À la lecture de la presse israélienne, on a le sentiment qu’Israël dénie toute légitimité aux mouvements populaires dans les pays arabes. Est-ce exact ?
Tout à fait. Je dirais même que cela va au-delà du fait de nier cette légitimité. C’est simplement un facteur qui n’existe pas. Israël connaît des Etats, des gouvernements, des armées, peut faire la guerre, négocier, faire la paix, mais cela se fait toujours au niveau des Etats. Lorsqu’il s’agit des peuples arabes, cela devient une espèce de masse, identifiée au terrorisme, à un danger pour Israël. Par définition, les masses arabes sont anti-israéliennes, voire antisémites. Et l’irruption soudaine de ces masses comme acteur a représenté un élément qui a complètement déstabilisé les commentateurs et les politiciens israéliens.
Donc, la réaction israélienne ne se fonde pas seulement sur la crainte de perdre l’atout que représenterait le traité de paix avec l’Egypte, mais aussi sur ce refus de prendre en compte les masses arabes ?
Oui, mais plus qu’un refus, c’est un véritable sentiment de menace. La paix avec l’Egypte existe maintenant depuis quelques décennies et elle n’a jamais fait l’objet d’un sentiment profond, partagé, qu’il s’agissait là d’un acquis pour Israël. Et maintenant, de manière presque comique dirais-je, on se pose soudainement des questions, on fait semblant de découvrir que « oui, c’est un enjeu », etc. Mais Israël n’a rien fait pour maintenir cette paix. Il n’a rien fait, par exemple, pour renforcer le gouvernement égyptien qui avait fait la paix ou pour simplement écouter ce qu’il disait. Plusieurs fois, le président Moubarakh a mis en garde Israël pour sa politique au Liban ou a Gaza. La réponse était plutôt du genre « mais qui c’est, ce Moubarakh ? » et tout d’un coup, maintenant, on découvre le processus de paix, et on se demande ce qu’il en adviendra. Il prend en quelque sorte sa signification par défaut, négativement.
Parce qu’il est mis en danger ?
Non, il n’est pas mis en danger, mais celui qui semblait en être le garant n’est plus là.
Ce sentiment de menace expliquerait aussi les déclarations de Shimon Peres à Angela Merkel, selon lesquelles la démocratie était d’une certaine manière réservée à ceux qui se reconnaissent dans la civilisation occidentale, mais qu’il fallait en user avec parcimonie avec les autres ?
Ça, c’est typiquement le regard colonial israélien et plus particulièrement celui de Shimon Peres, qui a une vision binaire du monde, avec d’un côté les civilisés, ceux qui appartiennent à la civilisation judéo-chrétienne, et de l’autre, les sauvages. Et ceux-là, il faut savoir les gouverner. Cela aussi, c’est profondément ancré dans l’opinion israélienne et c’est la raison pour laquelle on n’a pas eu une once de la joie que l’on a retrouvée partout dans le monde, qui se disait « il y a un printemps arabe ! ». Là, c’était plutôt l’automne...
Justement, cette attitude est-elle propre aux sphères gouvernementales ou est-elle partagée par la population israélienne ?
Elle est largement partagée par la population et les médias. Certes, il y a des opinions et des commentaires qui sont plus intelligents et plus ouverts par rapport à cet immense changement dans le monde arabe, mais de manière générale c’est une opinion partagée par la grande majorité des médias et donc de l’opinion publique.
La politique extérieure israélienne ne va donc pas changer ? Elle va poursuivre sa ligne de « défense d’un Etat assiégé » en attendant le retour des Républicains à Washington ?
Effectivement. Bien avant les événements régionaux que nous connaissons, le gouvernement Obama a toujours été perçu comme une parenthèse, une mauvaise parenthèse. Il faut attendre que cette parenthèse se referme, pour revenir à la normalité, et la normalité à un nom : George W. Bush. Même si ce ne sera plus lui, cette normalité se décline au passé, dans la guerre globale, permanente et préventive, dans une stratégie de recolonisation du monde. Benyamin Nethanyaou [actuel chef du gouvernement, réd.] a été l’un des pères de cette stratégie il y a trente ans. Pour lui, le règne de Bush et de sa stratégie a permis la réalisation de tous ses objectifs. Le départ de Bush, qui faisait suite à l’échec de cette stratégie de guerre globale, qui a été un fiasco pour les Américains, a été surtout perçu en Israël comme une parenthèse avant un proche retour à la normalité.
Peut-on espérer, en fonction des avancées du mouvement démocratique et social dans la région, un changement dans l’opinion publique israélienne ou est-ce que la situation est complètement rigidifiée ?
Ce sera médiatisé par Washington. Si la politique américaine change en fonction d’une nouvelle lecture de la réalité au Moyen-Orient, elle forcera la main à un changement de la politique israélienne, de l’opinion publique israélienne et vraisemblablement du gouvernement. Avec un problème, c’est que nous n’avons pas de gouvernement de réserve. « Tzipi » Livni et Kadima ? [dirigeante et principal parti d’opposition, réd.].Peut-être. Mais cela ne se fera que par le biais de Washington. Comme par le passé, où chaque tournant important de la politique israélienne a suivi un tournant de la politique américaine et a été pour ainsi dire imposé ou impulsé par celle-ci. Il n’y aura pas de prise de conscience autonome ; elle sera forcée, d’une certaine manière.
Mais est-ce que Washington a les moyens de le faire ? La politique israélienne de poursuite de la colonisation s’est faite contre les réticences et les critiques des Etats-Unis ; n’y a-t-il pas une certaine autonomie du gouvernement israélien ?
Il y a certainement une grande autonomie du gouvernement israélien. Ce n’est pas une marionnette que l’on manipule depuis Washington et si tu m’avais posé la question il y a deux mois, je t’aurais dit : « il n’y aura pas de changement ». Les Américains sont conscients — et c’est ce qui explique le recul d’Obama après le discours du Caire, qui laissait entendre plein de choses et qui a rapidement été « oublié » — qu’ils devront faire de grosses pressions pour faire reculer le gouvernement d’extrême droite actuel et l’opinion publique israélienne, passablement droitière. Ce n’est plus une discussion politique amicale sur le mode « écoutez, les gars, il faut se calmer, vous en faites un peu trop et nous ça nous crée des problèmes... ». Là, il va falloir forcer la main. Forcer la main, cela veut dire affaiblir Israël, donc affaiblir aussi les Américains. Ce qui explique le recul des Etats-Unis, et pas du tout l’action supposée de divers lobbies pro-israéliens.
Washington a été placé devant ce choix : Israël devrait changer de politique, mais si on se donne les moyens de la faire changer, on s’affaiblit. Dilemme, donc, puisque dans les deux cas, on est faible. Et de la même manière qu’en Israël on attend la fin de la présidence d’Obama, aux Etats-Unis, on attend la fin du gouvernement de droite actuel et le retour d‘un gouvernement plus modéré. Cela, c’est la réponse que j’aurais donnée il y a deux mois. Les bouleversements dans la région arabe pourraient toutefois amener les Américains à considérer qu’il y a urgence et qu’Israël commence à gêner ; ils pourraient estimer que les intérêts américains commandent à Israël de s’adapter et le lui faire comprendre fermement.
Propos recueillis par Daniel Süri