Édition du 17 décembre 2024

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Le blogue de Pierre Beaudet

Gramsci à Ottawa

Au tournant des années 1920 quand la droite était à l’offensive un peu partout dans le monde, la gauche piétinait ou pire, se faisait rentrer dedans, en bonne partie à cause de ses propres contradictions. On pensait qu’il fallait continuer à affirmer un projet socialiste pur et dur jusqu’à temps que les masses acceptent la « ligne juste ». On refusait l’idée des alliances avec des mouvements ou des partis ne se définissant pas comme socialistes. Ce gauchisme de pacotille dominait des partis qui au départ semblaient destinés à aller loin, comme le Parti communiste italien par exemple. Mais tout s’est effondré devant le dogmatisme et le sais-tout-isme. Antonio Gramsci, ancien dirigeant du PCI, pensait à tout cela du fond de sa prison. À travers des notes parfois difficiles à lire, il a suggéré une autre voie où disait-il, la gauche doit d’abord gagner la « bataille des idées », c’est-à-dire établir une nouvelle hégémonie populaire et progressiste sur la société à travers un lent et patient travail dans les institutions (municipalités, écoles, communautés). Au lieu de se lancer tête baissée contre les dominants, il fallait y aller pas à pas : il appelait cela une « guerre de position ». On ne l’a pas écouté et pendant des décennies, l’Europe a été soumise au fascisme sous ses diverses formes.

Et aujourd’hui ?

Aujourd’hui, une discussion semblable, mais pas sous les mêmes termes, me semble nécessaire. La gauche doit apprendre de marcher, pas seulement de courir. Cette bataille des idées est tellement importante pour changer les perceptions, les valeurs, les consciences. Ce n’est pas parce que l’on ne le fait pas : je pense que c’est ce que les étudiants ont le mieux réussi en 2012. À un moment donné, il y avait une masse critique de citoyens qui était finalement d’accord avec l’idée que l’éducation n’est pas une marchandise. On oublie parfois le fait que la grande mobilisation du printemps érable avait été précédée de deux ans de travail acharné, d’assemblées, de rencontres de cuisines. Les étudiants étaient prêts et donc, ils ont pu mettre la société de leur bord parce que dans le fait, c’est tout le monde, et pas seulement les étudiants, qui étaient concernés. On ne voit pas ce genre d’alignement des astres tous les jours.

C’est la droite qui a suivi les conseils de Gramsci

Pendant ce temps, la droite n’est pas inactive. On dit qu’aux États-Unis, le projet néolibéral et néoconservateur a incubé pendant plusieurs décennies avant de prendre le contrôle de l’agenda politique. Il y a eu une lente accumulation, notamment à travers les think-tank de droite, les réseaux citoyens réactionnaires, les médias (au départ les radios communautaires), et même les universités où le corps professoral a été dans une large mesure « dompté » par la droite politique et l’élite des affaires. Cette droite a fait ce que Gramsci suggérait, c’est-à-dire qu’elle a acquis l’hégémonie dans la bataille des idées, ce qui fait qu’au niveau politique, ses avancées sont plus solides, moins conjoncturelles, plus ancrées, autour d’un certain nombre d’idées forces :

 Il n’y a pas de société, seulement des individus et la valeur suprême, quasiment unique, est la liberté individuelle. Les « libertariens » (version de droite des libertaires) sont le contingent militant de ce courant de pensée, mais dans le fond, il constitue la marque de commerce des gouvernements de droite depuis Reagan et Thatcher.

 En pratique, cette liberté individuelle est régie par la « main invisible du marché », c’est-à-dire les entrepreneurs qui sont plus compétents pour gérer les affaires publiques que l’État. L’État doit se concentrer sur deux domaines : la sécurité intérieure et extérieure et la protection du droit de propriété.

 Contrairement au fascisme des périodes antérieures, le néoconservatisme ne veut pas « organiser » les masses derrière un leader tout puissant. Pour autant, les libertés et droits que l’on connaît depuis 50 ans sont bafouées : pour la droite, ce ne sont pas des « vrais droits ». Les individus doivent se débrouiller pour gérer leur santé, leur éducation, leur emploi. Ceux qui préconisent des « droits » sont des ennemis pour les néoconservateurs : syndicats, groupes de pression, partis de gauche, etc.

 Sur le plan international, il n’y a pas d’autres moyens que celui de la force imposée par les États-Unis pour « gérer » le monde.

Un dénommé Harper

J’ai fait un détour, mais je reviens au titre. À mon avis, le seul « Gramsci » sur la scène fédérale est notre ami Stephen. Il a mené sa bataille des idées depuis presque 25 ans. Il s’est constitué un noyau, qui s’est élargi par la suite vers des intellectuels, des journalistes, des leaders sociaux (mouvements contre l’avortement, réseaux de petits entrepreneurs, etc.). Il s’est doté d’un corps doctrinal assez cohérent, plus d’une machine très efficace, qui touche des centaines de milliers de gens. Une fois arrivé au pouvoir, il a été systématique tout en étant tactique. Il sait avancer et parfois si nécessaire, reculer. Il a évité les pièges et il a désarçonné ses adversaires.

Aujourd’hui, le terrain politique à Ottawa est transformé. Le centre de gravité s’est fortement déplacé à droite, pas seulement avec le nouveau « Parti conservateur » (en abandonnant le « progressiste »), mais également avec l’opposition du PLC, du NPD et même du Bloc. L’évolution est présentement plus évidente avec le NPD qui sous « Tom » Mulcair a pratiquement liquidé l’héritage social-démocrate, comme l’avait fait Tony Blair en Angleterre. Peut-être que vous vous souvenez que Thatcher avait dit que sa plus grande victoire avait été de forcer la « reconversion » du Labour en faveur des approches néolibérales et néoconservatrices. C’est tôt pour le dire, mais c’est peut-être ce que dira Harper d’ici quelques mois.

Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Il n’y a pas de raccourci. On ne pourra reconstruire une force alternative sans passer par cette accumulation gramscienne. On le fait, peut-être qu’on ne le fait pas assez…

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