16 mai 2023 | tiré de reporterre.net
https://reporterre.net/Helene-Tordjman-M-Macron-est-enferme-dans-son-delire-productiviste
Reporterre— Qu’évoquent pour vous les annonces d’Emmanuel Macron sur l’industrie verte ?
Hélène Tordjman— Il n’y a absolument rien de nouveau. On reste dans le cadre de pensée de la croissance verte ou du Green new deal. C’est une fuite en avant mortifère. Son discours reprend, sans surprise, des éléments de la directive européenne « Industrie net zero ».
Tout y est présenté comme vert mais rien n’y est véritablement écologique. Le seul aspect positif, peut-être, est la promotion des énergies renouvelables, mais elles ne pourront pas résoudre à elles seules tous les problèmes, et elles en poseront d’autres.
« Les autorités prennent la crise écologique par le petit bout de la lorgnette »
Les autorités prennent la crise écologique par le petit bout de la lorgnette. Elles ne parlent que de décarbonation de l’économie, c’est une forme de réductionnisme. Le carbone n’est pas le seul gaz à effet de serre. On oublie trop souvent le méthane ou le protoxyde d’azote qui sont aussi très polluants. Mais surtout, le réchauffement climatique ne peut pas être vu comme l’unique expression de la destruction plus générale de la nature.
La décarbonation de l’économie va justifier des projets complètement fous d’un point de vue écologique : la construction de centrales nucléaires, la promotion de l’hydrogène, le renouvellement total du parc automobile en voitures électriques, etc. Ces mutations soi-disant « vertes » nous maintiennent dans un système productiviste, extractiviste et destructeur.
L’industrie verte aggrave donc la crise écologique ?
Oui, c’est ce que je montre dans mon livre. Si la destruction de l’environnement ne date pas d’hier — déjà, dans l’Antiquité, les Grecs et les Romains ont décimé les forêts méditerranéennes pour construire des bateaux —, nous avons franchi une étape majeure avec la révolution industrielle qui a décuplé la puissance de l’action humaine.
Le capitalisme industriel est fondé selon moi sur deux piliers économiques, le marché et la technique. Le marché est une des institutions centrales du capitalisme, et tend à organiser un pan de plus en plus large des relations humaines à travers un mécanisme désincarné, celui des prix. Il s’attaque maintenant aussi à nos relations avec la nature.
« Ce que nous propose la croissance verte comme “solution”, c’est encore plus de marché et de technique. » Unsplash / neostalgic
Quant à la technique, je l’entends ici au sens des grands penseurs de l’écologie politique et critiques de la société industrielle qu’ont été Jacques Ellul et Ivan Illich, comme une recherche effrénée d’efficacité et de rationalisation, au mépris de la sensibilité et de la recherche de relations harmonieuses avec les autres et avec la nature. Or ce que nous propose la croissance verte comme « solution », c’est encore plus de marché et de technique. Elle ne peut donc constituer une réponse au problème, elle est au contraire vouée à l’accroître.
La croissance verte serait-elle le « nouvel esprit du capitalisme » ?
Il s’agit clairement d’un approfondissement du capitalisme industriel. Grâce à la croissance verte, le capitalisme s’étend à de nouveaux domaines. Il conquiert de nouveaux marchés : les services écosystémiques, le carbone, la biodiversité, les génomes de tous les êtres vivants, etc. Dans sa nature profonde, le capitalisme cherche toujours à s’emparer de nouvelles ressources, il doit sans cesse être en expansion pour continuer.
Les forêts sont ainsi seulement vues comme des puits de carbone à rétribuer, l’eau se cote en bourse, des séquences génétiques sont brevetées et transformées en marchandises au profit de grands groupes agrochimiques. La biodiversité est progressivement financiarisée et les raisonnements économicistes s’appliquent aux relations entre les êtres humains et à nos relations avec la nature. Ce processus ne cesse aujourd’hui de s’intensifier.
Il est aussi frappant de voir Macron, tout en parlant d’industrie verte, réclamer une « pause réglementaire sur les normes environnementales »…
Tout à fait, c’est complètement à contretemps de l’urgence actuelle. Emmanuel Macron est enfermé dans son délire productiviste. D’ailleurs, dans son discours, il n’a cessé de répéter le terme « compétition » et « compétitivité ». Il a dit qu’il fallait « rassurer les investisseurs » sur le « plan fiscal, social et réglementaire » pour pouvoir rivaliser avec la Chine et les États-Unis. Il a aussi utilisé à de nombreuses reprises le mot « accélération ». Il a même dit que nous devions « hyper-accélérer » !
« La crise écologique est devenue un prétexte pour accroître la compétition mondiale »
Qu’est-ce que cela veut dire ?
Cela traduit, au fond, une perte de souveraineté et de liberté. Les autorités affirment qu’elles n’ont pas le choix, qu’il faut avancer, suivre le mouvement. Produire toujours plus et toujours plus vite. En réalité, le « progrès » technologique nous a échappé. Il est hors de contrôle. Et ce serait à nous de nous adapter à son rythme frénétique. La crise écologique est devenue un prétexte pour accroître la compétition mondiale, la course technologique et le dumping social et environnemental.
Que faudrait-il faire plutôt ?
L’inverse ! La seule solution profonde pour limiter l’ampleur de la crise écologique, c’est de réfléchir collectivement à nos besoins, à notre rapport au temps et à l’espace, de réaménager le territoire pour limiter les déplacements, de relocaliser l’économie et de se désintoxiquer de la vitesse. Bref, de penser, de ralentir et de décroître.
Il faut avoir le courage politique de démanteler des grandes entreprises qui sont devenues depuis trente ans beaucoup trop puissantes, du fait de la concentration du capital. Ces entreprises, via leurs lobbies, bloquent aujourd’hui tout changement.
Théoriquement, nous avons les outils juridiques pour les démanteler — la législation anti-trust — mais l’Europe l’applique mal. Elle autorise au contraire la fusion entre Suez et Veolia et laisse Bayer racheter Monsanto. Les États-Unis font de même avec les Gafam. On a laissé aux entreprises un pouvoir phénoménal et on continue dans cette direction.
« Il faut avoir le courage politique de démanteler des grandes entreprises »
Avec l’industrie verte, de nouveaux crédits d’impôt et des garanties vont être octroyés. On ne trouve pas 12 milliards d’euros pour les travailleurs et les retraites mais des centaines de milliards pour les grandes entreprises (environ 200 milliards en 2021 en subventions, crédits d’impôt et exonérations de charges, auxquels on peut ajouter les niches fiscales et l’évasion du même nom). Et tout cela sans aucune contrepartie sociale ni environnementale.
Comment concrètement y arriver ?
Le démantèlement de cette infrastructure monstrueuse, et de ce que le sociologue Alain Gras appelle « les macro-systèmes techniques » reste compliqué à penser, tellement nous sommes enserrés dedans. Dans mon livre, je propose d’avancer par étape et par secteur. Je pense qu’il faudrait commencer par l’agriculture. Ça demande évidemment des décisions politiques courageuses mais c’est possible techniquement et socialement.
La majorité des gens attend ce changement et veut la sortie de l’agriculture industrielle, la généralisation de l’agroécologie et de l’agriculture paysanne. Les alternatives existent déjà. Il faudrait les renforcer, avancer en marchant et se décoloniser ainsi de l’imaginaire néolibéral et croissanciste.
La reconversion de l’agriculture pourrait être un premier chantier qui nous permettrait, bien plus que les mythes de l’industrie verte, de lutter efficacement contre le changement climatique, puisque le complexe agro-industriel est responsable d’environ un tiers des émissions de gaz à effet de serre, sans parler de ses dégâts sur la santé de tous les êtres vivants, nous compris.
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