tiré de NPA 29
Une vague de contestation inédite s’est poursuivie pour la troisième journée consécutive en Irak malgré « une répression sans précédent »,selon le titre du site local d’information indépendant Al-Alam Al-Jadid. Le bilan des victimes de tirs à balles réelles par les forces de sécurité s’élevait à au moins 28 morts et plus de 700 blessés depuis mardi (dont deux policiers).
Malgré un couvre-feu total imposé depuis mercredi soir et jusqu’à nouvel ordre à Bagdad et dans plusieurs villes, en particulier dans le sud du pays (où six protestataires ont été abattus jeudi), des manifestants sont descendus dans les rues et de petits rassemblements mobiles ont eu lieu dans plusieurs quartiers de la capitale.
Sur l’immense et emblématique Place Tahrir, au cœur de la ville, des fumées noires se dégageaient des pneus et du mobilier brûlés par les protestataires. La plupart de ceux-là s’étaient couvert le visage de masques antipollution, à la fois pour se protéger des fumées et pour ne pas être identifiés par les forces de l’ordre.
L’explosion de colère des jeunes Irakiens exprime un ras-le-bol globalisé dans un pays devenu l’exemple de l’Etat failli alors qu’il est le cinquième pays au monde pour ses réserves de pétrole. « Rendez-nous notre patrie », « Le peuple veut un changement de régime », « Non aux partis politiques », « Au nom de la religion les voleurs nous ont pillés », etc.
Les slogans brandis ces derniers jours par les manifestants visent les différents responsables de la faillite de tout le système de gouvernement depuis la chute de la dictature de Saddam Hussein en 2003.
Pénurie d’eau et d’électricité
Les revendications de la contestation vont des services publics de base dans un pays en pénurie d’électricité et d’eau potable depuis des décennies jusqu’aux emplois pour les jeunes alors qu’un sur quatre est au chômage.
Mais c’est la corruption, mère de toutes les plaies d’Irak, qui est dénoncée en priorité. En effet, selon les chiffres officiels, l’équivalent de quelque 410 milliards d’euros d’argent public a été englouti depuis 2004, disparu dans les poches des hommes politiques de tous bords, des chefs de tribus ou d’affairistes. Une somme vertigineuse qui représente quatre fois le budget annuel de l’Etat.
« L’origine du problème est la destruction du marché du travail en Irak », a estimé dans un post sur sa page Facebook le romancier irakien Ali Badr. Le quadragénaire exilé en Belgique rappelle que dans son enfance, tout sur les marchés était de fabrication irakienne, « de l’électroménager aux chaussures en passant par le mobilier et le dentifrice ». Ces industries locales assuraient des emplois à une classe ouvrière laborieuse.
« Aujourd’hui la profusion de produits importés a transformé les Irakiens en consommateurs avides exacerbant une nouvelle forme de lutte des classes », écrit l’intellectuel. Il rappelle que les seuls emplois possibles sont ceux de la pléthorique fonction publique qui compte 7 millions de fonctionnaires pour une population de près de 40 millions, soit plus de la moitié des salariés irakiens.
L’influence déterminante de l’Iran dans leur pays est également dénoncée par les protestataires irakiens.
Des drapeaux de la République islamique ont pour la première fois été brûlés au cours de manifestations dans les villes du sud irakien, peuplés pourtant majoritairement de chiites.
C’est d’ailleurs une caractéristique relevée ces derniers jours, les quartiers sunnites de Bagdad comme les provinces du nord et de l’ouest de la capitale, principalement sunnites, restent à l’écart de la contestation. La minorité marginalisée depuis l’éviction du régime de Saddam Hussein craint d’être accusée, comme par le passé, d’être à l’origine des troubles en permettant au gouvernement d’instrumentaliser la révolte comme un mouvement communautaire.
Appel à la « retenue »
Le recours des autorités irakiennes à la répression violente avec tirs à balles réelles, couvre-feu, coupures d’internet et des réseaux sociaux ont encore fait monter la colère. Lors d’une réunion entre les « trois présidents » irakiens comme on désigne sur place le Président de la République, celui du Parlement et le chef du gouvernement, une enquête a été promise sur les violences commises.
Tout en appelant les parties à la « retenue », les autorités ont pointé la responsabilité des « infiltrés qui cherchent à troubler l’ordre public en faisant dévier des manifestations populaires pacifiques ». La décision de former par ailleurs une commission pour examiner les revendications immédiates des protestataires sur les emplois, les logements, etc.. avant de lancer « un dialogue national » est considérée comme peu crédible par les protestataires.
Le mouvement spontané des jeunes Irakiens ne semble dicté par aucun parti ou leader politique ou religieux, tous également rejetés. Il pourrait s’agir de la version irakienne des contestations récentes qu’ont connues d’autres pays arabes comme en Algérie, au Soudan ou en Egypte, contre des systèmes de gouvernement prédateurs et verrouillés depuis des années.
4 octobre 2019
https://www.liberation.fr/
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