20 octobre 2020 | tiré de mediapart.fr
Alors même que le temps est au deuil et à l’enquête, élus et éditorialistes rivalisent d’indignations et d’outrances. Et activent un engrenage délétère, qui se traduit, mardi 20 octobre, par un geste brutal et inquiétant de l’exécutif : le désaveu des président et rapporteur général de l’Observatoire de la laïcité, Jean-Louis Bianco et Nicolas Cadène, fervents défenseurs d’une laïcité éclairée, celle-là même que promouvait Emmanuel Macron il y a encore quelques mois.
Dénoncer l’intégrisme musulman et défendre la liberté d’expression ne souffre d’aucun débat. Il ne faut nier aucune des difficultés auxquelles est confrontée la République, mais il serait déplorable de renoncer pour cela à l’idéal républicain, social, démocratique et émancipateur.
Oui, des problèmes liés au fondamentalisme islamiste existent dans la société française, évidemment. En s’attaquant à l’école, les terroristes savent qu’ils touchent au lieu par excellence de la construction des citoyens, par la connaissance et l’esprit critique.
Et l’enchaînement des faits qui semblent avoir présidé à la tragédie de Conflans ne peut que nous interroger : comment les délires mensongers d’un père d’élève, appuyés par l’implication d’un imprécateur fiché S, ont-ils pu aboutir à une décapitation en pleine rue ? La sidération, l’émotion et la colère sont infinies.
Mais il est à craindre que l’engrenage politique et médiatique qui paraît s’être mis en route, quelques heures seulement après la commission de l’attentat, poursuit un autre but : annihiler toute voix d’apaisement et de raison, pour mieux amalgamer et stigmatiser les musulmans, dont la moindre manifestation de foi est considérée comme une connivence avec l’intégrisme et donc le terrorisme.
L’établissement d’un continuum entre un voile et une lame de couteau destinée à tuer est dévastateur pour une société fragilisée par des années de néolibéralisme sauvage et de régressions identitaires tant il produit à bas bruit de la différenciation nauséabonde entre un « eux » et un « nous » supposés irréconciliables.
La classe politique dans son immense majorité, encouragée par une sphère médiatique hystérisée, a pourtant décidé d’abandonner toute nuance et toute dignité, pendant que leurs électeurs et téléspectateurs, ou ce qu’il en reste, se recueillent et saluent la mémoire de l’enseignant.
À gauche, les uns désignent des boucs émissaires (la communauté tchétchène qui poserait problème en France, selon Jean-Luc Mélenchon, le leader de La France insoumise), les autres des complices (l’islamo-gauchisme dont serait frappé le même Jean-Luc Mélenchon, selon Bernard Cazeneuve ou Manuel Valls, membre et ex-membre du Parti socialiste). À droite (dans la majorité comme dans l’opposition), les propos délirants se succèdent, l’usage du terme « islamophobie » redevient suspect de collusion avec le djihadisme, l’on s’interroge encore sur l’anonymat sur Internet. Du côté des Républicains et de l’extrême droite, on va jusqu’à demander l’interdiction de la langue arabe à l’école ou du voile à l’université.
Aussitôt après l’attentat, avant même que Matignon ne demande à l’Observatoire de la laïcité, institution largement respectée, d’« évoluer » afin d’être « davantage en phase avec la lutte contre les séparatismes », l’exécutif a lancé la « riposte ». Comme galvanisé par ce climat confusionniste, le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin fait feu de tout bois, comme l’écrit notre journaliste Ellen Salvi.
Il appelle à l’unité des Français pour honorer la mémoire du défunt, tout en partant à la recherche des « ennemis de la République », nouveaux traîtres à la nation, symboles de l’anti-France et ennemis de l’intérieur, oubliant combien ces formules furent utilisées par les forces les plus obscures de notre histoire nationale, pendant l’affaire Dreyfus, l’entre-deux-guerres et les guerres coloniales, la guerre d’Algérie notamment.
Quel sens donner à l’usage de ce langage qu’affectionnaient pourtant de notoires antirépublicains tels Charles Maurras et l’Action française, toujours repris par l’extrême droite xénophobe et raciste ? Faut-il être rassuré pour l’ordre public de voir un ministre d’État recourir à la police administrative pour « faire passer un message » et assumer de « déstabiliser, harceler », selon une sémantique rappelant plus les abus sur les réseaux sociaux que la préservation de l’État de droit (lire l’article de Camille Polloni) ?
Pour occuper le terrain, au risque de tout mélanger, Gérald Darmanin multiplie les effets de manche à coups d’annonces d’expulsions d’étrangers fichés pour radicalisation (déjà promises, mais compliquées à mettre en œuvre), de perquisitions n’ayant aucun lien avec l’enquête et n’ayant débouché que sur une seule interpellation et d’interdictions symboliques de lieux ou d’associations, décrétés coupables de fondamentalisme avant toute intervention du juge. Sans oublier de s’en prendre au droit d’asile.
Déjà touchée par les foudres du ministre : l’ONG BarakaCity, dans son collimateur depuis des mois. Également visé sans attendre les éclaircissements de l’enquête : le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), auquel il est reproché d’avoir été sollicité par le prédicateur islamiste à l’origine d’une des vidéos. Peu importe que cette structure dédiée à l’accompagnement juridique des musulmans victimes de discrimination ait réussi, au fil des années, à sortir de l’invisibilité de nombreux cas d’injures et violences constituant des infractions, en lien avec la pratique d’une religion : il est temps de sévir !
Dans ce moment répressif, le ministre semble moins guidé par le respect du droit que par les anathèmes lancés par les membres du Printemps républicain, porteurs d’une vision radicale de la laïcité diamétralement opposée à celle des défenseurs de la loi de 1905.
Dissoudre les associations, et démettre les gêneurs. Les bruyants soutiens du ministre de l’intérieur, allant du centre-gauche à l’extrême droite, élargissent déjà le spectre des « suspects » et des « complices » à excommunier. Outre l’Observatoire de la laïcité, ils s’en prennent à la Ligue des droits de l’homme (LDH) et à la Ligue de l’enseignement… Comme autant de stigmatisations insensées à l’encontre de médiateurs luttant de toutes parts contre les stratégies de fracturation de la société française, et dont le seul tort serait de ne pas acquiescer à la logique de guerre des civilisations ici à l’œuvre.
« La folie, c’est qu’on ravive ces débats dès qu’il y a un attentat »
Jusqu’où ira l’exécutif ? Combien de digues Emmanuel Macron est-il prêt à faire tomber en croyant ainsi assurer sa réélection face à Marine Le Pen en 2022 ? Réimposera-t-il un ministère de l’immigration et de l’identité nationale, comme au temps de Nicolas Sarkozy, symbole de l’inscription jusque dans nos institutions du terreau de la division ? Faudra-t-il rejouer le débat honteux de la déchéance de la nationalité portée à sa suite par François Hollande ?
Le soutien d’Emmanuel Macron à une laïcité ouverte et de dialogue, telle qu’il l’a prônée lors de la campagne présidentielle, paraît loin. Pourtant c’est elle que pratiquent au quotidien ces professeurs, prêts à enseigner la complexité et à accueillir la parole dissonante de leurs élèves sans renier leurs principes. Cette République « une et indivisible » n’admettant « aucune aventure séparatiste » désormais promue par Emmanuel Macron n’est-elle pas capable de répondre aux attentes d’une société plurielle et diverse en refusant absolument toutes les instrumentalisations ?
Ce que dessinent les mesures décidées en réaction à l’attaque terroriste de Conflans-Sainte-Honorine semble plutôt aller du côté de la mise au ban indistincte de toutes celles et ceux qui « ont l’air de » ou seraient « sur la voie de ». Elles nourrissent en tout cas un climat de discorde contre-productif par rapport à l’objectif à poursuivre : la lutte efficace, ciblée et obstinée contre le terrorisme.
Y compris dans la majorité, certains le regrettent. Parmi eux, le député LREM Loïc Kervran, membre de la commission défense de l’Assemblée nationale et de la délégation parlementaire au renseignement, qui écrit sur Twitter : « Tout est confondu, amalgamé. On jette pêle-mêle @ncadene, le CCIF, Jean-Luc Mélenchon, un prédicateur islamiste fiché S, les immigrés, l’instruction à domicile, les réseaux sociaux, etc. Le mot “compromission” utilisé à tort et à travers illustre cette approche fourre-tout. Le principal risque de ce fatras est de passer à côté de sujets. La lutte contre le terrorisme c’est un métier, ça s’appelle le renseignement. Son efficacité repose justement sur la capacité à distinguer, à identifier l’ennemi pour ensuite l’entraver. Le contraire de la confusion. […] Enfin, gardons-nous, sous peine de décrédibiliser encore plus la parole publique, de faire croire que dissolutions/interdictions éviteront toute attaque. Soyons prudents aussi, car le pire serait de ne pas être en capacité de notre État de droit de mettre en œuvre telle ou telle décision. »
En parallèle à l’enquête judiciaire, on pourrait ajouter le rôle crucial, a fortiori dans un moment comme celui-là, de notre métier de journaliste. Établir des faits, apporter des preuves : c’est ce que nous faisons au jour le jour, et notamment Matthieu Suc, qui documente ces questions depuis des années pour Mediapart.
Si rien n’est fait pour freiner la diffusion dans l’espace public d’un binarisme creux – eux et nous, eux contre nous –, le président participerait à fabriquer ce séparatisme qu’il dit vouloir combattre. Il devra assumer d’alimenter l’humiliation et le ressentiment chez des Français se percevant comme exclus de la communauté nationale. Car à vouloir « passer des messages », ceux-ci produisent leurs effets.
Plutôt que prospérer sur les peurs et les haines, l’heure doit au contraire rester à l’échange et à la confrontation des convictions. L’esprit critique doit s’exercer à l’encontre de toutes les religions, comme il doit s’exercer envers des décennies d’erreurs stratégiques, des guerres d’Afghanistan et d’Irak aux compromissions avec les régimes dictatoriaux et les monarchies pétrolières. Il doit, surtout, conduire à ne pas essentialiser ceux de nos compatriotes qui, par leur croyance, leur culture ou leur origine, ont en commun ce mot diabolisé : l’islam.
Alors que quinze ans de néoconservatisme américain ont débouché sur l’élection de Donald Trump, comment ne pas craindre un emballement français guidé par la « guerre » contre la « terreur », qui déboucherait sur le même abaissement de notre démocratie ? Ce serait alors tomber dans le piège terroriste, en épousant leur même logique de « guerre des mondes ».
Loin de protéger la démocratie américaine – et le monde tout entier –, l’aveugle réaction aux attentats du 11-Septembre a enfanté de nouvelles monstruosités terroristes – le totalitarisme de l’État islamique en Irak et en Syrie – tandis qu’elle produisait, aux États-Unis, l’avènement d’une présidence autoritaire aux allures de néo-fascisme, libérant le racisme des suprémacistes blancs.
Voulons-nous cet engrenage pour la France ? Combattre le terrorisme, ce n’est pas être en guerre. Il ne s’agit pas pour l’État de lever une armée, mais bien de faire fonctionner ses services de renseignement et de police, avec les outils de l’État de droit, pour prévenir le risque ; de soutenir ses enseignants quand ils appellent à l’aide et d’assurer leur formation ; ou encore de contribuer à l’élaboration de débats apaisés dans la société.
La démonstration aurait-elle été faite à Conflans que l’arsenal juridique permettant aux services de renseignement et aux magistrats antiterroristes de travailler serait insuffisant ? Alors qu’on peut en douter, le gouvernement s’apprête à le renforcer encore, quitte à restreindre davantage nos libertés publiques.
Plutôt que d’attiser une crise identitaire pour cyniquement en profiter, l’urgence devrait être de promouvoir un imaginaire alternatif, visant à résoudre collectivement les crises écologiques, sociales et démocratiques. Telle est la voie de la raison, la seule à même de nous protéger, quand ce vent de panique nous égare, semant une division qui ne peut qu’affaiblir la République.
« La folie, c’est qu’on ravive ces débats dès qu’il y a un attentat », nous disait Emmanuel Macron à l’occasion d’un live de Mediapart de novembre 2016. On souhaiterait qu’il s’en souvienne aujourd’hui.
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