Louise Filion (1), Serge Payette (2) et Réginald Auger (3)
(1) Professeure au Département de géographie, (2) Professeur au Département de biologie et (3) Professeur au Département des sciences historiques de l’Université Laval
La Pointe d’Argentenay, un site d’exception
Géographie et archéologie
En raison de sa situation géographique particulière, le site possède des caractéristiques propres : exposition aux vents d’est parfois de grande vélocité, eaux du fleuve saumâtre en raison de sa situation à la limite amont de l’estuaire du Saint-Laurent, climat subissant une légère influence maritime et omniprésence des surfaces rocheuses où les dépôts sont minces, voire absents en maints endroits. La Pointe d’Argentenay, comme la presque totalité de l’Île d’Orléans d’ailleurs, est constituée de roches sédimentaires. Une crête rocheuse formant l’essentiel du lot 190 atteint une altitude de 64-68 m. À l’extrémité sud du lot, un escarpement rocheux domine une basse terrasse et la plateforme littorale.
Au pied de cet escarpement, il y a environ 2000 ans avant aujourd’hui, s’est édifiée une terrasse alors que le niveau marin relatif était de 3,5 à 4,5 m au-dessus du niveau actuel. Cet âge revêt une importance particulière dans le contexte d’une occupation humaine ancienne, car la Pointe d’Argentenay est depuis lors facilement accessible par le fleuve. Nos visites ont permis d’identifier certains secteurs ayant un fort potentiel pour une occupation humaine, historique et préhistorique. Des sondages effectués dans les années 1970 et 1980 avaient permis de mettre au jour quelques tessons de céramiques attribués à la période du Sylvicole moyen, soit vers l’an 900 de notre ère. Nous avons aussi identifié plusieurs autres secteurs qui devraient être soumis à des expertises archéologiques systématiques, car ils recèlent de nombreux indices potentiels pour une occupation par les Premières Nations. Des entretiens avec des personnes habitant à proximité, dans le village de Saint-François, ont révélé que des Autochtones campaient encore à cet endroit vers les années 1950. Enfin, une étude commandée auprès du centre d’expertise en patrimoine Ruralys par la MRC de l’Île d’Orléans, qui souhaitait se doter d’un outil de gestion des connaissances en matière de patrimoine archéologique, a confirmé à nouveau tout le potentiel archéologique de l’île.
Écologie
Une partie du lot 190 visé par le Projet est une ancienne terre agricole où l’on trouve actuellement une forêt de bouleaux blancs et de peupliers à grandes dents - certains presque centenaires - qui côtoient un grand nombre d’autres espèces arborescentes comme l’érable à sucre, l’érable rouge, le chêne rouge, le frêne d’Amérique, le hêtre à grandes feuilles, l’ostryer de Virginie, le pin blanc, l’épinette blanche et le sapin baumier. S’y trouvent actuellement plusieurs emplacements de camping où le sous-bois est un quasi désert ; le piétinement et le sol compacté ne permettent ni l’installation ni la survie des plantes de sous-bois.
La frange ouest du lot se distingue par la présence d’arbres fruitiers (pommiers et pommetiers, cenelliers ou aubépines) et d’arbrisseaux (vinaigriers et amélanchiers), de part et d’autre du chemin de terre menant à une petite érablière en exploitation. Cette érablière à chêne rouge est vulnérable face aux grands vents, du fait d’un enracinement superficiel sur sol mince. L’abondance de semis d’érable à sucre dans les ouvertures laissées par la chute d’arbres laisse toutefois présager un bon potentiel de régénération.
Plus au sud, dans cette partie jamais cultivée en raison d’une déclivité marquée, on note la présence d’une autre érablière de composition diversifiée, où le noyer cendré, le tilleul d’Amérique et l’érable de Pennsylvanie, entre autres, s’ajoutent aux espèces déjà mentionnées. Comme presque partout en forêt, peu d’espèces colonisent le sous-bois de cette érablière, notamment en raison de l’abondance des vers de terre (lombrics) qui se sont propagés à partir des terres agricoles et qui se nourrissent des feuilles de jeunes pousses.
En bordure de l’escarpement se trouve un magnifique peuplement de pruche de l’Est (prucheraie) et pin blanc. Comme la pruche est un arbre à croissance lente, certains individus pourraient être très âgés (300-400 ans), à en juger par leur imposant diamètre. Il s’agit d’un îlot de forêt ancienne qui, au fil des siècles, a échappé à toute forme d’exploitation.
Enfin, on peut compter plusieurs emplacements de camping sur la basse terrasse en bordure du fleuve. Ici, l’érablière abrite des conifères plus abondants qu’ailleurs. À nouveau, l’activité des vers de terre est bien visible et elle prend ici une importance particulière puisque le sol, ainsi mis à nu, subit l’érosion par les eaux de pluie et de ruissellement.
Le lot 190, un milieu naturel dégradé
Dans l’ensemble du lot 190, l’élément le plus frappant est la faiblesse de la régénération forestière, voire son absence totale sur les emplacements de camping. En règle générale, on n’observe dans le sous-bois que peu de gaules et de plantules des espèces arborescentes et la flore de sous-bois (arbustes et plantes herbacées) est quasi absente. Les emplacements de tente et les ronds de feu de camp ainsi que les activités de toutes sortes découlant de l’hébertisme et du scoutisme occasionnent le piétinement et la compaction du sol, ce qui crée des conditions peu propices à la germination des graines.
L’intérêt premier du lot 190 tient donc avant tout à son histoire, à son utilisation différenciée par des familles d’anciens propriétaires agriculteurs (cultures, érablière, arbres fruitiers) et à son potentiel évolutif, depuis une forêt de bouleaux et peupliers vers une érablière. La vieille prucheraie présente un intérêt certain en termes de patrimoine naturel, car ces vieilles formations sont devenues rares sur l’île et ailleurs au Québec.
Le lot 191 de Conservation de la Nature Canada
Aux plans écologique et floristique, le contraste entre les lots 190 et 191 est frappant. Longtemps protégée par les familles Guimont et Lafrance, propriétaires du lot, puis par Conservation de la Nature Canada depuis 2013, la forêt sur le lot 191 présente certaines caractéristiques d’une forêt à l’équilibre : taille variable des arbres dont certains sont de grande taille, régénération assurée par des gaules et plantules abondantes, flore de sous-bois diversifiée.
L’intérêt du lot 191 tient donc à l’état de préservation remarquable de la forêt dans ce secteur de l’île.
Impacts possibles du Projet sur la forêt d’Argentenay
Dans le cas du projet Huttopia, on peut anticiper une réelle détérioration de l’espace forestier, déjà bien amorcée d’ailleurs, en raison de la fréquentation actuelle du lot 190. L’implantation des infrastructures d’hébergement, d’accueil et de services ne fera qu’accentuer la fragmentation déjà constatée du couvert forestier. La coupe d’arbres matures pourrait le rendre plus vulnérable aux chablis (arbres renversés), dans un milieu déjà très exposé aux vents où la majorité des arbres ne sont d’ailleurs que superficiellement enracinés.
On peut prévoir un plus grand achalandage du site, un piétinement encore plus marqué de la surface du sol, des risques accrus de dommages aux arbres (déchaussement des racines, 4 arrachement de l’écorce, bris des branches inférieures) et un appauvrissement de la flore de sousbois.
De plus, en certains endroits, le relief accidenté diminue passablement la capacité d’accueil de ce milieu et concentrerait les infrastructures, les activités et les déplacements de toutes sortes de la part des utilisateurs sur une surface plus restreinte que ne le laissent croire les vues aériennes. Cette densité d’activité ne pourrait-elle pas provoquer un débordement sur le lot 191 voisin dont on a su jusqu’ici préserver les caractéristiques naturelles ?
Quelques recommandations
À nos yeux, tout devrait être tenté pour conserver la pointe d’Argentenay dans son état quasi naturel (lot 191) ou partiellement aménagé (lot 190) et en voie de recolonisation depuis l’abandon des activités agricoles dans les années 1930. La partie anciennement en culture est en réalité une friche forestière et pour peu qu’on laisse leur chance aux perches, gaules et semis d’érables et d’autres espèces arborescentes, cette friche se transformerait graduellement en érablière laurentienne, un groupement caractéristique des milieux bien drainés dans la région de Québec et sur l’île d’Orléans.
Ces observations de terrain viennent donc renforcer les mises en garde énoncées dans divers documents et devraient inspirer ceux qui songent à donner une autre vocation à ce milieu d’exception. Un grand projet de mise en valeur de l’ancienne propriété des Sanschagrin, comprenant la maison et l’ensemble de la terre, serait une alternative heureuse au Projet Huttopia, un projet qui ne semble pas tenir compte de la capacité d’accueil d’un milieu insulaire confiné et de ses caractéristiques intrinsèques et qui, de ce fait, relève d’une pure utopie.
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