Édition du 17 décembre 2024

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Asie/Proche-Orient

Entretien

Israël : pourquoi le Likoud et Nétanyahou « ont échoué »

Le succès du centriste libéral Yaïr Lapid, dont le parti est arrivé à la deuxième place lors des élections législatives israéliennes du 22 janvier (notre article ici), est-il durable ? Le Likoud est-il menacé à terme par la permanence d’un centre fort et l’essor des partis religieux ? Professeur de science politique à l’université de Tel-Aviv et candidat à la primaire du Likoud, Emmanuel Navon dresse le bilan de l’élection israélienne. Il souligne l’effet désastreux de la fusion de la liste de son parti avec celle d’Avigdor Lieberman, le leader de la formation d’extrême-droite Israël Beitenou. Très affaibli mais tout de même arrivé en tête, Benjamin Nétanyahou devrait pourtant être en mesure de former le prochain gouvernement.

tiré de mediapart.fr

Comment expliquez-vous le score assez faible (31 députés sur 120) remporté par la liste Likoud-Israël Beitenou, qui perd 11 sièges de députés par rapport à 2009 ?

Il faut le dire, le Likoud a véritablement échoué, et il y a beaucoup de raisons à cela. C’est toujours plus difficile de gagner une élection lorsque l’on est au pouvoir que dans l’opposition. Mais il y a aussi cette décision de fusionner les listes du Likoud et d’Israël Beitenou, qui s’est avérée complètement contre-productive. En politique, 1+1 ne font pas 2. Cette union a fait fuir beaucoup d’électeurs du Likoud. Les libéraux et centristes comme Dan Meridor ne se reconnaissent pas du tout dans Lieberman : ils sont allés voter pour d’autres partis, comme celui de Yaïr Lapid. Et c’est également le cas des électeurs traditionalistes et religieux du Likoud, pour qui Lieberman est le symbole de la laïcité russophone. Eux sont allés voter soit pour le Shass, soit pour Bennett. On a perdu des deux côtés.

La campagne du Likoud a en outre été très mal menée. Personne ne remet en cause le fait que Nétanyahou fasse de très bon discours en anglais. Mais ce qui préoccupe les gens aujourd’hui, ce sont les questions économiques. Et le Likoud n’en a pas parlé, il s’est axé sur les questions sécuritaires. Le conflit avec les Palestiniens, on sait qu’il est là, mais ce ne sont pas les vraies préoccupations des Israéliens aujourd’hui. Lapid, lui, a vraiment tenu le discours que les classes moyennes veulent entendre, à savoir : « Israël dispose d’une économie solide basée sur le high tech avec une croissance sans égale dans l’OCDE, alors que la plupart des classes moyennes n’arrivent pas à joindre les deux bouts. »

Comment expliquez-vous cette décision de fusionner les listes Likoud et Israël Beitenou ?

Nétanyahou voulait être à la tête du plus grand parti car, après les législatives, lorsque le président doit désigner un premier ministre pour qu’il constitue une coalition parlementaire majoritaire, il le choisit plus naturellement au sein du plus grand parti. Or nous avons un système électoral à la proportionnelle intégrale en Israël, et la Knesset est toujours très éclatée. D’après les sondages qu’il avait commandés, Nétanyahou n’était même pas sûr de se retrouver à la tête du plus grand parti. D’ailleurs, si vous enlevez Israël Beitenou, le Likoud a obtenu une vingtaine de députés, contre 19 à Lapid.

Par ailleurs, il faut bien comprendre que Lieberman est issu du Likoud. Il a créé sa propre formation politique à la fin des années 1990, parce qu’il n’avait aucune chance d’avancer dans le Likoud. Nétanyahou, Dan Meridor… tous les apparatchiks du parti n’avaient aucune envie de faire monter un immigré doté d’un accent russe à couper au couteau. Il a donc créé une force politique pour représenter le million d’immigrés russes, et il a très bien réussi, jusqu’à obtenir 15 députés en 2009.

Seulement, plus le temps passe, moins l’électorat russophone sera enclin à voter pour un parti qui le représente uniquement, car son intégration à la société va aller croissant. Cet électorat voudra davantage voter pour un parti en fonction de sa posture idéologique qu’identitaire. Lieberman a compris que sa force politique allait diminuer, d’où son choix de devenir numéro 2 du Likoud pour, à terme, remplacer Nétanyahou. Et donc, chacun a trouvé intérêt à la fusion des listes… bien que tout le monde y ait perdu.

N’y a-t-il pas également un enjeu important de renouvellement de la classe politique, quand on s’aperçoit que 53 députés, soit près de la moitié de l’assemblée actuelle, n’ont pas été réélus ?

Oui et non. Car si vous regardez la liste du parti travailliste, il y a beaucoup de nouveaux venus, des jeunes, dont une ancienne étudiante à moi d’ailleurs. Certains sont directement issus de la révolte sociale de l’été 2011. Et cependant, le parti travailliste a fait un très mauvais score (15 députés).

Sur la liste du Likoud, et cela je peux en témoigner, les gens qui, comme moi, se sont présentés pour la première fois ont été écartés. Certes, il y a eu des primaires pour désigner les candidats, mais elles étaient là pour la forme. Car la liste se décide davantage en coulisse. Ce sont vraiment les apparatchiks qui se sont retrouvés mis en avant, au détriment des jeunes.

Si l’on regarde les élections depuis la création de Kadima par Ariel Sharon en 2005, le centre s’est affirmé comme une véritable force politique. N’est-ce pas une menace directe pour la place politique du Likoud qui voit par ailleurs son électorat traditionnel de plus en plus tenté par les partis religieux ?

C’est un des effets pervers de notre système à la proportionnelle intégrale : les gens se disent : « Pourquoi intégrer un grand parti, quand on peut avoir une influence beaucoup plus grande en ayant son propre parti ? » Cela encourage la création de parti sectoriel, comme le Shass, alors qu’à l’origine, les électeurs du Shass votaient Likoud. De même, Meretz était auparavant intégré au parti travailliste.

A chaque Knesset, un parti centriste émerge et un autre disparaît. Cette espèce de réincarnation bouddhiste des partis centristes israéliens, c’est notamment le cas de Kadima, qui passe de 28 députés à 2 seulement lors de ces élections. Dans le même temps, Livni a quitté Kadima et créé son parti uniquement pour des raisons personnelles. Il n’y a aucune différence idéologique entre elle, Kadima, ni même Lapid. Ce sont des questions d’ego : elle ne voulait pas être numéro 2 ou 3, elle a créé sa propre formation politique, et fait venir tous les candidats malheureux du parti travailliste, comme Amir Peretz.

C’est donc moins une « centralisation » des voix qu’une personnalisation de la politique à l’extrême.

L’essor des partis religieux a été plus modeste que ce qui avait été annoncé dans les sondages. Mais c’est vrai que la société israélienne est aujourd’hui plus traditionaliste que ce qu’elle était il y a quarante ans. C’est dû aux vagues d’immigration et à un phénomène de retour aux sources d’une partie de la population. La société est plus proche de ses racines juives que dans les années 1960. Le Likoud est aujourd’hui un microcosme de la société israélienne, avec des laïcs, des religieux, des libéraux, des socio-démocrates, des orientaux, des ashkénazes. C’est sur ce côté pluriel et populaire que le parti doit s’appuyer.

Il est vrai aussi que le vieux débat entre paix et territoires est dépassé aujourd’hui. Quand le parti travailliste dit : « Il faut donner des territoires pour la paix », plus personne n’y croit. Et lorsque le Likoud dit : « On peut garder les territoires sans qu’il y ait de problème démographique », plus personne n’y croit non plus. Les gens se sont fatigués des positions du Likoud et des travaillistes sur la question du conflit avec les Palestiniens. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les travaillistes ont évité le sujet.

En même temps, cette évolution pose la question de la viabilité, certains diront de l’absence, de projets politiques portés par les deux partis.

C’est certain. Le Likoud est censé être un parti libéral sur le plan économique, mais notre campagne n’a pas été claire. Beaucoup de nos candidats sont devenus complètement populistes, en disant : « C’est nous les vrais socialistes, porteurs de justice sociale… » Les gens n’y comprennent plus rien. Il n’y a pas de ligne claire, on ne dit plus : « Nous sommes libéraux et fiers de l’être. »

« Le succès de Lapid est sans précédent dans l’histoire politique d’Israël »
Contrairement à ce que l’on pouvait penser, le mouvement social de l’été 2011 a eu un fort impact sur ces élections. Pourquoi ?

Je serai plus nuancé. Si l’on regarde le mouvement social de l’été 2011, il y a effectivement un effet spontané et authentique des gens qui protestent contre le coût de la vie en Israël. Cela se retrouve dans le succès de Lapid. D’un autre côté, un partie des dirigeants de ce mouvement social, qui eux, étaient fortement politisés, se sont retrouvés sur la liste du parti travailliste, qui a fait un mauvais score.

Pensez-vous que Yaïr Lapid est en mesure d’imposer son parti, créé en 2012, de manière durable dans le paysage politique israélien ?

Les partis centristes en Israël sont toujours conjoncturels. En 1973, après la guerre de Kippour, on a eu le parti Dash, qui entendait faire de profondes réformes économiques et du système électoral. Ils ont tenu une Knesset. Il y a trois ou quatre autres exemples de ce type. Avec Lapid, je vois tout de même une différence. Son succès électoral (19 députés) est sans précédent dans l’histoire politique d’Israël. Si Lapid parvient à utiliser cette force politique pour initier le changement dont il parle, Mabrouk, comme on dit en arabe, je serai le premier à applaudir. À commencer par le fait qu’il a bien dit qu’il n’accepterait pas de siéger dans un gouvernement où il y aurait des ministères sans portefeuille.

S’il parvient à réformer le système électoral israélien ou à libéraliser le marché de l’immobilier, tant mieux. La possibilité est là, parce que Nétanyahou a besoin de Lapid pour sa coalition. S’il ne tient pas ses engagements, Lapid disparaîtra comme tous les partis centristes à la prochaine Knesset.

En même temps, la proposition faite mercredi par Lieberman à Lapid de prendre le ministère des finances peut aussi s’apparenter à un baiser de la mort…

Ce n’est pas Lieberman qui va décider... Nétanyahou et Lieberman ont besoin de Lapid, il prendra donc le ministère qui lui plaira. C’est vrai que le ministère des finances, c’est à double tranchant : vous êtes aux commandes de l’économie mais vous prenez un ministère avec un déficit budgétaire de 4 % du PIB. Politiquement, c’est suicidaire. Il faut bien comprendre que le budget 2013, qu’il va falloir adopter d’ici un mois et demi sous peine de nouvelles élections, comprendra d’importantes coupes budgétaires. En général, on ne se précipite pas pour occuper ce genre de poste, d’autant que Lapid propose une politique libérale, pas sociale, et est favorable à une diminution des impôts de la classe moyenne.

Je rappelle que nous sommes allés aux élections anticipées parce que le gouvernement précédent ne voulait pas se mettre d’accord sur les coupes budgétaires.

Quelle coalition va émerger selon vous des discussions en cours ?

La seule question, c’est la présence ou pas du parti Shass. Nous allons avoir le Likoud, Israël Beitenou, Lapid et Bennett. Avec Kadima, nous avons 63 députés. Nétanyahou préférerait y ajouter le Shass (11 députés), assez proche du Likoud, que Livni (6 députés), qui va l’embêter toute la journée avec son idée de créer un État palestinien. Le problème, c’est que entre Lapid, qui veut envoyer au service militaire les orthodoxes, et le Shass, parti ultra-orthodoxe, cela va être compliqué. Au bout du compte, ce sera Lapid qui aura le dernier mot.

Pierre Puchot

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