Tiré du blogue de l’auteur.
I. Une victoire populaire.
L’effondrement du régime baathiste syrien, avec la fuite de Bachar el Assad à Moscou et la disparition du « boucher » Maher el Assad [NB : il serait en Russie], est un évènement mondial de tout premier plan, qui vient bousculer toutes les représentations « géopolitiques » convenues et dominantes.
Celles-ci tentent de se protéger en commençant par nier le fait que cet effondrement constitue une victoire populaire, donc une victoire démocratique et prolétarienne.
Le principal argument en ce sens invoque bien entendu la nature de l’organisation armée qui a déclenché le processus d’effondrement en effectuant une percée d’Idlib vers Alep au matin du vendredi 28 novembre 2024, percée rapidement suivie de la libération d’Alep et du retour des réfugiés avec ou sans armes.
Sous l’effet de cet ébranlement absolu que fut la libération d’Alep, ville dont la destruction et la prise par les forces russes et iraniennes en 2015 avait signifié la défaite de la révolution syrienne et dont la libération inversait cet ordre établi alors, tout le pays est entré en mouvement et, quelques jours plus tard, la même organisation s’autoproclamait détentrice du pouvoir à Damas.
Celle-ci, le HTS ou HTC (Hayat Tahir al-Cham, Front de Libération du Levant) est d’origine djihadiste, issue de la branche syrienne d’al-Qaïda, al-Nosra. Elle n’est plus djihadiste au sens où elle a renoncé, depuis 2016, au « djihad mondial » pour se définir comme syrienne avant tout, mais elle est toujours islamiste, considérant la sharia comme le fondement nécessaire de l’ordre social, programme parfaitement réactionnaire.
Mais sa sortie de l’enclave d’Idlib répondait aux contradictions qu’elle y a rencontrées : impossibilité et finalement renonciation à imposer la sharia, poussée populaire exigeant la rupture du statu quo, nourrie de plus par les bombardements russes. A partir d’Alep, HTS a été porté, de gré ou de force, par le flot populaire qui a vu aussi l’irruption de plusieurs autres forces armées non islamistes : Armée Syrienne Libre, tribus arabes du Sud-Est, mouvements druzes et organisations démocratiques armées venues du Sud du pays, et c’est leur convergence seule qui a assuré la libération de Damas, à laquelle la population soulevée de la grande banlieue de Damas a activement participé.
La libération d’Alep a suscité l’onde de choc de l’effondrement de l’Etat et de l’armée des Assad, vermoulus par la corruption et incapable d’administrer de la manière la plus élémentaire le pays – l’administration était « meilleure » dans l’enclave pleine de réfugiés d’Idlib. L’appareil d’Etat d’Assad, tenu à bout de bras par la Russie et l’Iran et vivant de l’économie de la drogue (le captagon), s’est disloqué devant la combinaison de soulèvements généralisés et de la percée militaire de ces différents groupes dont le HTS fut le plus en pointe. Dans cet élan, la direction islamiste du HTS a ordonné à ses hommes de « respecter les minorités » (chrétiens, alaouites, chiites, druzes, ismaéliens, et aussi les habitants kurdes sunnites d’Alep) qui sont allées partout à leur rencontre, et en fait les forces du HTS par elles-mêmes avaient déjà pris ce parti, le seul efficace pour briser la division communautaire qui était le fait du régime Assad.
Il est évident que la nature politique d’al-Julani et de la direction du HTS est un obstacle potentiel au développement de la révolution, on y reviendra. Mais ceci ne devrait en aucun cas servir d’argument pour nier qu’il y a révolution. L’héritage de l’insurrection démocratique, non islamiste, de 2011, revit massivement dans le mouvement des populations, dans leur union contre l’ancien régime, dans le retour des réfugiés à l’intérieur du pays et depuis le Liban, la Turquie et l’Europe, qui a commencé.
Toute préparation de l’avenir immédiat et plus lointain, et toute opposition aux obstacles et dangers qui peuvent menacer la démocratisation, ne peut que s’appuyer sur la reconnaissance entière de ce qui s’est produit : une victoire populaire, à potentiel révolutionnaire. Toute négation ou escamotage de celle-ci ne peut que faire le jeu des forces qu’elle prétendrait combattre, islamistes et autres, en leur reconnaissant le mérite d’avoir par elles-mêmes et à elles seules renversé Bachar el Assad, ce qui est faux.
II. Prendre la mesure de ce qui a été renversé.
Il ne s’agit pas seulement du renversement d’un pouvoir présidentiel et de la dislocation commencée d’un appareil d’Etat, comme cela s’est produit en Tunisie, en Libye et en Egypte en 2011, dans plusieurs pays d’Amérique latine depuis le début de ce siècle, en Ukraine avec le Maidan. C’est cela mais c’est bien plus.
L’ouverture des prisons immenses du régime a affiché à la face du monde ce que l’on savait déjà en en soupçonnant seulement l’échelle : un système total de terreur, de torture et de mensonges. Le régime des Assad, dans un pays capitaliste à l’économie à la fois étatique et mafieuse, est l’héritier du nazisme et du stalinisme, par des liens directs : la police politique syrienne avait été formée par le nazi Aloïs Brunner, et les organes du KGB-FSB l’ont systématiquement formée et soutenue. Elle était l’épine dorsale de l’Etat totalitaire et de l’économie mafieuse.
Le peuple syrien connait une combinaison terrible de liesse et de deuil. L’immense foule qui a escorté le cercueil du martyr de l’humanité Mazen al Hamada dont le corps horriblement torturé est mort quelques jours avant la libération, exprime la force de ce sentiment. C’est un système totalitaire absolu qui s’effondre, et spécifique : les spectres de Sednaya comme ceux d’Auschwitz reviendront hanter les esprits après une, puis deux, puis trois générations. Ce système pour s’autoreproduire était engagé dans la destruction de ce qui est humain, la destruction du sens commun, la destruction physique et morale de ce qui fait les liens humains. Il a perdu.
Si le monde était démocratique, il offrirait son soutien en médecins, en psychologues, en infirmiers, en gynécologues, en pompiers, en techniciens, au peuple syrien dont le deuil et la liesse vont se combiner aux prochains combats immédiats pour la démocratie et la liberté.
III. Une révolution-guerre du XXI° siècle.
Les courants politiques qui comprennent quelque chose au réel et n’annonent pas de pauvres catéchismes ont commencé à saisir qu’en Ukraine, la levée populaire en masse de février-mars 2022 avait stoppé l’attaque impérialiste russe et que c’est la guerre qui nourrit le besoin de transformation sociale, contre la gabegie, y compris du point de vue militaire, du régime en place. Et qui nourrit aussi le besoin d’émancipation féminine, notamment. Nous avons commencé à reparler de « révolution-guerre » avec l’Ukraine.
Ce terme porte l’histoire des malentendus du XX° siècle, car il fut introduit de manière trompeuse au début des années 1950 dans le mouvement trotskyste pour appeler à l’alignement sur le camp « soviétique », en fait stalinien, dans la guerre froide. Ce qui, au fond, compensait le fait de n’avoir pas compris que la seconde guerre mondiale s’était développée, en tant que guerre, dans les insurrections nationales et les révolutions d’Europe et d’Asie.
Les questions militaires doivent cesser d’être le monde du silence des révolutionnaires, car si l’émancipation n’est absolument pas à la pointe du fusil, l’émancipation passera par l’emploi organisé des armes, et l’emploi organisé des armes s’appelle une armée. La Syrie s’inscrit totalement dans cette affirmation terrible qu’il faut regarder en face.
De même que c’est le début de formation d’un peuple en armes qui a stoppé Poutine en 2022, c’est le début de la formation d’un peuple en arme qui a renversé Bachar el Assad en 2024.
Pas de politique révolutionnaire et écologique pour sauver l’humanité sans l’exigence de démocratie absolue et jusqu’au bout : cela passe par les armes, cela va se concentrer dans des politiques militaires démocratiques, prolétariennes, et d’émancipations nationales.
Toute guerre n’est évidemment pas une révolution ou ne porte pas par elle-même la révolution. Elle la porte, dans la mesure où la défense populaire parvient à l’imposer ou dans la mesure où la guerre porte à l’insupportable, par la mort et les souffrances, l’ordre social capitaliste. Bien des guerres actuelles, même quand un peuple opprimé en est l’un des objets, ne sont pas des guerres-révolutions en train de se développer, mais le caractère de l’époque actuelle rend inévitable ce type de processus révolutionnaires, partout.
Ainsi, les Palestiniens ne sont pas un peuple en arme : les armes sont confisquées, et même les souterrains pour se protéger du massacre perpétré par l’armée israélienne à Gaza sont confisqués, par le Hamas, organisation dont la nature fondamentale est de confisquer tout droit à la démocratie et tout droit aux armes pour le peuple. La révolution syrienne, surtout si elle s’approfondit, montre donc la voie aux Palestiniens : les armes au peuple et la démocratie.
L’un des « récits dominants » sur ce qui vient de se passer tend à en faire un sous-produit du 7 octobre 2023, à travers le fait, incontestable, que les coups portés à l’Iran et surtout au Hezbollah par Israël ont donné une « fenêtre de tir » à la percée du HTS vers Alep, à partir de laquelle se sont enclenchés l’effondrement du régime et l’irruption des masses.
Il est en réalité tout à fait classique de voir une guerre nullement progressiste produire, involontairement, par la défaite de l’un de ses protagonistes étatiques, une poussée révolutionnaire. C’est ainsi que le fait que la révolution russe de 1905 ait eu pour déclencheur la défaite russe face au Japon ne rend pas le Japon d’alors révolutionnaire, pas plus que la révolution russe de 1917, liée à l’effondrement militaire en cours face à l’Allemagne impériale, ne fait de celle-ci un pays démocratique. De même, Israël n’est pas rendu progressiste et non-colonial du fait que ses coups sur le Hezbollah ont à l’évidence favorisé l’initiative initiale du HTS. Mais les causes de celle-ci sont internes. Et ses conséquences, nous allons y revenir, sont perçues comme terriblement menaçantes par Netanyahou.
IV. L’impact international de la révolution syrienne.
Cette formidable victoire populaire est donc une victoire pour tous les peuples. Elle fait contrefeu à toute la dynamique réactionnaire et fascisante mondiale que portent Trump, Poutine et Netanyahou.
Elle constitue la plus importante aide à l’Ukraine qui se soit produite, précisément au moment où la pression militaire russe dans le Donbass et la pression internationale contre l’armement de l’Ukraine et pour qu’elle cède s’intensifient avec Trump. Sur ce point, la déclaration du Comité français du RESU du 11 décembre 2024 sur la Syrie dit l’essentiel.
Mais c’est aussi le premier soutien réel apporté de l’extérieur au peuple palestinien depuis l’offensive, à dynamique génocidaire, engagée par l’armée israélienne depuis le 8 octobre 2023, au lendemain des pogroms du Hamas. Ce soutien réel ne sera donc pas venu du « mouvement propalestinien » que les organisations de la gauche et de l’extrême-gauche campistes et néocampistes influencent de manière décisive.
Car, disons-le : si l’effondrement du régime syrien, avec le puissant élan qu’il va imprimer aux aspirations populaires libanaises, porte un coup mortel au prétendu « axe de la résistance » allant de Téhéran au Hamas, ceci RENFORCE et n’affaiblit pas, la lutte du peuple palestinien dont le premier besoin, pour pouvoir résister efficacement au massacre à Gaza et à l’épuration ethnique en Cisjordanie, est de s’émanciper du dit « axe de la résistance ».
Le camp des droits démocratiques et nationaux des Palestiniens n’est pas le camp de Khamenei et compagnie. L’émancipation des Palestiniens ne peut qu’être l’œuvre des Palestiniens eux-mêmes, et une Syrie démocratique serait une impulsion formidable à l’exigence d’un Etat palestinien souverain, démocratique et laïque, déstabilisant les fondements du colonialisme à étiquette sioniste qui se nourrit de la menace existentielle que l’ « axe de la résistance », sans servir de rien pour les Palestiniens, fait peser sur les Juifs.
Israël, après des années de collaboration avec l’ « antisioniste » Assad, n’a jamais autant bombardé la Syrie que dans les quelques jours ayant suivi sa chute ! Etrangement, jamais Tsahal n’avait bombardé tous ces sites militaires quand ils étaient aux mains d’Assad.
Une offensive militaire occupe la zone frontière libano-syrienne du mont Hermon. Netanyahou vient de proclamer que le Golan resterait toujours israélien, ce qu’il n’aurait jamais dit au temps d’Assad.
Le rôle actif des druzes dans la prise de Damas, depuis Souieda, Kuneitra, Deraa, inquiète Tel-Aviv au plus haut point. Le fait que les druzes israéliens et ceux du Golan occupé depuis 1967 soient souvent assez bien intégrés dans la vie sociale et politique israélienne ne contredit nullement cette réalité : les druzes pourraient justement constituer un pont entre Israël, le Liban et la Syrie.
Netanyahou n’en veut pas car cela irait dans le sens de la démocratie, qui passe par un Etat palestinien et par le fait que les judéo-israéliens s’assument comme nation proche-orientale parmi ses voisines, et non comme peuple colonial.
Cette politique de fuite en avant a besoin du mensonge : faire croire qu’un nouveau danger islamiste va faire irruption en est la clef de voute. Mais la révolution syrienne porte en elle sa grande sœur, la révolution iranienne des femmes, des travailleurs et des peuples pour mettre à mort la République islamique. Rien ne pourrait arriver de meilleur pour les Palestiniens !
V. Le Rojava, un mythe qui va tomber.
Depuis des années, un mythe circule en Europe : une « commune libre », féministe et libertaire, existerait au Rojava. La réalité était la suivante : lorsque l’Etat d’Assad a commencé à reculer, ce territoire a été concédé par Bachar au PYD et à ses forces armées, les YPG. Avec son appareil d’Etat, prisons, chambres de tortures et statues de Bachar comprises.
C’est ainsi que les statues de Bachar, dans tout le Rojava, n’ont été renversées que le jour même de la chute d’Assad, comme à Séré Kaniye, au cœur du Rojava. Cet Etat, issu non d’une révolution, mais de la tentative de préserver l’Etat existant d’une révolution, a évolué en roues plus ou moins libres, entre les attaques turques visant toute émancipation nationale kurde, et l’aide des deux impérialismes, le russe et, surtout, l’américain (oubliant qu’il avait qualifié de « terroristes » ces « marxistes-léninistes »). En luttant contre Daesh, les YPG ont sauvé des populations, notamment les Yézidis, et promu la place des femmes à l’encontre des islamistes. Ces faits incontestables ne changent rien à la nature fondamentale de cet Etat, comme on le voit ces derniers jours.
Le Rojava est en effet le dernier secteur de la Syrie dans lequel l’appareil d’Etat avec sa police et son armée est resté en place, et il tire sur les manifestants notamment à Rakka. Des révolutionnaires sérieux ne peuvent qu’être avec les masses contre la police. Deir Ezzor est libéré et la question de la libération de toute la partie arabe du « grand Rojava » est posée.
Le PYD tente en même temps de s’adapter et dit se féliciter de la chute d’Assad dans laquelle il n’est pour rien. Mais les rassemblements convoqués et encadrés lui échappent, y compris en zone kurde, et tournent en affrontements.
Les Etats-Unis, la France et le Royaume-Uni ont sous-traité au PYD et aux FDS (Forces Démocratiques Syriennes) qu’il domine, la gestion des camps de prisonniers issus des forces de Daesh, aujourd’hui très affaiblies. Le principal d’entre eux est à Hassaké, où des affrontements entre population et appareil d’Etat ont également commencé. Il s’agirait d’environ 7000 prisonniers et prisonnières, souvent des familles, les chefs véritables de l’Etat Islamique (Daesh), riches personnages issus des polices politiques irakienne et syrienne, ayant échappé à l’arrestation. L’issue démocratique à cette situation ne peut que consister dans leur exfiltration sous contrôle de comités démocratiques formés par les Syriens eux-mêmes. Daesh ne saurait être le prétexte à la contre-révolution, au Rojava ou ailleurs.
Dans la zone occidentale prolongeant le Rojava, à El Manbij, la situation doit être analysée différemment car il y a ingérence turque, à travers l’ANS (Armée Nationale Syrienne, qui a concentré de fait les secteurs, islamistes ou non, d’Idlib, qui n’ont pas suivi l’avancée du HTS vers le Sud et sont passés ou sont restés sous contrôle turc ; ces forces contiennent une forte proportion de minorités nationales turcomanes). La menace envers les Kurdes, en tant que peuple, est certaine, et des exactions se produisent.
Mais quelle serait la seule protection efficace pour les Kurdes ? Ce serait leur alliance totale avec la révolution syrienne. Ceci n’est pas possible sous l’égide d’un appareil autoritaire qui a été, depuis 1978, l’allié du totalitarisme assadiste.
VI. Des mots d’ordre clairs contre des Etats hostiles.
Comme on le voit, la révolution syrienne a des ennemis puissants qui semblent surgir de partout. Ce sont les Etats, ce sont les forces représentant l’ordre établi. Ses alliés potentiels sont les opprimés et les peuples.
Il y a attaque turque contre les FDS et menaçant les Kurdes, au Nord ; attaque israélienne au Golan ; les troupes russes sont en débandade mais ne sont pas parties ; bombardements américains théoriquement sur « l’Etat islamique » ; bombardements israéliens jusque sur Damas.
Al-Julani, le terrible « djihadiste » (en fait islamiste) n’a protesté contre rien de tout cela : il tend la main à toutes les puissances. Bien plus que la sharia qui n’est à l’ordre-du-jour nulle part en Syrie, sa politique de conciliation avec l’ordre établi est ainsi tangible, ainsi que l’affirmation de vouloir construire une Syrie fondée sur « la libre entreprise ».
Alors que pratiquement toutes les forces politiques existantes essaient de ne pas tenir compte, de refouler, de minimiser, l’irruption des masses et donc du nouveau qui vient de se produire, la défense immédiate de la révolution, de la démocratie et de la souveraineté syrienne requiert, elle, des mots d’ordre clairs :
Libération de tout le territoire syrien !
Les troupes israéliennes et turques : DEHORS !
Les bases russes : DEHORS !
Daesh et l’aviation américaine : DEHORS !
Dans le territoire kurde, basta l’Etat YPG : le pouvoir au peuple !
Le Golan n’est pas israélien !
Elections libres, égalité des droits, respect des confessions, sur tout le territoire ! Une Syrie démocratique serait le noyau de la reconstruction démocratique de toute la région et le premier point d’appui pour un Etat palestinien et un Etat israéliens démocratiques et laïques.
VII. Perspectives syriennes.
Les prochains affrontements en Syrie n’auront sans doute pas pour objet la sharia, mais la démocratie. Al-Julani cherche à intégrer des pans entiers de l’ancien appareil d’Etat et veut donc préserver, et même réaliser pleinement, une « économie de marché ». C’est dans la réalité, non dans des formules tirées de livres, que les chocs se produisent.
Ainsi, il a dû renoncer à l’amnistie générale sous la pression populaire. Un « comité révolutionnaire » à Hama a organisé la pendaison publique d’un assassin de masse. Les lynchages de tortionnaires ont commencé partout. Al-Julani a alors pris acte de l’action des masses en proclamant la non-amnistie des tortionnaires.
Ainsi, l’ « économie de marché » est en train de prendre un grand coup à Damas : la forme de production capitaliste la plus lucrative, les labos de captagon, ont commencé à être épurés, les stocks détruits, par des groupes armées autoconstitués.
Le mouvement de la révolution démocratique voit sans doute déjà, notamment pour organiser la vie quotidienne immédiate toute police ayant disparu, des comités populaires se former partout, et il y a une expérience en la matière depuis 2011.
L’extension de la révolution au Rojava, dernière zone où l’Etat ancien résiste vraiment, va s’imposer : les Kurdes y ont toute leur place et il est possible que des secteurs du PYD tournent, sous la pression.
La libération de Damas a été un acte démocratique constituant, au sens national du mot « constituant », car des forces de tout le pays ont convergé sur Damas – à l’exception du grand Rojava, par la faute du PYD.
L’idée d’une période de transition est généralement acceptée en raison de ce mélange de liesse et de deuil dont il a été question. Comme l’écrit le militant démocratique Firas Kontar, bien plus clairvoyant que tous les « marxistes » auto-étiquetés, les Syriennes et les Syriens en ont grand besoin. En ce sens, il y a un mandat tacite à al-Julani, qui est aussi une forme de contrôle. Il ne durera pas longtemps.
La suite du processus appelle des élections, libres et démocratiques, dans tout le pays, reposant à la fois sur l’égalité civique de tous les Syriens et sur la reconnaissance des droits culturels propres à chaque groupe. Elections à une assemblée constituante souveraine, ce que al-Julani menace déjà en disant vouloir former un groupe de juristes et de docteurs chargés d’ « amender » la constitution bidon d’Assad.
Ce processus réel est celui d’une révolution démocratique et donc prolétarienne, car le « prolétariat », masse humaine n’ayant que sa force de travail pour vivre, est ici aussi l’immense majorité.
VIII. Conclusion : perspectives internationalistes
La plupart des « marxistes » fonctionnent de la manière suivante face aux événements : ils vérifient que ces événements sont conformes à ce qu’ils pensent savoir, ce qui conduit à les tordre et à en dénier le contenu réel. La vraie méthode ne doit pas consister à faire la leçon aux événements, à dire aux révolutions qu’elles sont mal barrées, à vérifier que les forces ennemies sont en place et les vaches bien gardées afin de pouvoir se prémunir de toute expulsion de sa zone de confort. Elle doit consister à saisir le réel, à appréhender le nouveau. Il survient dans un cadre déjà connu, qui a été analysé, mais il le modifie. Le vrai « marxisme » consiste à apprendre des faits, pas à faire la leçon aux faits. Il conduit donc à l’enrichissement, pas à la répétition. Car la répétition finit immanquablement par devenir … contre-révolution.
Le 24 février 2022 a inauguré une nouvelle période de guerres et de révolutions et de révolutions-guerre. Le 7 octobre 2023 a servi aux partisans de la répétition à tenter de tout ramener dans leur ancien monde campiste, alors que la nouveauté y était, elle aussi, inscrite. Le 28 novembre 2024 (jour de la libération d’Alep) jusqu’au 8 décembre (fuite d’Assad) viennent à nouveau retourner la période, marquée entretemps d’un autre évènement majeur, contre-révolutionnaire lui : le 5 novembre 2024, élection de Trump n°2.
Il est remarquable de voir à quel point l’irruption syrienne heurte tous les schémas qui, par conséquent, lui résistent de toute leur énergie – et cette énergie fait aussi partie du réel où se déterminent les rapports de force : notre compréhension de la Syrie est un élément du rapport de force mondial.
Désormais, contre l’ordre impérialiste multipolaire de Trump, de Poutine et de Netanyahou qui nous mènent à la destruction climatique, économique et militaire, les internationalistes conséquents ont deux points d’ancrage et de référence centraux (pas les seuls bien sûrs mais les plus puissants) : l’Ukraine et la Syrie. Toute la question palestinienne notamment ne pourra qu’être rebattue en fonction de la Syrie.
Le présent texte ne vise qu’à commencer à intégrer cette dimension nouvelle, premier devoir de tout révolutionnaire du monde réel.
Vincent Présumey, le 13/12/24.
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