Accusée de « crime de responsabilité » pour « pédalage budgétaire » – une astuce comptable ayant permis de minimiser le déficit public de 2014 (année au cours de laquelle, le 26 octobre, elle fut réélue) –, soumise à une procédure de destitution, Mme Rousseff se défend becs et ongles. Ce qu’on lui reproche, une manœuvre certes contestable, a été pratiqué depuis 1985 par tous ses prédécesseurs ainsi que par les édiles des niveaux municipal et fédéral sans que la « justice » n’y prête attention.
Sous ce prétexte spécieux se cache en réalité une tentative de « corriger » le résultat de l’élection présidentielle de 2014, qui a plongé la droite en général et le candidat du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB) battu, M. Aecio Neves, dans une rage infinie. Et elle a effectivement été lancée par les plus proches alliés de l’Exécutif – une situation moins paradoxale qu’il n’y paraît. Que ce soit sous la présidence de M. Luiz Inácio Lula da Silva (2002-2010) ou de Mme Rousseff, le Parti des travailleurs (PT), n’ayant jamais eu la majorité au Congrès, gouverne dans le cadre d’une coalition comprenant quelques formations secondaires [2] et surtout le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB). C’est une des figures de proue de ce dernier, l’ultra-conservateur, chantre des évangélistes et président de la Chambre des députés Eduardo Cunha, qui, en avril, par vengeance, et dans l’espoir de se protéger de la justice, a déclenché la procédure contre Mme Rousseff ; accusé depuis décembre 2015 de « corruption et de blanchiment d’argent » dans le cadre de l’affaire Petrobras [3] et de l’enquête « Lava Jato » (« lavage express »), l’homme détient en Suisse 4,38 millions d’euros sur des comptes secrets et a très mal vécu que le PT ne l’appuie pas face à l’enquête interne du Conseil d’éthique du Parlement (par ailleurs peu pressé de se prononcer sur son cas).
Il a pour principal partenaire le vice-président Temer, professionnel de la politique et président du PMDB, qui réalisera son rêve jusque-là impossible d’accéder à la fonction suprême si la chef de l’Etat démocratiquement élue en est écartée ; lui-même est poursuivi pour avoir bénéficié de financements illégaux lors de la dernière campagne présidentielle.
C’est sous la houlette de ces individus que le PMDB a abandonné la coalition gouvernementale et que, le 17 avril, la Chambre basse, où siègent de très nombreux députés corrompus [4], a préconisé la poursuite du processus d’« impeachment », depuis lors entre les mains du Sénat. Provoquant une intense jubilation de M. Temer : dès le 11 avril, le discours « d’union nationale » qu’il prononcera lors de sa prise de fonction a fuité « par erreur » dans le quotidien Folha de São Paulo et, deux jours plus tard, c’est publiquement qu’il a enfoncé le clou : « Si le destin m’y conduit, je serai prêt à assumer la fonction [O Estado de São Paulo, 13 avril 2016.]]. »
Pour qui a suivi l’aspiration émancipatrice de l’Amérique latine ces dernières années, l’épisode a un air de déjà-vu. Il ne s’appelle en effet pas Cunha, mais Roberto Micheletti, le président du Parlement hondurien qui, le 29 juin 2009, alors que le chef de l’Etat de centre gauche Manuel Zelaya a été séquestré par l’armée et expulsé au Costa Rica, lit, devant les députés complices, en l’absence des élus fidèles au président légitime, une fausse « lettre de démission » de ce dernier et, en toute illégalité, se fait introniser à sa place. Au Paraguay, où le chef de l’Etat Fernando Lugo doit subir, entre 2008 et 2012, sous les prétextes les plus divers, vingt-trois tentatives de « juicio político » (« jugement politique »), le Temer local – le vice-président Federico Franco –, à chaque fois que l’occasion se présente, se déclare « prêt à gouverner ».
En 1964, au Brésil, c’est avec l’accord du Congrès et de son président Raineiro Mazilli que l’armée, après avoir renversé le progressiste João Goulart, a porté au pouvoir le maréchal Castelo Branco. Face à l’Alliance rénovatrice nationale (Arena) des ralliés au régime militaire, le seul parti toléré sera le Mouvement démocratique brésilien (MDB), qui rassemble les débris d’une opposition décapitée et, en 1980, deviendra le PMDB. Centriste « de droite », ce parti ne sera jamais capable d’amener un des siens à la magistrature suprême, à deux exceptions fortuites près : celle du vice-président (déjà !) José Sarney, à la mort du chef de l’Etat élu Tancredo Neves en 1985 ; celle du vice-président (encore !) Itamar Franco, lors de la destitution pour corruption de M. Collor de Melho en 1992. Néanmoins, du fait d’un fort ancrage régional et à la manière du coucou, cet oiseau opportuniste qui pond dans le nid des autres espèces pour leur faire couver ses œufs et nourrir ses oisillons, il a eu un rôle déterminant, depuis 1985, dans tous les gouvernements néolibéraux, dont ceux de M. Cardoso (PSDB ; 1995-2002), ennemi juré du PT.
Arrivé en 2002 au Planalto (le palais présidentiel) grâce à l’aura de M. Lula da Silva, mais sans majorité, du fait d’un système politique qui donne aux caciques régionaux un poids outrancier, le PT, faute d’envisager une réforme de la Constitution, nouera cette alliance de circonstance pour pouvoir gouverner. Toute idéologie mise à l’écart, l’appétence pour les ors de la République fédérale – et leurs prébendes – fera le reste, côté PMDB.
Même cas de figure au Paraguay soumis à une hégémonie autoritaire de plus de soixante ans – dont trente-cinq de dictature (1954-1989) – de l’Association nationale républicaine (ANR, dit Parti Colorado). Cantonné dans une opposition molle, le Parti libéral radical authentique (PLRA, dit Parti libéral), lui aussi de droite, n’a jamais pu battre en brèche cette domination. Le 25 octobre 2007, en annonçant sa candidature à la présidence, l’ancien « évêque des pauvres » Fernando Lugo se définit « en faveur d’un nouveau socialisme ».Appuyé par les mouvements sociaux, il ne dispose néanmoins d’aucun parti et n’a aucune possibilité de l’emporter. Sauf à bénéficier de l’aide du PLRA. Qui, par opportunisme, et au nom de l’ennemi Colorado commun, se rallie au sein d’une vaste coalition. Mais impose à la vice-présidence, celui qui, en son sein, souhaitait se porter candidat à la fonction suprême et a été, par pur pragmatisme, lors d’un congrès interne, mis en minorité : M. Franco. En d’autres termes : pour triompher le 20 avril 2008, avec 40,8 % des voix, M. Lugo s’entoure de gens qui, en d’autres circonstances, n’auraient été que trop contents de se débarrasser de lui.
Au Honduras, c’est au cœur d’une des deux formations traditionnelles, le Parti libéral (PL), que se noue le pacte mortel. Membre éminent de l’aile progressiste, M. Zelaya perd la primaire d’octobre 2000, battu par la droite du parti. Il ne participe donc pas à la présidentielle qui voit la déconfiture de cette faction et la victoire de M. Ricardo Maduro (Parti national ; PN). Assez logiquement, M. Zelaya s’impose lors de la primaire suivante. Grâce au soutien populaire, il remporte le scrutin du 27 novembre 2005, avec 49,9 % des suffrages, ce qui lui vaut de recevoir l’écharpe présidentielle des mains de « son ami de toute la vie », le président lui aussi libéral du Congrès, M. Micheletti.
Néanmoins, le jeu a des règles secrètes. Si les secteurs conservateurs se révèlent incapables de construire et présenter un programme crédible, ils n’hésitent pas, après avoir profité d’eux, à conspirer et à trahir leurs « alliés » de gauche, pour revenir au passé, dès que les circonstances le permettent. Pour ce faire, et chaque fois qu’ils le peuvent, ils évitent d’utiliser les techniques extrêmes des « golpes » du passé. Sous un prétexte mensonger, de préférence juridiquement complexe pour « embrouiller » les observateurs non partisans, ils montent un scénario leur permettant d’arguer de « la protection des institutions démocratiques ». Leurs relais médiatiques nationaux et internationaux n’auront plus ensuite qu’à dresser un rideau de fumée.
Lorsque, à Tegucigalpa, M Zelaya intègre en août 2008 l’Alliance bolivarienne pour les peuples de notre Amérique (ALBA) du « sulfureux » vénézuélien Hugo Chávez, c’est l’« ami » Micheletti qui exprime l’opinion de la frange droitière du parti : « Nous sommes très préoccupés par le fait qu’on parle d’une alliance politique et militaire contre les Etats-Unis, ce qui serait une folie et une sottise du gouvernement (…) [5] ».Lorsque, cette même année 2008, le chef de l’Etat appuie une longue grève de la faim (trente-huit jours) de dix procureurs qui demandent l’ouverture de poursuites pour corruption, bloquées par la hiérarchie judiciaire, contre des membres de l’oligarchie, il se met à dos le procureur général de la Nation. Car la « justice » n’est pas neutre par nature. Durant les années 1990-2000, sous couvert d’ouvrir l’institution à la « société civile », le Conseil hondurien de l’entreprise privée (Cohep) s’est vu doté d’un rôle non négligeable dans la sélection des magistrats de la Cour Suprême ! On en verra bientôt l’utilité.
Quand, enfin, M. Zelaya augmente le salaire minimum, puis prétend organiser une consultation sur la possible convocation d’une Assemblée constituante, les félons du PL mettent définitivement sous le boisseau leurs querelles avec le PN. Leurs intérêts, s’ils sont différents, rejoignent parfaitement ceux, globaux, de l’oligarchie (et de Washington). Le 29 juin 2009, pour « faire respecter » une Constitution qui n’est nullement violée, la Cour suprême de justice avalise illégalement la détention du président ; le Parlement approuve sa destitution sans être habilité pour le faire ; tous violent l’interdiction constitutionnelle d’exiler un citoyen…
Avec aux manettes le vice-président Franco, c’est la « coalition présidentielle » qui, au Paraguay, joue à son tour la déstabilisation de M. Lugo en conspirant avec « l’ennemi » colorado. Leur heure arrive lorsque, le 15 juin 2012, à Curuguaty, un supposé « affrontement », qui ressemble fort à une machination, fait dix-sept victimes – onze paysans sans terre et six policiers. Dès le lendemain, l’opposition réclame le déclenchement d’une procédure contre le chef de l’Etat, accusé d’avoir « attisé la violence contre les grands propriétaires terriens ». En un temps record, le Parlement décide que M. Lugo devra s’expliquer devant le Congrès le 22 juin. Ce jour-là, le président est destitué au terme d’un « jugement politique » de vingt-quatre heures quand, selon l’article 225 de la Constitution, il aurait dû disposer de cinq jours pour organiser sa défense.
Pour en revenir au Brésil, à l’heure de la crise économique, les secteurs dominants n’acceptent plus une quelconque forme de redistribution. Dès lors, ex-amis du PMDB et ennemis traditionnels du PSDB, de concert avec l’appareil économico-médiatique, se donnent la main. Que la Cour suprême, le 5 mai, sans doute gênée aux entournures par l’aspect scandaleux un peu trop visible de la situation, ait suspendu M. Cunha de son mandat parlementaire et de sa fonction de président de la Chambre basse pour avoir « usé de ses fonctions dans son propre intérêt et de façon illicite afin d’empêcher que les investigations à son encontre n’arrivent à leur terme », ne change rien. En n’agissant que cinq mois après avoir été saisie de son cas, elle lui a laissé toute latitude de lancer la procédure de destitution de la chef de l’Etat. En rejetant, le 11 mai, la demande de « suspension du processus » présentée par l’avocat général de l’Union José Eduardo Cardozo, défenseur de la présidente, elle a également permis que, le lendemain, au petit matin, le Sénat écarte celle-ci du pouvoir pour une durée de six mois, au terme desquels un jugement final la révoquera si une majorité des deux tiers se prononce en ce sens.
Sept des vingt-quatre ministres du gouvernement formé par M. Temer sont cités ou font l’objet d’une investigation judiciaire dans le cadre de l’affaire Petrobras. Ils n’ont sans doute pas à s’inquiéter outre mesure. Nommé à la Justice, M. Alexandre de Moraes était, il y a dix-huit mois encore, l’avocat de… M. Cunha. Quelle que soit l’issue de ce « procès politique » ubuesque, qu’on ne s’y trompe donc pas : quand l’un des pouvoirs publics en déplace un autre de façon non constitutionnelle, par la force ouverte ou dissimulée, comme il a déjà été fait au Honduras et au Paraguay, la terminologie à employer est « coup d’Etat institutionnel », en aucun cas « destitution ».
Maurice Lemoine