Marion Rousset – Pollutions, pesticides, gaz à effet de serre, dérèglement climatique, disparition d’espèces... Prend-on aujourd’hui la mesure de la situation ?
Isabelle Stengers. Si « prendre la mesure » signifie « commencer à se rendre compte », je répondrais oui : il me semble que, en quelques années, il y a une forme de savoir commun, qui ne cesse de devenir plus lourd. L’idée que les générations qui viennent vont devoir affronter des problèmes énormes s’est finalement imposée, alors que, il n’y a pas si longtemps, on dénonçait les « catastrophistes ». Mais si « prendre la mesure » signifie « identifier et tirer les conséquences », la réponse est non. En gros, on joue les autruches. Pour prendre le cas du réchauffement climatique, le GIEC [1] annonce que, par rapport à 1990, les émissions des pays développés devraient diminuer de 20% à 40% d’ici une bonne dizaine d’années, et que ce ne sera qu’un petit début car d’ici 2050, ce devrait être de 80% à 95%. Mais aujourd’hui il faut relancer l’industrie automobile.
Qu’y a-t-il au bout du chemin ? Qu’est-ce que cette « barbarie qui vient » ?
I.S. Je ne suis pas prophète quant au bout du chemin, mais en ce qui concerne la barbarie, il n’y a pas besoin d’être prophète. Ce qui s’est passé à la Nouvelle Orléans après Katrina est un assez bon exemple. Là aussi, on savait et on n’a rien fait. Et ce sont les pauvres qui ont vécu l’horreur. La barbarie qui vient, nous en avons aussi le goût, déjà, avec le traitement des sans-papiers. Cela commence avec un gros soupir impuissant face à toute la misère du monde, contre laquelle il faut bien se défendre. Et puis viennent le cynisme et le ricanement face aux « idéalistes » qui ignorent les réalités économiques. La barbarie sera installée lorsque le « malheur aux pauvres », qui fait déjà partie de notre réalité, n’aura même plus besoin de se dissimuler derrière des discours hypocrites à propos d’une justice sociale à venir.
Un capitalisme « vert » est-il possible ? Peut-on penser la question du réchauffement climatique sans remettre en cause le capitalisme ?
I.S. Le capitalisme vert est déjà là, avec les biocarburants par exemple, et l’extension de leur monoculture aux détriments de l’agriculture locale, comme au Brésil. Grâce à lui, nous pourrons continuer à rouler en voiture et à prendre l’avion, alors qu’il y aura des émeutes de la faim un peu partout. Le capitalisme est synonyme de développement non durable parce qu’il ne peut faire autrement qu’aborder un problème en tant que source possible de profit, un profit aveugle aux ravages qu’il produit. Lui faire la moindre confiance nous condamne à la barbarie.
Vous dénoncez la fable du progrès scientifique. Que répondez-vous à ceux qui verraient dans ce discours une forme de régression, voire d’obscurantisme ?
I.S. La question n’est pas le progrès scientifique, mais la fable selon laquelle il constitue notre ressource face à l’avenir qui menace. Des savoirs scientifiques peuvent jouer un rôle crucial, mais la plus grosse partie de l’effort de recherche est désormais plus que jamais soumise aux impératifs de la compétition économique. Les chercheurs sont sommés de travailler en partenariat avec l’industrie, d’aboutir à des prises de brevet. Avec ce qu’on appelle l’économie de la connaissance, la recherche est en train de perdre ce qu’elle avait d’autonomie. S’il y a régression, elle est là.
Vous affirmez qu’il est devenu inutile de s’indigner. Que voulez-vous dire ?
I.S. S’indigner, c’est encore et toujours espérer que ceux qui indignent pourraient, s’ils le décidaient, faire autrement. C’est leur faire trop d’honneur, car nos gouvernants ne savent pas comment ils pourraient faire autrement. Il me semble plus intéressant de les démoraliser, de les amener à quitter la posture de responsables qui nous demandent d’avoir confiance et de ne pas paniquer. Les démoraliser, c’est ne pas se borner à revendiquer, comme si tout dépendait d’eux, mais apprendre à nous mêler de ce qui n’est pas censé nous regarder. Cela ne veut pas dire abandonner la lutte au niveau politique, les grèves ou les mouvements de désobéissance civile qui s’adressent à eux comme effectivement responsables de la situation. Cela veut dire qu’il faut réussir à articuler les temps de la lutte et les temps des productions de savoirs et de pratiques autonomes, qui ouvrent l’imagination à des possibles qu’ils sont bien incapables de concevoir.
En quoi l’expérience de la lutte contre les OGM est-elle fondatrice ?
I.S. Elle est plutôt annonciatrice. Nos responsables se sont heurtés à un refus qu’ils ne prévoyaient pas, comme si la population était plus lucide qu’eux sur l’avenir qui se prépare. Leur désarroi est patent. Les OGM devaient apparaître comme un progrès permis par la science, porteur de croissance et bénéfique pour l’humanité. La contestation a favorisé des productions de savoir, des pratiques d’alliance et des convergences de lutte qui ont secoué toutes les routines. Beaucoup de gens ont commencé à s’intéresser à la manière dont se font les choix de ce qu’on appelle le développement, depuis les orientations de la recherche scientifique, et tout ce qu’on ne cherche pas trop à savoir, toutes les questions qu’on ne pose pas, jusqu’aux modes de production agricole en passant par l’empire des brevets. Et toute une série de pratiques ont vu le jour, avec notamment la réhabilitation des semences traditionnelles, ou les nouveaux liens entre producteurs et consommateurs, qui ont une dimension politique forte. Il s’agit de se réapproprier ce que le capitalisme a détruit, tant une agriculture qui ne dépende pas des engrais et des pesticides, qui ne détruise pas systématiquement les sols, que les pratiques de coopération qui sont seules capables de produire un avenir qui ne soit pas barbare.
Vous soulignez l’intérêt des nouvelles formes de lutte, initiées par des usagers. Sont-elles force de proposition, au-delà du refus dont elles sont porteuses ?
I.S. L’intérêt des luttes des usagers est qu’elles allient refus et apprentissage du fait qu’il y a moyen de définir une situation autrement. Les usagers apprennent de la situation qui les réunit au lieu d’être définis par des intérêts en conflit. Comme toute production d’intelligence collective, c’est un processus difficile, sans garantie. Mais c’est le leitmotiv de mon livre : nous devons apprendre à ne plus demander de garantie, établissant que quelque chose est bon en soi. Il s’agit d’apprendre l’art de faire attention, l’art d’expérimenter les façons de faire et de penser ensemble, tout ce que nous avons été menés à désapprendre.
Que vous inspire le mot « décroissance » ? Pourquoi lui préférez-vous l’expression « objecteurs de croissance » ?
I.S. Trop de théoriciens font de la décroissance « la » solution à un problème posé de manière quasi-arithmétique, et ils jouent sur la culpabilité, comme si c’est de « notre » égoïsme qu’il s’agissait. Il s’agit d’inventer ce que signifie la décroissance, c’est une question d’invention pratique collective, qui peut être porteuse d’un autre rapport aux autres, aux choses et au temps, qui peut créer de la joie comme chaque fois qu’on se réapproprie une capacité dont on s’est séparé. Les « objecteurs » s’inscrivent dans ce mouvement, ils fabriquent et inventent ce qui, sinon, est un triste mot d’ordre.
Notes
[1] Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat.
* Paru dans Regards n°59