Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

La guerre en Ukraine - Les enjeux

Face au nationalisme grand-russe, réinventons l’internationalisme (1/4)

L’empire tsariste et la question ukrainienne

On doit à Hegel cette phrase célèbre tirée de la remarque du §324 des Principes de la philosophie du droit que certains sont tentés ces jours-ci de rapporter à notre présent :

« Les guerres ont lieu quand elles sont nécessaires, puis les récoltes poussent encore une fois et les bavardages se taisent devant le sérieux de l’histoire. » (1)

Tiré de Entre les lignes et les mots
https://entreleslignesentrelesmots.blog/2022/03/23/pierre-dardot-et-christian-laval-reinventons-linternationalisme/

Dans ce passage, le philosophe s’en prend à l’attitude inconséquente de ceux qui avaient prédit ce qui arriverait dans des discours édifiants et qui, une fois devant l’événement, se mettent à maudire les envahisseurs qui apparaissent « sous la forme des hussards sabre au clair » parce qu’ils menacent la sécurité de leurs propriétés. Il y voit une incapacité à déceler la nécessité historique à l’œuvre sous la contingence de l’événement. En effet, loin de s’opposer à cette nécessité, l’événement la réaliserait sous une forme inattendue et fâcheuse pour ceux qui ont fait de telles prédictions.

Peut-on déchiffrer la situation inédite créée par l’agression de la Russie contre l’Ukraine à la lumière de cette citation ? Pour tentant que paraisse ce rapprochement il se révèle à la réflexion des plus hasardeux. En quoi la guerre déclenchée par Poutine le 24 février manifeste-t-elle une quelconque nécessité historique ? Et en quoi ce dernier peut-il passer pour l’agent inconscient de cette nécessité ? Les « hussards sabre au clair »évoqués par Hegel, escadron de cavalerie des armées révolutionnaires créé en 1792, trouvent-ils leur équivalent moderne dans les soldats russes qui assiègent aujourd’hui les grandes villes d’Ukraine ? Dans l’esprit de Hegel, la « nécessité historique » que manifeste la charge des hussards est celle de la Révolution française se défendant contre les armées contre-révolutionnaires coalisées de l’Europe des têtes couronnées.

C’est cette Révolution qu’il célèbre comme « un magnifique lever de soleil » parce qu’elle fait valoir que les institutions existantes doivent être reconstruites à partir du « principe du droit ». Quel rapport avec l’agression délibérée d’un pays indépendant au mépris de tout droit et commandée par la volonté de restaurer une grandeur impériale perdue ? De plus, peut-on attendre que « les récoltes poussent encore une fois » dans une région qui fait figure de grenier à blé en raison de sa « terre noire » dont la fertilité était déjà reconnue par l’historien grec Hérodote ? Ne faut-il pas plutôt craindre que les ravages subis par cette terre n’engendrent des effets durables en menaçant de famine des régions entières du globe, au premier rang desquelles celles de l’Afrique ? Enfin, peut-on vraiment affirmer que les bavardages se taisent devant le sérieux de l’histoire ? N’assiste-t-on pas au contraire à leur prolifération incontrôlée, notamment de la part de ceux qui, au nom du « non-alignement », couvrent par des vociférations indécentes la voix des victimes et cherchent à faire oublier leur fascination malsaine pour le déchaînement sans frein de la puissance de l’Etat ?

Le tsarisme et la « question ukrainienne »

Loin de procéder d’une quelconque nécessité historique, la décision de Poutine est en réalité dictée par l’obsession de rétablir la continuité d’une histoire très ancienne rompue par des ruptures vécues comme des traumatismes par celui qui a passé une bonne partie de sa carrière comme agent du FSB à Dresde et vécu l’effondrement de l’URSS en 1991 comme une humiliation imposant une réparation. Le 12 juillet 2021, il avait exposé sa conception de l’histoire : la « nation grand-russe » s’y voyait reconnaître un rôle moteur, Biélorusses et Ukrainiens y figurant en « Petits-Russes » (2). L’usage même de ces termes révèle bien une continuité, mais laquelle ?

L’Ukraine, dont le nom signifie « marche » ou « région frontalière » en russe et en polonais, fit partie de l’Empire russe entre le XVIIIe et le XXe siècle. Les Russes furent longtemps enclins à réduire l’Ukraine à la « Russie méridionale » ou « Petite Russie », « une simple province sans identité nationale », les Ukrainiens à une « tribu », jamais un « peuple » ou un « Etat », et l’ukrainien un « dialecte », voire un « patois » dépourvu d’existence indépendante. Tout au long du XIXe siècle, les tsars ont perçu les aspirations de cette région à l’autonomie comme une menace pour la cohésion de l’Empire et tenté par tous les moyens d’interdire l’usage de la langue ukrainienne (3).

La prise du pouvoir par les bolcheviks en Octobre 1917 ne changea pas fondamentalement l’attitude condescendante des Russes à l’égard des Ukrainiens, d’autant que l’état des relations entre le nouveau régime et les paysans ukrainiens empira rapidement. En 1919, des révoltes paysannes éclatèrent dont a plus célèbre fut celle de Makhno, dont le foyer se situait dans le Sud-Est de l’Ukraine (Zaporijia) et qui combattit les armées blanches de Denikine et les nationalistes ukrainiens avant de se retourner contre le régime des bolcheviks. Au début des années 1920, la pratique des réquisitions forcées systématisée par le régime du « communisme de guerre » finit par provoquer une famine qui affecta très durement, entre autres régions, l’Ukraine méridionale. En 1921, avec la Nouvelle Politique Economique (NEP), puis en 1923, avec la politique d’« indigénisation » (dite d’« ukrainisation » en Ukraine), le régime opéra un tournant qui fut difficile à accepter par les bolcheviks russophones d’Ukraine.

Comme l’écrit l’historienne Anne Applebaum : « Une fois de plus, il y avait du chauvinisme russe dans leur vision des choses tout au long de leur vie, l’Ukraine avait été une colonie russe et il leur était difficile d’imaginer qu’il en fut autrement. Pour beaucoup, l’ukrainien était une langue de « basse-cour. » Comme le déplorait le communiste ukrainien Volodymyr Zatonskyi, « c’était une vieille habitude des camarades de considérer l’Ukraine comme la Petite-Russie, une partie de l’Empire russe – une habitude gravée dans votre mémoire au fil des millénaires d’existence de l’impérialisme russe. » (4) C’est ce dont s’aperçut bien trop tard Lénine qui, dans son fameux « Testament » de 1922, constatait amèrement, mais non sans contradiction avec sa propre pratique, que la centralisation étatique « empruntée au tsarisme » se reconstituait, à peine « légèrement badigeonnée d’un vernis soviétique » et que la « racaille grand-russe chauvine » avait fait son grand retour sous couvert d’union des républiques.

Les « camarades » de Zatonskyi et de Lénine connaissaient bien mal leurs « classiques ». Il est peut-être utile ici de rappeler aujourd’hui, alors que le fantôme de la Russie impériale hante à nouveau l’Europe, la manière dont Marx et Engels décelaient dans la politique extérieure de la Russie tsariste, quand bien même elle n’en avait pas les moyens du fait de son archaïsme féodal, une volonté de domination universelle, de sorte que cette Russie en était venue à se constituer en « centre de la réaction politique », en « ennemi principal des peuples européens », en « colonne vertébrale de l’alliance des despotes européens », selon les fortes expressions des deux auteurs. Loin de tout pacifisme, la question stratégique qu’ils se posaient était bien de savoir comment desserrer l’étau réactionnaire qui pesait sur tous les pays européens, et surtout ceux du centre de l’Europe, coincés entre l’Angleterre capitaliste et l’expansionnisme russe. Leur réponse n’avait rien de tortueux.

Dès 1865, l’Association internationale des travailleurs inscrit sur son drapeau : « Résistance aux empiètements russes en Europe – Restauration de la Pologne ». Pour Marx et Engels, c’est tout le prolétariat européen qui devait prendre fait et cause pour la Pologne dont une nouvelle insurrection venait d’être écrasée de manière atroce en 1863. « Renverser le tsarisme et anéantir ce cauchemar qui pèse sur toute l’Europe est, à nos yeux, la condition première de l’émancipation des nations de l’Europe centrale et orientale. » Telles étaient pour Engels en 1888 les « tâches du parti ouvrier en Europe orientale ». On ne pourrait en attendre que des résultats bénéfiques pour la liberté : « la Pologne sera restaurée ; la Petite-Russie pourra choisir librement ses liens politiques ; les Roumains, les Magyars et les Slaves du Sud, libres de toute immixtion étrangère, pourront régler entre eux leurs affaires et leurs problèmes frontaliers ». Et ce sera même, prédit Engels, un moyen de délivrer les Russes eux-mêmes de cette implacable déperdition d’énergie consommée dans les conquêtes territoriales : « enfin, la noble nation des Grands-Russiens ne fera plus une chasse insensée à des conquêtes qui ne profitent qu’au tsarisme, mais accomplira son authentique mission civilisatrice en Asie et, en liaison avec l’Ouest, elle développera ses capacités intellectuelles impressionnantes, au lieu de livrer au travail forcé et à l’échafaud les meilleurs de ses fils » (5).

La souveraineté de l’Etat portée à son paroxysme

La guerre actuelle permet de mettre en pleine lumière les ressorts profonds de la logique de la souveraineté de l’Etat. Elle rend en particulier totalement caduque la réduction de la souveraineté politique à une « simple forme » au service de l’économique : ce serait le développement du capital qui, via l’expansion du marché, soutiendrait la forme de l’autorité souveraine, forme impuissante par elle-même. Cette réaffirmation hypermarxiste de la primauté de l’infrastructure sur la superstructure se soutient de l’image d’un « monde lissé » se réalisant à travers l’effacement de la société civile et des frontières nationales. Si une telle interprétation a pu faire illusion au début des années 2000, elle se révèle aujourd’hui tout à fait incapable de rendre compte des événements en cours.

En vérité, tous les grands événements géopolitiques récents, toutes les confrontations, tous les jeux de rivalité montrent à quel point la souveraineté politique n’est pas saisissable dans les seules coordonnées de la rationalité capitaliste. L’invasion de l’Ukraine par les armées de la Russie en apporte aujourd’hui la preuve la plus dramatique. La conduite de Poutine apparaît à cet égard comme la culmination fanatique et délirante de la logique de la souveraineté de l’Etat. Le nationalisme grand-russe s’y déchaîne sans retenue, notamment à travers l’invocation de la figure de Staline magnifiée en dirigeant de la « guerre patriotique » contre le nazisme, ce qui permet de légitimer la guerre d’agression au nom de la lutte pour la « dénazification » de l’Ukraine.

Les racines de la souveraineté étatique plongent ici dans l’histoire la plus lointaine, celle de l’empire des tsars, et donnent à la souveraineté étatique une portée souvent beaucoup plus lourde, du fait de sa nature mystique, que la logique des intérêts immédiats des oligarchies économiques et financières. La menace d’un défaut de paiement dû à l’incapacité de Moscou d’honorer une échéance de remboursement de sa dette publique (117 millions de dollars) ne peut suffire à faire plier la Russie. On sait que cette dernière a constitué d’énormes réserves de changes et d’or (à hauteur de 630 milliards) en prévision de la guerre et des sanctions.

Mais on manquerait l’essentiel à ne retenir que cet aspect. Poutine a poussé la provocation jusqu’à demander que toutes les dettes à l’étranger soient payées en roubles, soit dans une monnaie qui a perdu à ce jour près de 30% de sa valeur, ce qui dit assez l’insuffisance de la seule menace financière devant l’affirmation de la souveraineté de l’Etat russe. On se méprendrait tout autant à faire de l’expansion économique le moteur de l’impérialisme russe, selon un schéma convenu qui manque l’essentiel, l’obsession de la place historique dévolue aux « Grand-Russes ». Le maître du Kremlin, rendu furieux par les déconvenues de son armée et la résistance inattendue des Ukrainiens, est engagé dans une logique d’emballement et de fuite en avant dont on voit mal à cette étape comment il pourrait sortir.

Le § 324 de la Philosophie du droit de Hegel, cité au début de cet article, prend place dans un développement intitulé « La souveraineté vis-vis de l’extérieur » : il s’agit donc de la relation de chaque Etat entretient avec tous les autres. Cet aspect de la souveraineté présuppose « la souveraineté sous son aspect interne » ou « souveraineté à l’intérieur » abordée au § 278 du même ouvrage. Le philosophe allemand affirme à juste titre l’indissociabilité de ces deux aspects. Souveraineté externe et souveraineté interne ne sont pas en effet deux formes de la souveraineté, mais deux faces d’une même réalité qui est celle de l’Etat. Mais il en tire argument pour affirmer une proportionnalité directe entre ces deux aspects : moins les peuples sont capables de supporter une souveraineté à l’intérieur, moins ils sont capables de lutter pour leur indépendance extérieure et plus facilement ils succombent à une puissance extérieure, et vice versa. Le philosophe valorise ainsi le « moment éthique » de la guerre comme condition de la préservation de la liberté.

Ce qui importe ici, au-delà de cette valorisation que l’on doit évidemment refuser, c’est la reconnaissance de l’indissociabilité de la souveraineté externe et de la souveraineté interne. On peut aisément le vérifier dans le cas de la Russie de Poutine : l’affirmation brutale de la souveraineté de l’Etat à l’extérieur va de pair avec un renforcement de jour en jour plus autoritaire de la souveraineté interne exercée par l’Etat sur les citoyens, excluant jusqu’au droit élémentaire de nommer « guerre » ce qui est une guerre, et l’une des pires en plein cœur de l’Europe depuis 1945.

Son enjeu est assez simple, même si beaucoup s’efforcent de l’obscurcir. D’un côté, une agression d’une brutalité et d’une sauvagerie inouïes, qui transpose en Ukraine les méthodes de terreur à l’égard des populations civiles expérimentées par l’armée russe en au cours de deux guerres de Tchétchénie et en Syrie, avec la complaisance honteuse de l’Occident. De l’autre, un peuple qui résiste pied à pied à une invasion, pas seulement une armée de professionnels, mais de simples citoyens qui prennent les armes pour défendre le droit de leur pays à l’indépendance. Il s’agit d’une question de principe. Le choix ne se discute pas.

*****

(1) Hegel, Principes de la philosophie du droit et science de l’Etat en abrégé, remarque au § 324, citée et traduite par Jean Hyppolite dans son Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel.

(2) Sabine Dullin, interview dans Le Monde du 16/03/22.

(3) Anne Applebaum, Famine rouge, Grasset, 2019, p. 31-37.

(4) Ibid, p.105.

(5) Cf. Karl Marx et Frédéric Engels, La Russie, Traduction et préface de Roger Dangeville. (1974) , Paris : Union générale d’Édition, collection 10/18, 1974, p.231-232. En ligne sur la « Bibliothèque des classiques »

Pierre Dardot et Christian Laval

https://blogs.mediapart.fr/pierre-dardot-et-christian-laval/blog/180322/face-au-nationalisme-grand-russe-reinventons-l-internationalisme-14

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Christian Laval

Chrsistian Laval est docteur en sociologie, est membre du GÉODE (Groupe d’étude et d’observation de la démocratie, Paris X Nanterre/CNRS)[1] et du Centre Bentham[2]. Il est aussi chercheur à l’Institut de recherches de la Fédération syndicale unitaire et membre du Conseil scientifique d’Attac. Il figure également parmi les auteurs d’ouvrage comme "La nouvelle école capitaliste" (La Découverte), "La nouvelle raison du monde" (La Découverte) et de "Marx, prénom Karl" (Gallimard).

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