Édition du 29 octobre 2024

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Asie/Proche-Orient

Il est impossible de quantifier la souffrance à Gaza

En raison des limites de l’imagination humaine (par opposition à l’imagination des fauteurs de guerre et des fabricants d’armes), et en l’absence d’un tout autre dictionnaire, il n’y a pas de véritable moyen de décrire la destruction et les pertes subies à Gaza après six mois de guerre.

Tiré de la revue Contretemps
12 avril 2024

Par Amira Hass

En théorie, il suffirait de visionner les centaines, voire les milliers de vidéos qui montrent les enfants tremblants– incapables de contrôler leurs tremblements – après les bombardements israéliens : dans les hôpitaux, dans la rue, certains d’entre eux sanglotant, d’autres incapables de prononcer un mot. Ils sont couverts de poussière et de sang. C’est un détail qui suffit à représenter le désastre. Que ceux qui aiment se venger regardent les vidéos, une par une.

En pratique, dans un journal, les mots doivent suffire. Cela signifie qu’en raison des limites des termes, nous nous réfugions dans les chiffres. Selon l’UNICEF, à la fin du mois de janvier,17 000 enfants « errent » dans la bande de Gazasans être accompagnés d’un adulte. Leurs parents ont été tués, ils n’ont pas pu être extirpés des ruines. Ou bien les enfants se sont perdus lors des déplacements massifs vers le sud.

Et c’est sans compter les 14 000 enfants (sur environ 33 000 morts recensés) qui ont été tués jusqu’à présent par les bombardements israéliens. A cela s’ajoutent des milliers d’enfants qui ont perdu des membres, souffrent de brûlures, se promènent avec des blessures qui se sont infectées en l’absence de bandages et de médicaments, et souffriront de troubles post-traumatiques pour le reste de leur vie. Quel est leur avenir ? Il est impossible de quantifier la souffrance. Est-il possible de quantifier le coût de leur traitement et de leurs besoins spécifiques, ainsi que les répercussions sur l’économie ?

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Pour chaque décompte de morts, de blessés et d’orphelins qui ne sont pas les nôtres, il y a un piège. C’est général, c’est abstrait pour nous. Même lorsqu’il s’agit de 44 membres d’une même famille, tués dans un seul attentat, comme la famille du Dr. Abdel Latif al Haj, à laquelle j’ai déjà consacré un article (Haaretz, 1er janvier 2024). Plus le nombre est élevé, moins nous pouvons comprendre ce que cela signifie. Psychologiquement, nous pouvons éviter de comprendre le trou béant causé par les bombardements israéliens dans une société à l’égard de laquelle nos sentiments vont de l’ignorance de notre domination à notre haine.

Mais si nous oublions la quantité et racontons une seule histoire, ce sera une unique histoire. Et elle devrait atteindre le seuil de l’histoire la plus horrible de toutes pour être comprise. Lorsque je parlerai de l’histoire unique à la fin, je dirai : c’est un détail représentatif, qui contient le tout. Et ce n’est pas le plus horrible.

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Voici un autre chiffre : « Les Palestiniens de Gaza représentent désormais 80% de toutes les personnes confrontées à la famine ou à la faim sévère dans le monde », selon le rapport intérimaire conjoint – publié la semaine dernière – de la Banque mondiale (BM), de l’Union européenne (UE) et des Nations unies (ONU).

Comparez cette affirmation avec la déclaration devant la Haute Cour de justice du lieutenant-colonel Nir Azuz, de l’Unité de coordination des activités gouvernementales dans les territoires (COGAT), selon laquelle « en ce qui nous concerne, la quantité de nourriture qui entre [à Gaza] permet une solution raisonnable pour la population ».

L’officier a été appelé à défendre la position du gouvernement [israélien] contre une pétition d’organisations israéliennes de défense des droits humains demandant d’autoriser des livraisons d’aide illimitées, afin d’enrayer la propagation de la faim et de la mort par inanition à Gaza. L’écart entre les deux affirmations – ou entre la réalité et le déni – nécessite une définition qui fait défaut dans le lexique disponible.

L’objectif du rapport conjoint (Banque Mondiale, Union Européenne, ONU) est de présenter une estimation des dommages matériels subis jusqu’à présent, qui servira de base aux premiers efforts de réhabilitation. Les données relatives aux dégâts matériels sont plus faciles à quantifier, et peut-être aussi plus faciles à comprendre.

A la fin du mois de janvier 2024, les destructions matérielles dans la bande de Gaza étaient estimées à environ 18,5 milliards de dollars. C’est le coût de 50 avions de combat que l’administration Biden souhaite vendre à Israël, sous réserve de l’approbation du Congrès, comme le rapporte CNN. C’est le montant des indemnités que le Canada a accepté de verser à 300 000 personnes en raison de la discrimination et de la négligence dont ont été victimes les enfants des peuples indigènes dans le système scolaire, entre 1991 et 2022. C’est 92,5 millions de salaires mensuels moyens à Gaza (environ 200 dollars avant la guerre).

Si cette somme semble atteignable, il faut rappeler que les besoins de reconstruction sont plus coûteux que le coût des dommages, comme le note le rapport. Par exemple, lors de la guerre de 2014 à Gaza, les dégâts se sont élevés à 1,4 milliard de dollars. Les coûts de reconstruction se sont élevés à 3,9 milliards de dollars. Lors du tremblement de terre en Turquie et en Syrie en février 2023, les dégâts ont été estimés à 3,7 milliards de dollars. Les coûts de reconstruction, à 7,9 milliards de dollars.

Le volume des décombres dans la bande de Gaza, qu’il faudra déblayer pour commencer la reconstruction, est de 26 millions de tonnes. Il faudra des années pour les déblayer, selon le rapport. Combien d’années ? Le rapport ne fait aucune promesse, puisqu’il ne s’agit pas d’une estimation précise.

Tout d’abord, l’étendue des dégâts depuis début février n’a pas encore été mesurée (elle comprend, par exemple, les ruines du complexe hospitalier Al-Shifa et les maisons environnantes). Deuxièmement, pour des raisons évidentes de sécurité, les équipes ne peuvent pas se rendre sur place et l’évaluation se fait à distance. Troisièmement, nous ne savons pas combien de temps la guerre va durer.

Parmi les décombres, il y a des munitions qui n’ont pas explosé, ce qui rend le processus de déblaiement et de recyclage plus dangereux, plus long et plus coûteux. Si Israël imposeles mêmes restrictions et difficultés que par le passé pour l’acheminement des matières premières et des équipements, le processus sera encore plus long.

Le coût des dommages environnementaux, l’un des secteurs examinés par le rapport conjoint, est estimé à environ 411 millions de dollars. En réalité, on ne sait pas très bien comment on est arrivé à ce calcul, mais les conséquences immédiates et à long terme sont faciles à comprendre : la contamination supplémentaire des eaux souterraines, la pollution de l’air et du sol par des rebuts dangereux, y compris des munitions, les produits chimiques toxiques émis par toutes les bombes, les déchets médicaux dispersés partout, la pollution causée par les eaux usées non traitées qui inondent les rues et finissent dans la mer.

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De tous les secteurs détruits (infrastructures d’eau et d’électricité, système de santé, écoles, usines et commerces, fermes, bref, tout), le coût des dégâts infligés aux habitations est le plus élevé : 13,3 milliards de dollars. A la fin du mois de janvier, 62% des maisons de la bande de Gaza étaient totalement ou partiellement détruites, soit 290 820 unités d’habitation.

Je suppose que le terme « partiellement détruit » correspond aux dégâts subis par les appartements et les maisons de certains de mes amis à Gaza : ils n’ont plus de murs intérieurs, plus de toit, plus de fenêtres et de portes, plus de tuyaux, plus de planchers, plus d’escaliers, avec des murs extérieurs tordus et pleins de fissures. « Totalement détruit », c’est comme l’appartement d’un ami, au septième ou huitième étage, dans un complexe résidentiel qui, en un seul bombardement, s’est transformé en une bouillie de béton froissé.

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La quantification n’inclut pas l’intérieur des appartements. Simples ou élégants. Bijoux en or ou bibliothèques privées, si chères au cœur de leurs propriétaires. Leurs livres ont servi à un moment donné de bois d’allumage, faute de combustible ou de bois.

La quantification suggérée par le rapport n’inclut évidemment pas la nostalgie de la mer vue de la fenêtre, les histoires et les poèmes enregistrés sur un ordinateur de bureau sans sauvegarde. Les peintures. L’importance de la maison pour les personnes qui ont grandi dans le désastre fondateur de la guerre de 1948 : quitter la maison et en être expulsé. Les souvenirs des premiers pas de la fille. La fierté et la joie lorsque les économies lentement accumulées ont permis d’obtenir un appartement séparé des parents ou des frères et sœurs.

Les chanceux – comme les habitants de Gaza ne cessent de le répéter aujourd’hui – ont effectivement été déracinés au début de cette guerre, mais ils vivent avec le reste de la famille élargie dans un appartement loué à un prix exorbitant à Rafah, ou chez des parents, avec une densité d’une douzaine de personnes ou plus par pièce. On entend de plus en plus parler de querelles et de tensions à l’intérieur de cette cocotte-minute. « J’en ai assez. J’envisage d’aller vivre sous une tente avec mes enfants », dit une amie. Ses tentatives pour se rendre en Egypte ont été vaines jusqu’à présent.

Même ceux qui sont partis à l’étranger n’y sont pas vraiment. Ils vivent le cauchemar jour et nuit. C’est le cas de Mona (nom fictif), la petite-fille de Naifa Al-Nawati. Mona, sa mère, son mari et ses enfants sont arrivés en Egypte il y a plus d’un mois. Ils ont essayé de parler tous les jours à leur famille restée sur place, dans l’immeuble Al Islam 3, dans la rue Ahmad Bin Abdel Aziz, à l’ouest de la maternité de l’hôpital Al-Shifa de Gaza.

Ils ont parlé à leurs oncles et tantes, ainsi qu’à leurs enfants. Ils n’ont pas pu parler à leur grand-mère de 94 ans : elle souffre de la maladie d’Alzheimer et a besoin de soins infirmiers et d’une surveillance 24 heures sur 24. « Elle ne peut même pas prendre un verre d’eau toute seule. » En raison de ses maladies et de sa dépendance, la famille est restée dans la ville de Gaza, malgré les ordres israéliens de se déplacer vers le sud au début de la guerre. « J’ai des amis dont les mères sont mortes dans une tente à Rafah », m’a dit Mona au téléphone, dans une sorte de justification inutile pour expliquer pourquoi ils ont refusé de traîner leur grand-mère vers le sud.

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Au début de l’incursion terrestre et pendant les batailles dans la zone de l’hôpital Al-Shifa en novembre, la famille Al-Nawati a trouvé refuge dans les quartiers est de la ville. Plus tard, ils sont retournés dans leur immeuble, qui a été partiellement endommagé lors des échanges de tirs. Le 18 mars, les Forces de défense israéliennes (FDI) ont de nouveau assiégé Al-Shifa, affrontant des hommes armés des organisations militantes palestiniennes.

Comme tout a commencé par une attaque surprise après minuit, les Al-Nawati et les autres habitants du bâtiment n’ont pas pu sortir et sont restés retranchés dans leurs maisons, sans nourriture ni eau, pendant quatre jours. Autour d’eux, les échanges de tirs et les rugissements des chars. « Le 21 mars, vers 11 heures du matin, une force des FDI a fait irruption dans l’appartement après avoir fait sauter la porte d’entrée », m’a raconté Mona.

Elle m’a raconté ce qu’elle avait entendu lors d’une conversation fragmentée avec sa tante à Rafah, lors d’une liaison téléphonique avec elle coupée à plusieurs reprises. Les militaires qui ont fait irruption dans la maison ont rassemblé les hommes qui se trouvaient dans le bâtiment dans une pièce séparée, où on leur a demandé de se déshabiller, on leur a bandé les yeux, puis on les a menottés et interrogés.

Mona ne sait pas combien ils étaient, mais elle affirme qu’ils n’étaient pas nombreux, car la plupart des habitants des appartements adjacents avaient déjà quitté l’immeuble. Au même moment, les soldats ont ordonné aux femmes de laisser leurs maris et leurs enfants adultes derrière elles et de partir vers le sud. Les femmes de la famille ont demandé aux soldats de laisser l’une d’entre elles rester dans la maison avec la grand-mère âgée, qui est dépendante d’elles.

Sur la base du rapport qu’elle a reçu de ses parentes, Mona m’a dit que « les soldats qui ont fait irruption dans la maison de ma grand-mère se sont comportés relativement bien, par rapport à leur comportement dans d’autres endroits, et au moins il a été possible de leur parler ».

Tout le monde à Gaza connaît les images et les témoignages sur les corps de civils retrouvés, abattus, dans les maisons où l’armée est entrée. Tout le monde connaît les histoires d’humiliation, y compris les photos des soldats. Pourtant, malgré leur relative gentillesse, les soldats ont refusé que l’une des femmes de la famille reste avec la grand-mère dans l’appartement. Ils ont promis aux femmes d’emmener Al-Nawati à l’hôpital Al-Shifa !

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Les femmes qui se trouvaient dans l’immeuble sont arrivées dans le sud de la bande de Gaza vers le soir, et à peu près au même moment, les hommes ont été libérés, et elles ne savaient même pas que la vieille femme avait été laissée derrière. Depuis lors, la famille n’a pas été en mesure de savoir ce qui est arrivé à la femme de 94 ans. Elle s’est adressée à Hamoked [organisation de défense des droits humains basée en Israël dans le but déclaré d’aider « les Palestiniens soumis à l’occupation israélienne qui cause des violations graves et continues de leurs droits »], qui a déposé jeudi dernier une requête en habeas corpus devant la Haute Cour, en exigeant que les FDI déterminent ce qui est arrivé à la femme qui était sous leur garde.

Le porte-parole des FDI a déclaré à Haaretz à la fin de la semaine dernière qu’il n’était pas au courant de cet événement. La semaine dernière également, Mona m’a écrit qu’après que l’armée eut nettoyé la zone, ses cousins ont cherché sa grand-mère dans la maison elle-même et dans ce qui restait de l’hôpital, et n’ont trouvé aucune trace d’elle. « Personne ne les a informés qu’elle était entrée à Al-Shifa, la maison a complètement brûlé, et ils n’y ont pas trouvé son corps. Où l’ont-ils emmenée ? Nous sommes arrivés à une situation où nous pensons qu’il est préférable qu’elle soit morte. »

Lorsque je lui ai posé la question, Mona a expliqué : « Mercredi [la semaine dernière], ils ont vu tous les corps qu’ils soient en décomposition, intacts ou enterrés à Shifa. Elle n’en fait pas partie. Dans le bâtiment, ils n’ont rien trouvé, à l’exception des corps de ma cousine de 28 ans et de son mari au septième étage. Le toit est entouré de fenêtres en verre. Ma cousine est venue d’Allemagne – où vivent ses parents – pour se marier à Gaza, deux mois avant la guerre. Elle était enceinte de jumeaux. Nous pensons qu’un drone les a tués, puis que les corps ont brûlés avec le bâtiment. Ce sont les seuls cadavres qui ont été retrouvés dans le bâtiment. Nous ne savions pas jusqu’à présent ce qu’ils étaient devenus. »

« Il n’y a aucune trace de ma grand-mère », poursuit Mona. « Nous avions peur qu’ils trouvent son corps dans la maison et qu’elle soit morte seule, et nous avions peur que les chars l’écrasent dans la rue, s’ils l’avaient laissée seule pour qu’elle arrive à l’hôpital Al-Shifa. Nous avions peur de tout. Nous avions peur de l’étendue de sa souffrance si elle était vraiment morte seule, et nous avions peur de sa souffrance si elle était encore en vie. »

Après la publication de cet article en hébreu, Mona m’a écrit pour m’informer que ses cousins ont fouillé à nouveau la maison et ont trouvé les restes brûlés de sa grand-mère, dans son lit.

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Article publié dans Haaretz le 10 avril 2024traduction A l’Encontre revue par Contretemps.

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Amira Hass

Amira Hass est journaliste pour ce quotidien, elle a longtemps été correspondante à Gaza et dans les territoires occupés. Deux de ses livres ont été traduit en français, aux Editions La Fabrique, retraçant les conditions d’existence et les questions politiques des Palestiniens à Gaza et en Cisjordanie dans les années 1990 et le début des années 2000 : Boire la mer à Gaza (2001) et Correspondante à Ramallah : 1997-2003 (2004).

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