible le « front de gauche ». Mais, sur le terrain, les militants communistes ont largement fait équipe avec nous contre la tambouille. Leur congrès a repris notre thèse de la « révolution citoyenne ». Et, en retirant nos candidats dans six circonscriptions, nous avons permis l’élection de plus de la moitié des députés communistes. Nous ne sommes donc pas en guerre. Mais la divergence de stratégie ne doit pas être masquée : rassembler la gauche ou fédérer le peuple ? Les résultats électoraux ont tranché. Hélas, le PCF est à 2 % aux législatives.
Comment expliquez-vous le décalage entre la description que vous faites de votre mouvement, qui se veut solidaire et bienveillant, et son image publique, parfois dure et agressive ?
Nos adversaires savent travailler ! Ils savent marquer des points contre nous. Ils ont l’appui du « parti médiatique », quasi unanime. Leur but essentiel est de nous attribuer une identité qui leur convient. On s’apprête à leur faire les poches, ils ne vont pas nous féliciter ! Donc il joue sur cette corde : Mélenchon est agressif, ses partisans sont durs, etc. Ils parviennent à rendre les nôtres super virulents sur les réseaux sociaux. Mais quand tu les retrouves dans la rue, tout le monde voit bien qu’ils sont bons comme du pain blanc. La morale de cela, c’est qu’il ne faut pas s’occuper de ce que les gens pensent de nous dans l’instant. Car on n’arrivera pas à empêcher qu’on nous caricature. Essayons plutôt d’en tirer parti. Le large public s’éduque petit à petit mais irrémédiablement. Le mépris populaire pour les médias a bien évolué : il est plus profond et conscient que jamais. Je sais que c’est dur. Moi aussi, il y a des jours où je me sens asphyxié par les buzz quotidiens que lancent les chiens de garde.
Parlons d’un sujet plus important alors, mais pas moins polémique : la nation et l’Europe. Quelle est votre position aujourd’hui sur ces points ?
La nation est un mot à bords flous en France. Pour moi, il y a un concept central : le peuple est souverain. On oublie que j’ai passé presque dix ans à mener un combat fédéraliste au niveau européen, avec la gauche du SPD, pour aboutir à une assemblée constituante. Au bout d’un moment, j’ai laissé tomber. Leur Europe, celle des traités libéraux, a gagné. Le pli est désormais irréversible. Il faut avancer avec une autre méthode. Nous avons appelé ça « plan A et sinon plan B ». On ne peut pas laisser faire l’Europe en défaisant la France. Mais, en s’appuyant sur l’identité républicaine de la France, on peut faire une Europe des nations bien intégrée. Les Français comprennent ça ! Mais leurs élites sociales et médiatiques sont mondialistes. Nous sommes altermondialistes. J’ai été marqué par le sens du nationalisme latino. C’est un nationalisme de gauche, anti-impérialiste. Ça a un sens : tu ne peux pas construire un mouvement de masse à dix mille kilomètres de l’affect moyen de ton pays. La première fois qu’on a évoqué l’idée de chanter La Marseillaise dans les meetings, plusieurs de mes amis ne voulaient pas en entendre parler. Moi, j’y croyais. Si on fait une campagne présidentielle où on ne chante pas l’hymne national, qu’est-ce qu’on va chanter ? L’Internationale ? Ça exclut tous ceux qui ne la connaissent pas. Quand on a commencé à chanter La Marseillaise sur la place de Stalingrad à Paris en 2012, ceux qui chantaient le plus fort, c’étaient les jeunes dans le public. Pour moi, il était important de rendre à ce chant son caractère populaire, qui en fait partout dans le monde un chant révolutionnaire. J’y reviens : le concept central, c’est celui selon lequel le peuple est le seul souverain.
L’Europe ne peut pas être le cadre de cette souveraineté ?
Alors le monde entier peut l’être ! Il n’y a qu’une seule humanité. Mais s’il faut commencer par un bout, commençons par former un peuple souverain. Le « peuple européen », qu’est-ce que c’est ? Je ne me sens rien de commun avec les pays baltes. C’est le bout du monde, même les Romains ne sont pas allés là-bas ! La grande matrice de l’Europe, ce sont les frontières de l’Empire romain. En deçà, la nation civique ; au-delà, la nation ethnique. Et quel déni de la réalité concrète ! Il y a un million de Maghrébins qui vivent aujourd’hui en France, dont une majorité sont français ! On a des familles en commun ! Mais on les traite en suspects ! Et on traiterait comme des frères de lointains Lituaniens sous prétexte qu’ils sont chrétiens ! Ce n’est pas mon histoire. Quand je parle de nation, il ne faut pas l’essentialiser. La nation, c’est le contenant de la République et de son peuple souverain. Ce qui m’intéresse, c’est le caractère républicain de la patrie. En France, la République fonde la nation, et pas l’inverse. Jospin me disait : il y avait la France avant la Révolution. Non ! C’était le royaume de France, les frontières étaient différentes, les gens aussi. Par conséquent, je n’accepterai jamais un nationalisme qui serait un ethnicisme. Je suis universaliste. Et je refuse absolument les abandons de souveraineté populaire sous prétexte de cantiques européistes creux et dangereux, comme le renoncement à notre autonomie en matière de défense.
Si la France insoumise arrivait au pouvoir, respecterait-elle la démocratie ?
Mais oui ! On votera même plus que jamais ! Et on perdra des élections ! Et alors on s’en ira ! L’erreur est de croire que, parce qu’on essaye de se maintenir par la force, on peut avoir raison. Ni la force ni la guérilla. J’ai cru, comme beaucoup de gens de ma génération, à l’idée de la guérilla. On a aidé et armé le MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire) contre Pinochet. Aujourd’hui, on ne le ferait plus. L’action populaire et les bulletins de vote ! Ça durera le temps qu’il faut, mais le tyran finira par tomber. Et les copains ne mourront plus les premiers.
La violence n’est pas une solution en politique ?
Jamais. C’est toujours nous qui perdons, c’est ce que la vie m’a appris. On n’est jamais assez armés, on perdra tout le temps et les meilleurs mourront. C’est un hasard local si on a pris le pouvoir comme cela à Cuba, et on l’a chèrement payé. Le Che est mort en Bolivie avec cette stratégie. Il n’y a pas d’exemple où on ait vaincu par les armes. En revanche, il y en a beaucoup où nous avons été vaincus parce que certains prenaient les armes. À un moment, j’en arrivais à dire : les seules révolutions durables sont celles où on vient aux actions avec ses gosses dans les landaus.
Quels sont les penseurs qui ont nourri votre action et celle de la France insoumise ?
Je suis maintenant un bric-à-brac très avancé. C’est un processus très humain de culture accumulative : j’empile des romans, des essais, etc. En revanche, j’ai des repères fixes : le matérialisme historique, les livres de l’historien marxiste Denis Collin, et même des inspirations littéraires. Voyez mon fameux hologramme : c’est une idée que je sors d’Isaac Asimov, dans Fondation et Empire ! Ça ne se dit pas. Je pourrais aussi citer Philip K. Dick, dans la même veine. Après, pour comprendre les aspects premier degré répétitif, c’est quelque chose que j’ai trouvé chez Erskine Caldwell. Ses personnages sont des abrutis, qui répètent tout le temps la même chose, mais qui avancent par la force de l’évidence qu’ils ressentent. Un texte comme La Route au tabac est pour moi lumineux. Donc je suis aussi fait de romans. Parce que la théorie politique, le matérialisme historique, Gramsci, c’est bien beau, mais ce n’est pas forcément ce qui te rend créatif dans l’action. Pour cela, il y a la littérature. Quand mes assistants commencent à travailler avec moi, les premiers livres que je leur donne ce sont Socialisme utopique et socialisme scientifique d’Engels, puis la biographie de Louis XI par Paul Murray Kendall.
Pourquoi Louis XI ?
Parce que c’est un génie ! Il affronte un adversaire riche et puissant, qui a tout pour lui. Lui arbore un chapeau pouilleux et n’est même pas sûr d’être le fils du roi. Mais il calcule. Toute sa force sera de parvenir à prendre Charles le Téméraire à son propre piège pour le mettre à terre. Ce livre est arrivé dans ma vie et m’a montré l’intelligence de cet homme plus qu’isolé, et qui va parvenir avec quelques compères à retourner la situation et triompher. Avec François Delapierre, l’ancien secrétaire national du Parti de gauche qui est décédé en 2015, nous appelions cela « la stratégie de la tête d’épingle ». Et puis, il faut lire l’Histoire de la révolution russe de Trotski, qui est indépassable et merveilleusement écrite. Et, avant tout, les histoires de la Révolution française, en commençant par celle de Michelet, pour une mise en bouche lyrique. Même si je ne suis pas d’accord avec lui, puisqu’il est antirobespierriste. Moi, j’ai épousé cette histoire à 14 ans, racontée par Thiers, ce qui ne manque pas de sel, non ? Lorsque j’étais trotskiste, j’ai choisi mon nom en référence à celui que Thiers insulte tout au long du livre, un bistrotier du nom de Santerre.
Qu’espérez-vous avoir accompli dans cinq ans ?
J’espère avoir créé une grande puissance politique et un mouvement populaire de masse capable d’exercer le pouvoir. Actuellement, il y a 564 000 personnes qui appuient le mouvement. J’aime ce défi qui consiste à savoir ce qu’on fait avec un demi-million de personnes. Aujourd’hui, je n’en sais rien. Je pense qu’un simple clic de soutien peut, petit à petit, mener à un engagement très profond. Prenez la casserolade : personne ne sait comment ça marche, à commencer par moi. J’ai vu Besancenot en faire contre la loi El Khomri, ça m’a bien plu. Il y a des endroits où ça a pris, d’autres non. Une semaine plus tard, ça a repris à Toulouse, et dans les cortèges syndicaux ensuite. Des copains veulent les généraliser dans les marches. Progressivement, ça va devenir une marque de fabrique. En 2012, on avait essayé avec les balais, ça n’avait pas pris. La casserole, ça peut prendre. Le grand nombre doit construire ses rites d’identification.
Qu’est-ce que je veux accomplir ? Créer un mouvement populaire de masse qui sait pourquoi il fait les choses : faire triompher le programme L’Avenir en commun, avec une méthode et une organisation nouvelles. Le tout avec 17 députés, des milliers de groupes d’appui. Et une caisse pleine – on doit être le seul mouvement politique qui n’a aucune dette !
Avez-vous déjà réfléchi à votre succession ?
J’ai eu l’orgueil de croire qu’on pouvait choisir son successeur. Il est mort. Aujourd’hui, je ne m’en préoccupe plus. Ce que je souhaite, c’est que le mouvement soit suffisamment large et puissant pour qu’il existe sans moi. Il y a beaucoup de talents et de jeunes en son sein. Ils se disputeront sans doute, mais ce ne sera plus mon affaire. Le triomphe du disciple est la gloire du maître. Le bon maître est celui qui apprend à l’élève à se déprendre de lui. Ma marque sera la contribution intellectuelle que j’aurai apportée pour fonder l’humanisme politique de ce siècle.
Propos recueillis par JULIEN BISSON et VINCENT MARTIGNY
* https://le1hebdo.fr/journal/numero/174/l-insoumission-est-un-nouvel-humanisme-2481.html
Mélenchon, conscience historique lucide, mais…
Jean-Luc Mélenchon est porteur d’une conscience historique d’enjeux socio-politiques de ce début de XXIe siècle rare parmi les professionnels de la politique d’aujourd’hui. Après la récente convention nationale de La France Insoumise et le jour de son passage à « L’émission politique » de France 2, un critique se devait de le souligner…sans, pour autant, se départir de son esprit critique.
Les médias dominants privilégient le superficiel, les « petites phrases » et le zapping continuel (1). Les professionnels de la politique, comme Jean-Luc Mélenchon et bien d’autres, tout à la fois en jouent et sont joués par cette tendance. Aucun journaliste n’a ainsi souligné, à ma connaissance, l’événement politico-intellectuel constitué par « le grand entretien » donné par Jean-Luc Mélenchon à deux journalistes de l’hebdomadaire Le 1, Julien Bisson et Vincent Martigny, dans son numéro 174 paru le mercredi 18 octobre 2017 sous le titre « L’insoumission est un nouvel humanisme ». Cet entretien avait été préparé par un texte paru sous le même titre sur le blog de Jean-Luc Mélenchon le 26 août 2017. Retour sur cet entretien, alors que la première convention nationale après les élections présidentielle et législatives du mouvement La France Insoumise a eu lieu à Clermont-Ferrand les 25 et 26 novembre derniers et que Jean-Luc Mélenchon est l’invité de L’émission politique de France 2 ce jeudi 30 novembre 2017.
Critiquer tout en reconnaissant la qualité
On se doit de saluer le travail des deux journalistes, car il est rare que l’on donne l’occasion à un homme politique de pouvoir développer ainsi des idées sur le fond et pas seulement ses humeurs du moment. Relativisons toutefois : ce qui est exceptionnel aujourd’hui était plus habituel dans les années 1970 et aux débuts des années 1980. C’est par rapport à la tendance à la désintellectualisation de la politique professionnelle (2) que l’entretien de Mélenchon apparaît étonnant et détonnant.
J’ai critiqué vivement à plusieurs reprises les propos de Mélenchon depuis sa campagne présidentielle de 2012. Cependant, il ne s’agit pas d’une volonté systématique de critique et encore moins d’une hostilité personnelle. Et je n’avais jamais lu de texte aussi intéressant de Mélenchon. Il fallait le souligner à l’écart des esprits sectaires, anti-Mélenchon ou pro-Mélenchon.
Une conscience historique d’enjeux du XXIe siècle
Qu’exprime avec netteté Mélenchon dans cet entretien ? Une conscience historique d’enjeux de moyen terme de la politique au XXIe siècle, alors que beaucoup de politiciens et de cadres militants se contentent de réagir aux stimuli du court terme et de barboter dans le marigot de leurs rivalités.
Tout d’abord, au lieu de se situer dans des combats nostalgistes de rénovation de la social-démocratie ou du communisme stalinien du XXe siècle, il prend acte de l’affaissement de ces deux courants qui ont dominé la gauche et le mouvement ouvrier au siècle dernier et de la nécessité d’inventer un nouveau cadre. C’est ce qu’il appelle « l’épuisement de tous les modèles de la ʺvieille gaucheʺ – en atteste l’effondrement de la social-démocratie européenne, qui a longtemps été ma famille politique, et du communisme d’État. Beaucoup vivent ça comme un incident de parcours. Pas moi. Un monde est mort ! ». Il ne s’agirait pas de rapiécer, mais plus radicalement de réinventer.
Réinventer, c’est accepter de revisiter les modèles organisationnels stabilisés et de ne pas chercher absolument à les répéter. On reproche souvent à La France Insoumise, dans la gauche radicale, d’être peu démocratique, car le point de passage obligé devrait être la représentation proportionnelle par courants, du local au national. Cependant, est-ce que cette évidence organisationnelle ne constitue pas une des causes importantes et peu visibles de l’échec du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), par exemple ?
J’ai pu ainsi observer, en tant que militant du NPA de sa création en février 2009 à mon départ en février 2013 (et avant, dans la phase constituante de cette nouvelle organisation, au sein de la LCR,) les effets pervers du fonctionnement autour de courants. Le niveau national des débats a été très vite monopolisé par des semi-professionnels du militantisme, représentant les différents courants. Leurs habitudes militantes et le volume de temps plus grand qu’ils pouvaient consacrer à la politique leur permirent d’être élus dans les congrès et les instances du parti au détriment des plus éloignés de la politique et de ceux qui disposaient de moins de temps pour le militantisme. Un entre soi s’est installé, dans lequel la diversité de ceux qui avaient rejoint le NPA pouvait peu se reconnaître. La diversité de sensibilités politiques, mais aussi la diversité dans la formation politique (pour certains c’était le premier contact avec le militantisme) et la diversité de degrés d’engagement apparaissaient d’emblée écrasées. Des milliers de personnes ont ainsi décroché et sont parties en silence. Cela n’a pas fait la Une des médias, mais a davantage compté que les divergences sur les questions électorales, qui préoccupaient les animateurs des courants internes comme les journalistes. Il est rare dans les milieux militants que l’on établisse des bilans lucides et qu’on tente ensuite de rectifier les erreurs en fonction des écueils rencontrés. Agiter rhétoriquement les adversaires (des concurrents immédiats à « la classe dominante ») constitue souvent une manière commode d’expliquer les difficultés.
Certes La Frances Insoumise pose des questions de démocratie à cause de la place centrale occupée par son leader Jean-Luc Mélenchon, j’y reviendrai. Cependant, Mélenchon a raison de se méfier des « seniors de la politique qui trimballent leurs vieux scénarios des années soixante ». L’expression « gazeux », qu’il a utilisé, a pu faire sourire ou être critiquée, pourtant n’indique-t-elle pas surtout un défi pour l’expérimentation des formes organisationnelles renouvelées ? C’est « gazeux », nous dit Mélenchon, « c’est-à-dire que les points se connectent de façon transversale ». Cela suppose d’ouvrir l’imagination organisationnelle. En tout cas si l’on veut qu’un plan organisationnel rénové participe d’un nouvel imaginaire politique en mesure de relever le défi de l’éventuel remplacement de la social-démocratie et du communisme stalinien au cœur de la gauche. « Pour le comprendre, il faut construire un nouvel imaginaire politique », lance fort justement Mélenchon. Il y a, dans la situation, un impératif d’exploration de nouveaux chemins.
Les enjeux du XXIe siècle ne sont toutefois pas qu’organisationnels pour Mélenchon, mais l’organisationnel serait en lien avec deux enjeux socio-politiques forts : l’écologie et l’individualisation contemporaine. Le défi écologique (3) ?
« L’entrée dans l’écologie politique m’a fait sortir du cadre théorique dans lequel j’étais en train de mourir sur pied. L’écologie politique ramène aux fondamentaux. Il y a des biens communs, un seul écosystème compatible avec la vie de notre espèce, et ils sont menacés. »
Et cette importance de l’écologie est en rapport avec l’épuisement des modèles social-démocrate – « La thèse sociale-démocrate est donc morte à jamais, car elle suppose une correction progressive des inégalités par une répartition inégalitaire des produits de la croissance – le développement serait infini alors que la ressource est finie. » - et communiste – « Quant au communisme d’État, il fonctionne lui aussi sur une illusion productiviste, aggravée du fait qu’il est incapable de s’autocorriger parce qu’il n’y a pas de démocratie. »
La prise en compte de l’individualisation contemporaine (4) est encore plus rare que celle de l’écologie à gauche, tant est prégnant un « logiciel collectiviste » qui voudrait que la gauche cela soit le collectif et la droite l’individu. Mélenchon l’aborde à propos de la notion d’« insoumis » :
« Le mot insoumis est ce qui correspond le mieux à l’individuation des rapports sociaux de notre temps. »
Et il précise :
« Insoumis, ça nous ramène à la racine individuelle du combat pour l’émancipation. »
Il s’agirait alors de mieux lier l’individu et le commun : « l’idée était de trouver un mot qui dise deux choses en même temps : une action collective et un comportement individuel ».
Malheureusement, si l’écologie est très présente dans le programme insoumis, L’Avenir en commun, ce second enjeu civilisationnel y a une part plus mineure (principalement les points « Une nouvelle étape des libertés et de l’émancipation personnelles » et « Donner aux jeunes les moyens de leur autonomie », c’est-à-dire environ 2 pages sur 128). Le « logiciel collectiviste » n’est pas vraiment mis au placard, il manifeste une grosse résistance, et la porte est à peine entrouverte pour l’individu…mais la question est identifiée contrairement à beaucoup.
Cependant, l’entretien au 1 n’exprime pas que la conscience historique remarquable et rare de Mélenchon, il y a des points beaucoup plus contestables.
L’impensé du leader ou la verticalité suprême
Mélenchon tourne autour du pot quant à la question de la verticalité autour du leader :
« Nos observateurs sont enfermés dans une vision binaire opposant verticalité et horizontalité. Or le mouvement n’est ni vertical ni horizontal ».
Pourtant, le leader est omniprésent dans le discours. Florilège :
« Le point de départ, c’est le livre L’Ère du peuple en 2014 » (son livre !)
« Je sers de clé de voûte. »
« C’est très anxiogène de bosser avec moi. Il n’y a pas de consigne, on ne sait pas ce que je veux. Moi je sais. Parfois, mais pas toujours. J’ai une foi totale dans la capacité auto-organisatrice de notre peuple. » : entre le moi omniprésent du leader et « la capacité auto-organisatrice de notre peuple », il y a comme une tension forte…
Á la question « Qu’avez-vous prévu pour parler au peuple sans diplôme ? », il répond : « Moi. Vous pouvez vous identifier à moi. »
Il fait d’un roi, Louis XI considéré comme « un génie », une de ses références historiques principales !
« Qu’est-ce que je veux accomplir ? Créer un mouvement populaire de masse » : on est au cœur du paradoxe dans la tension entre le « je veux accomplir » et « un mouvement populaire de masse ».
Il admet à un moment la verticalité – « J’admets que, dans notre façon de faire, il y a aussi une dimension verticale. » - pour immédiatement après la relativiser – « Mais elle n’est ni unique ni centrale. » Comment rendre crédible, cependant, le mouvement qui irait de la prépondérance du leader à sa disparition : « Ce que je souhaite, c’est que le mouvement soit suffisamment large et puissant pour qu’il existe sans moi » ?
La verticalité centrale du leader dans le mouvement La France Insoumise est peu réfléchie dans cet entretien de Mélenchon : il semble se refuser à se confronter pleinement à ses risques oligarchiques. Pourtant le XXe siècle peut être vu comme un vaste réservoir d’expériences, « réformistes » ou « révolutionnaires », libérales ou autoritaires, voire totalitaires, soft ou hard, d’oligarchisation des aspirations démocratiques par la captation des pouvoirs par des porte-parole. Qu’il s’agisse de la domination des représentants sur les représentés dans les partis à idéaux démocratiques analysée dès 1910 par Robert Michels (5) au culte tyrannique de la personnalité chez un Staline. Comment prendre au sérieux une rénovation véritable de la politique démocratique via la centralité du leader unique ? Car cela se présente comme une régression par rapport à la forme déjà oligarchique du parti, où la pluralité des leaders peut fournir un certain équilibre entre les pouvoirs des uns et des autres, donc un frein. Comment penser qu’un mouvement créé autour de lui par un chef pourrait permettre d’engager un nécessaire dépassement du caractère faiblement démocratique de la forme parti vers un autre cadre organisé à inventer ?
Hésitations entre nationalisme et internationalisme
J’ai pu reprocher à plusieurs reprises à Mélenchon les accents nationalistes de ses discours. Il est dans cet entretien plus hésitant. On y trouve des tonalités internationalistes et même cosmopolitiques, avec le monde pour horizon. Á la question, « L’Europe ne peut pas être le cadre de cette souveraineté ? », il répond : « Alors le monde entier peut l’être ! Il n’y a qu’une seule humanité. » Il y a alors des passages établis entre internationalisme et nation :
« Mais s’il faut commencer par un bout, commençons par former un peuple souverain. »
ou « je n’accepterai jamais un nationalisme qui serait un ethnicisme. Je suis universaliste. »
Cependant le risque, c’est de ne s’occuper principalement que de ce « bout » national et que le reste ne soit en pratique qu’un vague discours humaniste. Si elle ne constitue pas au moins un pilier aussi important que le pilier de l’action nationale, la coopération internationale pourrait n’être qu’une cerise sur un gâteau nationaliste malgré les intentions de ses promoteurs. Rien n’indique dans cet entretien de Mélenchon que la coopération internationale pourrait constituer réellement un tel second pilier, ni d’ailleurs dans le programme L’Avenir en commun (les points « Défendre et développer les coopérations avec les autres peuples d’Europe » et « Ouvrir une nouvelle ère de coopérations internationales », c’est 2 pages !). Par ailleurs, la justification de l’utilisation de La Marseillaise dans ses meetings plutôt que L’Internationale renvoie à une adhérence affectuelle au cadre national davantage contestable : « tu ne peux pas construire un mouvement de masse à dix mille kilomètres de l’affect moyen de ton pays ». La nation comme quelque chose qui colle à la peau !
Quelques miasmes xénophobes
Enfin, il y a quelque chose d’inacceptable dans l’entretien, c’est le surgissement peu compréhensible de propos à tonalités xénophobes vis-à-vis des pays baltes :
« Le « peuple européen », qu’est-ce que c’est ? Je ne me sens rien de commun avec les pays baltes. C’est le bout du monde, même les Romains ne sont pas allés là-bas ! […] Et on traiterait comme des frères de lointains Lituaniens sous prétexte qu’ils sont chrétiens ! Ce n’est pas mon histoire. »
Là on est face à un dérapage plus inquiétant encore.
Il n’y a aucune raison pour les esprits critiques de caricaturer Jean-Luc Mélenchon, sauf quand il se caricature lui-même, comme sur les pays baltes. On doit reconnaître qu’il peut exprimer une conscience historique rare parmi les politiciens et même les cadres militants de la gauche radicale. Mais n’oublions pas, non plus, que la reconstruction de la gauche autour d’un leader unique ne peut-être qu’une impasse démocratique et que l’internationalisme ne peut pas, dans une perspective émancipatrice, être réduit à la portion congrue.
Philippe Corcuff, 30 novembre 2017
Notes :
(1) Voir Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Paris, Liber éditions/Raisons d’agir, 1996.
(2) Sur ce contexte de désintellectualisation tendancielle dans l’activité politique, voir mon livre La gauche est-elle en état de mort cérébrale ?, Paris, Textuel, collection « Petite Encyclopédie critique », 2012.
(3) Sur le défi éco-socialiste, voir notamment le livre collectif Écologie et socialisme, sous la direction de Michael Löwy, Paris, Syllepse, collection « Écologie & Politique », 2005.
(4) Pour un panorama des travaux sociologiques, historiques et philosophiques concernant l’individualisation contemporaine, voir l’ouvrage collectif sous la direction de Philippe Corcuff, Christian Le Bart et François de Singly, L’individu aujourd’hui. Débats sociologiques et contrepoints philosophiques, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010.
(5) Robert Michels, Sociologie du parti dans la démocratie moderne ; Enquête sur les tendances oligarchiques de la vie des groupes (1e éd. : 1910), traduction et présentation par Jean-Christophe Angaut, Paris, Gallimard, collection « Folio », 2015.
Atouts et faiblesses de La France Insoumise
Extrait d’un entretien avec Maud Navarre paru sous le titre « La gauche radicale à la croisée des chemins » dans le livre collectif sous la direction d’Héloïse Lhérété, Les grandes idées politiques, Paris, Éditions Sciences Humaines, collection « La petite Bibliothèque de Sciences Humaines », 2017, pp. 50-55
Maud Navarre : La France Insoumise incarne-t-elle alors une nouvelle dynamique susceptible de remplacer le PS comme pôle dominant à gauche ?
Philippe Corcuff : Il n’y a ici aucune certitude. La France Insoumise a certes des atouts dans sa besace, comme la marginalisation du PS et des autres groupes de la gauche radicale, quelques signes de mobilisation citoyenne en sa faveur (fragiles car se manifestant surtout par des clics sur internet), une certaine popularité de son leader et le dynamisme du nouveau groupe parlementaire de La France Insoumise. Dans le même temps, on observe des problèmes handicapants pour l’avenir. J’en vois six. Le refus de donner une consigne de vote au 2e tour de la présidentielle face au Front national et les formulations hésitantes de Mélenchon, pouvant donner l’impression, à des moments, d’une certaine équivalence entre les candidatures Macron et Le Pen, ont éloigné une partie de l’électorat du premier tour de la Présidentielle dès les législatives. Deuxièmement, les milieux populaires (autour des ouvriers et des employés) se sont moins portés sur le vote Mélenchon que sur l’abstention et sur le FN, et ils se sont largement désintéressés des législatives. Troisièmement, les couches moyennes salariées associées au secteur public au sens large sont hégémoniques, pour l’instant, parmi les militants de la France Insoumise, comme dans la plupart des organisations de la gauche radicale, hors certains secteurs du PCF, et les paroles populaires y ont peu directement voix au chapitre ; la notion large de « peuple » tendant à invisibiliser cette réalité. Quatrièmement, la logique de « la table rase » et du ralliement obligatoire au nouveau mouvement, peu ouverte aux alliances pluralistes, y compris avec des soutiens de la candidature de Mélenchon comme le PCF, peut donner une image sectaire. Cinquièmement, il y a une tension forte entre, d’une part, la critique des formes représentatives et professionnelles de la politique et des aspirations à une démocratie plus participative actives dans la société (songeons dernièrement à Nuit Debout !), y compris parmi les sympathisants et les militants de La France Insoumise, et la constitution césariste d’un mouvement par un leader autour d’un leader, par ailleurs vieux professionnel de la politique. Enfin, dernier problème, il y a une autre tension entre les tonalités nostalgiques d’une partie des discours de Mélenchon – du type « l’État social, la gauche, la République...c’était mieux avant » - et des éléments d’avenir de son programme, notamment sur la question écologique. La situation actuelle est donc faite, pour la France Insoumise, de potentialités et de faiblesses.
Philippe Corcuff
* MEDIAPART. BLOG : QUAND L’HIPPOPOTAME S’EMMÊLE... 30 NOV. 2017 :
https://blogs.mediapart.fr/philippe-corcuff/blog/301117/melenchon-conscience-historique-lucide-mais
Parler-vrai, une condition nécessaire à l’intelligibilité
La situation politique française est profondément inédite. Elle a été provoquée par un accident de l’histoire électorale. Si François Fillon n’avait pas charrié un tel flot de scandales moraux et financiers, il serait probablement président de la République. Cependant, cet accident a permis l’irruption de l’inédit – et cet inédit est significatif. La démocratie bourgeoise traditionnelle a été depuis longtemps vidée de son contenu : les assemblées élues se sont dessaisies de leur droit (qui était pourtant aussi leur devoir) d’édicter les lois dans les domaines les plus fondamentaux en se pliant à l’autorité de l’OMC, voire du FMI, au cadre des traités intergouvernementaux ou, en Europe, de la BCE, du Conseil et de la Commission.
La démocratie bourgeoise n’est plus capable, dans un pays comme la France, de sauver encore les apparences. Depuis trop longtemps, les partis qui comptent sur le plan électoral n’offrent plus de choix alternatifs – ce régime des partis est en crise ouverte. La situation présente est instable et il semble difficile de prévoir ce que deviendra le paysage politique quand La République en Marche se « décantera ». Les formations partidaires traditionnelles ne vont pas disparaître, mais le champ politique peut se recomposer (autour notamment d’identifiants identitaires).
La tendance lourde est à l’instauration d’un régime toujours plus autoritaire, avec le soutien actif des élites sociales. Une récente enquête montre que Macron bénéficie d’un appui à la fois consistant et spécifié chez les plus hauts diplômés, les plus hauts salariés, les moins menacés par le chômage (ou qui croient ne pas l’être). L’idéologie de cette couche sociale est très élitaire et elle peut s’affirmer particulièrement antidémocratique. C’est un facteur durable à prendre en compte.
Il y a deux certitudes qui doivent commander nos politiques : l’offensive contre les droits sociaux est passée à un cran supérieur ; le rassemblement des forces de résistance est une priorité des priorités. Il en va de même pour l’offensive contre les droits démocratiques en général (politiques, civiques…). La France insoumise occupe aujourd’hui une place centrale à gauche et a donc une responsabilité toute particulière en la matière.
Nous nous trouvons dans une situation très transitoire, ni la LMR ni la France insoumise ne peuvent perdurer telles quelles ; la façon dont elles vont se « décanter » aura des implications majeures pour le mode de domination (LRM) ou les capacités d’action populaire (LFI). Concernant la forme politique ou les instruments de communication, il y a beaucoup de parallèles entre les deux, même si sur le fond de l’orientation elles s’opposent. Jean-Luc Mélenchon le reconnaît volontiers : « Les outils sont souvent les mêmes, mais, ensuite, tout diverge. »
Comment ces processus de décantation vont se produire n’est pas donné d’avance. Les irrationalités de la personnalité de Macron le rendent à droite plus aléatoire encore.
Nous sommes évidemment particulièrement concernés par ce qui va naître de la France insoumise. Pour tenter d’analyser « en continu » ce processus et en comprendre les enjeux, il faut pouvoir réfléchir à partir de données réelles, pas fictives. Or, pour l’heure, le fictif l’emporte souvent sur le réel. Cela apparaît très clairement dans l’interview accordée par Mélenchon à La 1, reproduit en intégralité ci-dessus.
Démocratie interne et directions
Les données réelles ne sont pas seulement nécessaires à l’analyse, elles sont indispensables à l’exercice de la démocratie dans la société comme en notre sein. En notre sein ? Est-ce l’avis de Jean-Luc Mélenchon ? Il pose ses mots et ses formules. Celle-ci ne laisse pas d’inquiéter : « le but du mouvement de la France insoumise n’est pas d’être démocratique, mais collectif. Il refuse d’être clivant, il veut être inclusif. Ça n’a rien à voir avec la logique d’un parti. De plus, il doit être un organe utile ». Le démocratique opposé au collectif, opposé à l’inclusif, opposé à l’utilité, propre à une logique de parti, mais pas à celle d’un « mouvement » ? Diable… Voilà qui ressemble fort à une immense régression par rapport aux leçons chèrement payées du siècle passé concernant précisément la centralité des pratiques démocratiques pour tout combat populaire.
Jean-Luc Mélenchon a balayé d’avance les critiques que pourrait formuler à ce sujet ma génération militante : « Je sais que ce n’est pas évident à comprendre pour les seniors de la politique qui trimballent leurs vieux scénarios des années soixante ». Cependant, des dizaines d’années d’expérience en matière d’organisation (et d’expériences très variées) aident à ne pas avaler n’importe quel mensonge. Car mensonge il y a quand Mélenchon affirme : « Donc quand on nous demande où est la direction, ça peut vous paraître étrange, mais il n’y en a pas. Nos observateurs sont enfermés dans une vision binaire opposant verticalité et horizontalité. Or le mouvement n’est ni vertical ni horizontal, il est gazeux. C’est-à-dire que les points se connectent de façon transversale : on peut avoir un bout de sommet, un bout de base, un bout de base qui devient un sommet… Pour le comprendre, il faut construire un nouvel imaginaire politique. »
La campagne électorale a été dirigée, de bout en bout, de façon fort consistante, par une équipe cohérente (ce qui ne veut pas dire sans désaccords). Des décisions d’importance politique majeure ont été prises [1]. Mélenchon en mentionne une : « La première fois qu’on a évoqué l’idée de chanter La Marseillaise dans les meetings, plusieurs de mes amis ne voulaient pas en entendre parler. Moi, j’y croyais ». Le « on » qui a discuté de cette décision, actée selon la volonté de Jean-Luc et mise en œuvre très systématiquement, n’est pas le « mouvement gazeux » ! Ni un « bout de base » et « un bout de sommet ».
Il en va de même de bien d’autres décisions : effacer les références de classe, faire disparaître les drapeaux rouges, distribuer massivement des drapeaux tricolores, choisir φ comme sigle omniprésent ni de droite ni de gauche, modifier le vocabulaire et le profil de la candidature, ne pas s’allier à Benoit Hamon au moment où la question s’est posée, imposer des règles très contraignantes aux groupes d’appui (tellement autoritaires qu’elles n’ont souvent pas été respectées), etc.
Pour le meilleur ou pour le pire, des décisions ont été prises « au sommet » – et continuent de l’être. Le « mouvement gazeux » ne décide pas des initiatives nationales, des positions du groupe parlementaire, de la signature éventuelle d’appels unitaires, de l’engagement (ou non) dans une campagne de solidarité internationale, de la participation (ou non) et sous quelles formes à des mobilisations européennes sur le climat… Un « sommet » peut avaliser ou désavouer des initiatives locales, décider de ce qui est « tambouille électorale » ou pas (voir les récentes élections corses [2]).
Il semble que les « groupes d’action » soient aujourd’hui libérés du corset qui était formellement imposé aux « groupes d’appui » de la campagne électorale. Mélenchon appelle à l’action. Très bien. Toute intervention soutenue fait émerger des équipes d’animation – il faut bien prononcer le gros mot : de multiples équipes de directions. Cette question se posera dans un cadre plus institutionnel après les prochaines élections municipales, territoriales. La sélection des directions, leur champ d’autorité, le renouvellement de leurs membres, leurs coordinations (sur un même territoire ou sur un même champ d’activité) sont des questions que vont immanquablement se poser. Rien ne va de soi en ce domaine et tout cela mérite réflexion. Une réflexion qui n’est pour l’heure pas à l’ordre du jour : « Le but numéro un du mouvement, c’est l’auto-organisation du peuple. C’est pour ça qu’on ne parle pas la même langue avec ceux qui me demandent : “Comment sera élue la direction du mouvement ?” On s’en fout comme de notre première chemise ! Le système multipolaire actuel nous convient. »
On avait déjà compris que la question de la direction nationale de la FI ne devait pas être posée (et pourtant, elle existe). L’idée que le groupe parlementaire puisse jouer ce rôle avait été évoquée (une conception très « vieille » et très mauvaise) ; elle ne semble plus être à l’ordre du jour (tant mieux). Mais qu’en sera-t-il de ces multiples directions à l’œuvre dans un « système multipolaire » ?
Quelle conception de l’intervention militante ?
Par ailleurs, la description du rapport entre le « mouvement » et « l’auto-organisation du peuple » prend des connotations curieusement avant-gardistes. D’un côté, Mélenchon affirme avoir « une foi totale dans la capacité auto-organisatrice de notre peuple ». De l’autre, il évoque les « caravanes » apportant aide aux milieux populaires comme s’ils étaient inorganiques, comme si la France insoumise intervenait en terrain vierge : « Dans les milieux populaires [o]n a repris l’idée de caravanes militantes, qui vont à la rencontre des gens, qui les renseignent sur les droits sociaux dont ils peuvent bénéficier, qui les inscrivent sur les listes électorales, qui amènent des écrivains publics et des équipes sanitaires, qui mènent la bataille contre les punaises de lit ! […] On prépare la masse qui va agir. Ça prend du temps ! »
On « prépare la masse qui va agir ». Cela faisait longtemps que je n’avais pas lu un vocable aussi vieillot (la masse !). Ladite « masse » agit déjà. Le tissu social est animé. Bon nombre de syndicats, associations, réseaux, groupes et équipes militantes, comités locaux sont actifs… Il reste beaucoup à faire ? Certes, mais la première responsabilité de la FI serait d’apporter son aide aux militantes et militants s’étant engagé.e.s depuis belle lurette sur tous ces terrains. Des syndicalistes soutiennent les salairié.e.s au Prud’homme, des associatifs défendent pied à pied les droits des sans-papiers, des écologistes occupent le site de Grand Travaux Inutiles, des habitantes de quartiers animent des collectifs...
Je suis bien convaincu que bon nombre de membres de la FI s’investissent dans les structures militantes existantes et conçoivent leur engagement de terrain dans la durée. Cependant, la conception présentée par Mélenchon dans cette interview est assez étrange. En quoi le modèle des caravanes répond-il aux besoins ? Les caravanes ne font que passer, alors que tout ce qui est « utile » aux résistances sociales et à l’auto-organisation exige un travail soutenu, de longue haleine, une coordination avec les autres mouvements (syndicats, associations) qui sont déjà présents là où la FI ne fait qu’apparaître,
Le modèle des caravanes peut permettre de maintenir un activisme « de surface » et une présence politique locale de la FI sans qu’émergent les équipes de direction propre à tout travail d’enracinement social, mais ce n’est pas la meilleure façon « d’aider les milieux populaires ».
La vérité des chiffres
Les chiffres sont insuffisants, mais néanmoins très importants pour mesurer l’évolution d’un mouvement, la dynamique des mobilisations, certains rapports de forces. En trichant sur les chiffres, on casse un thermomètre irremplaçable.
Jean-Luc Mélenchon invoque toujours les 500.000 clics de soutien de la campagne électorale. Ils avaient à l’époque un sens, reflétant une dynamique conquérante ; mais aujourd’hui ? On ne peut se décliquer – et si on le pouvait, prendrait-on le temps de le faire ? Pour garder un sens, l’acte de cliquer devrait au moins se répéter annuellement, mais comme il n’engage à rien, ce sens resterait limité. Il en va différemment des cotisations. Elles se répètent mensuellement ou annuellement et impliquent une adhésion plus affirmée. L’évolution du nombre de membres cotisants est un indicateur relativement fiable (bien que pas unique) de l’évolution organisationnelle d’un mouvement. Un thermomètre, parfois sévère.
S’il y a quelques dizaines de milliers de personnes rattachées aux groupes d’action de la FI c’est, par les temps qui courent, déjà beaucoup. Cet indicateur à plus d’importance que des clics sur Internet.
Nous nous étions rendu compte il y a bien longtemps, à la LCR, que les chiffres annoncés de participation aux meetings et manifestations étaient faux. Dans le cas des réunions en salle, l’auto-illusion pouvait être grossière puisque nous connaissions le nombre de sièges disponibles. Nous avons voulu en avoir le cœur net et nous nous sommes mis à compter les manifestant.e.s. Les chiffres réels étaient en règle générale deux à trois fois moindres que ceux donnés par, les organisateurs.
Je pense que la plupart d’entre nous savent qu’aujourd’hui les chiffres avancés n’ont quasiment plus de rapport avec la réalité. Cette escalade dans l’irréalité est très dangereuse. Tout se joue comme si l’apparence était l’essentiel, donc le champ médiatique ou le contrôle de l’information exercé via ses propres réseaux sociaux de communication.
La FI et Mélenchon
Si (si ?) Jean-Luc Mélenchon compte se présenter à la prochaine présidentielle, son rapport à la FI ne peut qu’être ambigüe. Elle reste un instrument clé de la campagne, mais sa « stature » présidentielle ne peut s’y réduire. Il développe ses propres moyens de communication, comme sa chaîne YouTube, prend quelques distances avec la FI, mais ne lâche pas la main : lors de la convention des 25/26 novembre, « M. Mélenchon s’est défini comme un “passeur”, qui n’a pas vocation à diriger cette France insoumise qu’il décrit comme “gazeuse”. Mais “je garde un double des clés (…), je ne pars pas à la retraite”, a-t-il prévenu. » [3].
Quel rôle joue-t-il dans le FI, demande La 1 : « Je sers de clé de voûte. Je laisse donc beaucoup les choses se faire toutes seules. C’est très anxiogène de bosser avec moi. Il n’y a pas de consigne, on ne sait pas ce que je veux. Moi je sais. Parfois, mais pas toujours. », répond-il.
Le « je » domine dans tout l’interview, bien plus que le « nous ». Il en revient encore à une vision assez convenue du rôle des individus dans l’histoire, non sans me surprendre, je dois l’avouer, quand il cherche son inspiration chez… Louis XVI : « Pourquoi Louis XI ? Parce que c’est un génie ! [J’ai découvert] l’intelligence de cet homme plus qu’isolé, et qui va parvenir avec quelques compères à retourner la situation et triompher. Avec François Delapierre, l’ancien secrétaire national du Parti de gauche qui est décédé en 2015, nous appelions cela ”la stratégie de la tête d’épingle” ». Certes, Mélenchon se réfère aussi à l’Histoire de la révolution russe de Trotski et aux histoires de la Révolution française, mais n’est-il pas temps de rompre explicitement avec la référence à la « stratégie de la tête d’épingle » alors que la France insoumise existe au-delà de la campagne électorale et que le « nous » devrais l’emporter sur le « je » pour penser son avenir ?
Ce n’est pas encore le cas. A la question « Qu’avez-vous prévu pour parler au peuple sans diplôme ? », il répond : « Moi. Vous pouvez vous identifier à moi. » « Qu’est-ce que je veux accomplir ? Créer un mouvement populaire de masse » (souligné par PR). Problème, seul le « nous » peut créer un tel mouvement...
Au risque de se contredire un peu (« je garde un double des clés »), Jean-Luc Mélenchon s’affirme cependant prêt à passer la main : « Ce que je souhaite, c’est que le mouvement soit suffisamment large et puissant pour qu’il existe sans moi. Il y a beaucoup de talents et de jeunes en son sein. Ils se disputeront sans doute, mais ce ne sera plus mon affaire. Le triomphe du disciple est la gloire du maître. Le bon maître est celui qui apprend à l’élève à se déprendre de lui. Ma marque sera la contribution intellectuelle que j’aurai apportée pour fonder l’humanisme politique de ce siècle. »
La question se pose donc et elle est d’importance : la France insoumise en est à un point où elle doit de plus en plus être construite par son réseau de membres actifs, quitte à prendre ses distances avec les volontés du « maître ». Pour cela, le mouvement (ou du moins sa colonne vertébrale militante) devra cesser d’être « gazeux », l’engagement devra être soutenu, assurant un enracinement social effectif (ce qui est différent d’une influence électorale). Tout cela sent bon le vieux militantisme, mais peut-on s’en passer ?
Changement d’époque
Jean-Luc Mélenchon veut penser l’époque nouvelle. Il intègre à sa façon la centralité de la crise écologique et la rupture de période, symbolisée pour le mouvement populaire par la fin des modèles d’encadrement de la social-démocratie et des grands partis staliniens. Il n’est pas le seul à s’y atteler. On est assez nombreux à être attentif au neuf, à remettre en question des modes de fonctionnement organisationnels (comme ceux de la LCR finissante, du NPA, du Front de gauche, d’Ensemble…), à tenter d’analyser les racines du chaos géopolitique, l’émergence de nouveaux terrains de solidarité, etc. Il y a abondance de contributions à ce sujet sur le site d’ESSF et bien d’autres.
Il est vrai que Mélenchon fait en ce domaine exception par rapport au personnalités politiques françaises usuelles – la « minceur historique » de ce personnel politique produit en France par l’ordre néolibéral est assez sidérante. Il affiche cependant des traits de pensée très conservateurs qui limitent singulièrement l’audace de ses propositions et que l’on retrouve dans l’interview de La 1.
Il cible fort bien les ravages du productivisme (qui n’est pas que capitaliste), mais ne mesure pas à quel point la dynamique capitaliste présente contrevient à la mise en œuvre de tout programme écologique approprié (sur le climat, mais en bien d’autres domaines aussi). Ce n’est pas être dogmatique, gauchiste ou maximaliste que de le dire, c’est simplement la réalité.
La pensée marxiste n’a pas ignoré la question du lien entre l’individuel et le collectif dans le combat d’émancipation – il a nourri notamment des débats sur la façon dont il se noue dans les cultures et les structures sociales d’Occident et d’Extrême-Orient. Il doit être réfléchi dans le contexte présent. Le problème, c’est qu’en effaçant comme il le fait la question des classes sociales, au bénéfice du « peuple », il ne tient pas (pas assez ?) compte de ce que la politique d’individualisation imposée par le capital peut signifier pour les exploité.e.s. Car les exploité.e.s existent toujours et sont à ce titre spécifiquement opprimé.e.s (l’oppression de classe n’étant pas la moindre des multiples oppressions à l’œuvre dans nos sociétés).
On a vu à quel point Mélenchon pouvait apparaître paternaliste quand il parle du rôle des caravanes de la FI en direction des milieux populaires. Il chante certes la « capacité d’auto-instruction des masses humaines considérable » (toujours ce sacré mot « masse »), mais me semble bien borgne quand il affirme : « Tout le monde sait qui est Naomi Klein, tout le monde a vu son film La Stratégie du choc ; tout le monde a vu aussi, par exemple, les films Demain, La Sociale ou Divines. Donc le mouvement se construit sur une culture commune… » La culture commune sur laquelle se construirait selon lui la FI n’est pas partagée par tout le monde, tant s’en faut. D’où la question : le socle premier de la FI est-il composé d’une couche relativement homogène, un peu comme dans le cas de la République en Marche (évidemment à un niveau social nettement inférieur : souvent très diplômés, mais au revenus limités, comme le disent les journalistes de La 1) ?
On savait que le nationalisme de Mélenchon bornait singulièrement l’horizon internationaliste – la puissance française devant être renforcée sur tous les océans et l’existence même d’un impérialisme français étant dénié. On lit maintenant avec une certaine stupéfaction ses propos sur les Baltes : « Je ne me sens rien de commun avec les pays baltes. C’est le bout du monde, même les Romains ne sont pas allés là-bas ! La grande matrice de l’Europe, ce sont les frontières de l’Empire romain. » L’Empire romain, soit dit en passant, n’est pas un espace européen, mais méditerranéen, et en deux millénaires il s’est passé beaucoup de choses. Ouvrir notre Europe au sud ne signifie pas la fermer au nord. On se sent beaucoup de commun avec des peuples bien plus éloignés que les Nordiques (« Il n’y a qu’une seule humanité » dixit Mélenchon). Il n’est nul besoin d’opposer une racine romaine aux tenants de la proximité chrétienne !
Enfin, un dernier point sur la façon dont Jean-Luc Mélenchon aborde la question de la violence et de la lutte armée. Une question qui doit être traitée sans romantisme ni naïveté ; une histoire qui a d’ailleurs déjà été réexaminée d’un regard critique par pas mal d’entre nous, qui appartenons à la même génération militante que lui. Mélenchon ne mentionne pas que les luttes armées révolutionnaires n’ont pas initié un cycle de violence – la violence était préalablement exercée unilatéralement par l’ordre dominant. L’autodéfense de communautés et mouvements populaires a souvent été une nécessité proprement vitale. Il ne fallait pas aider le MIR au Chili face à Pinochet et à la CIA ? Comme si arrestations, tortures, assassinats, disparitions ne frappaient pas massivement des personnes qui ne portaient pas d’armes… « Ça durera le temps qu’il faut, mais le tyran finira par tomber » décrète doctement Mélenchon. Après combien de morts ? Dans bien des cas, la chute d’une dictature a été préparée par des résistances armées, même quand elle est finalement tombée à l’occasion d’une crise aux causes multiples, comme celle de Ferdinand Marcos aux Philippines. Faut-il aussi condamner la folie de l’ANC en Afrique du Sud contre le régime d’apartheid ?
De dire qu’aucune lutte armée ne l’a jamais emporté est une réécriture de l’histoire saisissante. Quid des révolutions russe, chinoise, vietnamienne, cubaine (due pour Mélenchon à un « hasard local »)… Ces révolutions ne se sont jamais réduites au militaire, mais elles ne l’auraient jamais emporté sans armes. Souvent d’ailleurs, la contre-révolution a précédé la révolution, la guerre civile en tant que guerre de classe étant initiée par la bourgeoisie et l’impérialisme.
L’histoire que nous compte ici Jean-Luc Mélenchon est celle écrite par, les classes dominantes. Cela ne manque pas d’être inquiétant.
Pierre Rousset
Notes
[1] Pierre Rousset, ESSF (article 41361), Mélenchon, France insoumise, populisme : questions sur la séquence électorale 2016-2017 et ses implications.
[2] Où la position de la FI est vertement critiquée par Roger Martelli, qui a pourtant fortement soutenu Mélenchon lors de la présidentielle, ESSF (article 42594), Corse : nationalistes vent en poupe – Score médiocre à gauche, Jean-Luc Mélenchon exulte.
[3] Enora Ollivier, ESSF (article 42564), La convention de La France insoumise à Clermont-Ferrand ?
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