L’opération « Bordure de protection » sera-t-elle la guerre de trop pour Israël ? Faute de boule de cristal, on ne peut évidemment pas s’en assurer, mais on peut néanmoins penser que ces quatre semaines de violence et de destructions asymétriques (1 867 morts palestiniens, aux deux tiers des civils, dont 429 enfants, contre 67 morts israéliens dont 3 civils) vont laisser des traces dans l’opinion publique internationale et chez les gouvernants qui, malgré tout, les écoutent. On arguera bien sûr que les conflits précédents n’ont rien fait bouger ou si peu : depuis vingt ans, les gouvernements israéliens successifs persistent dans l’intransigeance, l’Autorité palestinienne s’enfonce dans l’inefficacité, l’extrémisme islamique gagne en vigueur.
Mais la lassitude des guerres et du refus de négocier est cumulative, et tous les signes indiquent aujourd’hui qu’Israël va affronter un retour de bâton sévère. Que l’attitude bienveillante, la mansuétude même, dont le pays bénéficie sur la scène internationale va commencer à s’effriter si ses dirigeants ne se décident pas à négocier sérieusement sur la base internationalement acceptée de deux États séparés, viables, indépendants et en paix.
Avec l’opération « Bordure de protection », Israël s’est tiré une balle dans le pied. Laissons Daniel Levy, ancien négociateur israélien sous Yitzhak Rabin et Ehud Barak, l’expliquer dans une interview donnée 3 à la Deutsche Welle : « Je suis convaincu qu’Israël a le droit de se défendre quand ses adversaires violent la loi internationale en tirant de manière indiscriminée sur des civils. Cependant la réponse israélienne a été disproportionnée et n’est pas restée dans les limites de ce que l’on pourrait appeler une guerre juste. Quand vous voyez que des hôpitaux, des écoles, et des abris ont été ciblés et sans doute atteints, quand vous voyez le bilan des morts civils du côté palestinien et le ratio de morts civils de 300 contre 1, il semble évident qu’Israël a été bien au-delà de ce que l’on peut appeler une légitime défense. C’est une réponse disproportionnée, terrible, mortelle et contre-productive pour Israël. La propagande israélienne – car c’en est une – qui consiste à dire que nous faisons tout pour éviter les victimes civiles est tout simplement un énorme mensonge. »
Il y a d’un côté l’implacable bilan de ce conflit qui parle de lui-même et qui ridiculise les arguments de Benjamin Nétanyahou sur une armée morale et la position de victime d’Israël. Il y a d’un autre côté la confirmation que l’actuel gouvernement israélien est engagé dans une tactique de terre brûlée que rien ni personne ne peut arrêter. Deux événements sont significatifs à ce propos. Primo, les Américains, et par ricochet les Européens, ont compris que l’échec de la mission de John Kerry était dû à l’obstruction de Nétanyahou, une intransigeance acceptée par la quasi-totalité de la classe politique israélienne (lire notre article). Secundo, la guerre à Gaza a été déclenchée au moment précis où un gouvernement d’unité venait d’être mis en place du côté palestinien, formé de technocrates et sans participation du Hamas. Ce gouvernement avait accepté les trois demandes de la communauté internationale : renoncement à la violence, reconnaissance d’Israël et acceptation des accords précédents. C’était une occasion à saisir pour avancer vers des négociations de paix : Nétanyahou n’a su que faire la guerre.
Or, si au début des bombardements début juillet, Israël a cru pouvoir bénéficier de sa couverture diplomatique habituelle – avec assentiment américain et l’incroyable soutien de la France (lire notre article : Hollande, l’apprenti-sorcier) –, la tendance a sérieusement changé quatre semaines plus tard. Ban Ki-moon, le secrétaire général des Nations unies, qui n’est pas réputé pour ses audaces, a accusé Israël de « violation du droit international et d’acte criminel », pendant que la haut-commissaire de l’ONU aux droits de l’Homme, Navi Pillay, évoquait « une forte possibilité que le droit international humanitaire ait été violé, d’une manière qui pourrait constituer des crimes de guerre ». La diplomatie française a fini aussi par faire volte-face par la voix de Laurent Fabius, qui a dénoncé « ce qu’il faut bien appeler le carnage de Gaza ».
En Grande-Bretagne, le premier ministre David Cameron a perdu un des piliers de sa majorité et de sa politique d’ouverture, la secrétaire au Foreign Office Sayeeda Warsi, qui s’est insurgée face à la position « moralement indéfendable » de son patron sur Gaza. Une commission parlementaire britannique, composée d’élus de tous les partis, a également demandé à Cameron de faire en sorte que soit levé le blocus sur Gaza, pendant que les Liberal-Democrats, membres du gouvernement, demandaient la suspension des autorisations d’exportation d’armes vers Israël. Enfin, les Américains ont utilisé 3 « le langage le plus dur jamais employé contre Israël de mémoire de diplomate », dans la foulée des bombardements des écoles de l’ONU.
« Israël ne prend pas sérieusement en compte ceux qui le critiquent »
Les gouvernants réagissent en fonction de leur propre expérience – en l’occurrence l’incapacité à se faire entendre de Nétanyahou qui pèse de plus en plus (il faut se rappeler la conversation volée 3 en 2011 entre deux supposés « amis » du premier ministre israélien, Nicolas Sarkozy et Barack Obama, qui le traitaient de « menteur ») – mais aussi de ce que ces responsables politiques perçoivent de leurs opinions publiques. Or ce n’est pas tant l’ampleur des manifestations de soutien à la Palestine dans les différents pays d’Europe qui interpelle que la conviction exprimée lors de ces marches. La cause palestinienne n’est plus l’apanage de la gauche de la gauche, mais une cause partagée par tous ceux qui refusent les injustices (raciales, sociales, environnementales…), et par une jeunesse pour qui la culpabilité face à la Shoah n’est plus l’unique prisme par lequel il convient de regarder Israël. Les changements démographiques, en Europe et aux États-Unis, avec l’augmentation du nombre de musulmans, le métissage, et l’éloignement de la Seconde Guerre mondiale, font leur œuvre, inéluctablement.
En France, ce sont des jeunes issus de l’immigration qui perçoivent ce conflit comme la dernière lutte anticoloniale et qui refusent le paternalisme et l’incroyable stupidité du gouvernement Valls qui ne veut voir que de l’antisémitisme là où s’expriment avant tout la révolte sociale et la solidarité avec les plus faibles. Aux États-Unis, ce sont des chrétiens évangéliques qui, après avoir toujours soutenu Israël pour des raisons messianiques, s’en éloignent désormais en raison d’une lecture plus « humaniste » du conflit (voir ici 3 ou là 3). Toujours aux États-Unis, de nombreuses associations étudiantes se mobilisent sur les campus universitaires pour promouvoir le boycott des universités israéliennes. En Europe, c’est parfois la finance qui parle : les fonds de pension néerlandais PGGM et ABP, la Dankse Bank, plus grande banque du Danemark, la banque norvégienne Nordea, et les fonds de pension d’État en Norvège et au Luxembourg, ont retiré leurs investissements des entreprises militaires, banques et entreprises israéliennes impliquées dans la construction des colonies.
Tous ces mouvements et toutes ces actions se rejoignent dans ce qui pourrait devenir une campagne extrêmement mobilisatrice : le boycott des produits israéliens et le désinvestissement dans les sociétés israéliennes (lire l’article de Pierre Puchot dans Mediapart). Cette solution est en train de devenir le meilleur recours de la société civile face à un gouvernement israélien intransigeant et des gouvernants occidentaux divisés et/ou pusillanimes. De la même façon que le boycott avait été l’ultime (et populaire) arme de lutte contre l’apartheid sud-africain, la campagne BDS se dessine comme le moyen de faire pression sur Israël (pour ceux qui croient dans les mouvements civiques) en même temps que pour « lui faire payer » (pour ceux enclins à la vengeance après Gaza). Google est là pour montrer combien l’opération « Bordure de protection » a relancé cette idée : le nombre de recherches comportant les deux mots « boycott Israël » a augmenté de manière exponentielle au mois de juillet 2014 (voir à droite du graphique ci-dessous).
Evolution de la recherche des deux mots Boycott et Israël sur Google depuis 2005
.
Pour Daniel Levy, toujours sur la Deutsche Welle, « Israël ne prend pas sérieusement en compte ceux qui le critiquent parce que ces critiques n’aboutissent jamais à rien : pas de résolution de l’ONU, pas de mesures punitives, juste de la rhétorique. Si jamais ces critiques devenaient sérieuses, Israël les rejetterait quand même, mais son gouvernement devrait prendre des décisions difficiles. » Avec ce conflit, Benjamin Nétanyahou s’est froissé avec ses alliés (hormis le peu fréquentable égyptien Al-Sissi), sans avoir atteint son objectif militaire (désarmer Gaza). Il a perdu la bataille de l’opinion publique internationale sans remporter de victoire militaire significative.
D’après plusieurs récits parus dans la presse israélienne, la plus grosse colère de Nétanyahou ces dernières semaines s’est exprimée contre la suspension, pendant 24 heures, des vols aériens entre les États-Unis et Israël, parce qu’une roquette était tombée non loin de l’aéroport international de Tel-Aviv. Cette interruption est venue symboliquement rappeler à Israël son isolement potentiel et surtout sa crainte de voir les ponts rompus avec le reste du monde. C’est la raison pour laquelle le gouvernement israélien se bat avec véhémence contre la volonté palestinienne de rejoindre les différentes instances de l’ONU, dont la Cour pénale internationale. Dans les forums internationaux où les États-Unis ne disposent pas d’une voix prépondérante, comme le Conseil de sécurité, Israël est considéré par le reste du monde comme un État colonial et voyou. Et les Palestiniens comme des victimes qu’il convient de soutenir.
En 2009, le rapport Goldstone 3 commandité par l’ONU avait accusé l’armée israélienne (de même que le Hamas) d’avoir commis des actes susceptibles de constituer des crimes de guerre voire des crimes contre l’humanité, lors de l’opération « Plomb durci ». Ce simple rapport, qui ne fut suivi d’aucune conséquence, avait enflammé Israël, qui voyait son statut transformé de victime à bourreau. Gageons qu’un futur rapport sur l’opération récente, s’il doit voir le jour, aboutira à des conclusions similaires. Et que les grandes proclamations d’innocence de Tel-Aviv apparaîtront de plus en plus comme des dissonances au regard de la tonalité internationale.
Aujourd’hui, en refusant d’écouter ses alliés, même Américains, même modérés dans leurs critiques, et en ne jouant que la carte d’une opinion publique israélienne, certes assez unanime dans son soutien, Nétanyahou n’a plus à faire que de mauvais choix. Revenir en arrière par rapport à ce qu’il a refusé à John Kerry pendant des mois, ou persister dans ses politiques jusqu’au-boutistes, au risque de voir un isolement qui n’est que verbal pour le moment se transformer en boycott économique, en sanctions diplomatiques et en offensives pénales internationales.