26 mars 2022 | tiré de Courrier International | The New York Times -Traduit de l’anglais | DESSIN DE TIOUNINE PARU DANS KOMMERSANT, MOSCOU.
Quand Vladimir Poutine a envahi l’Ukraine, nul doute que beaucoup s’attendaient à ce qu’il réussisse son coup en toute impunité. Bien sûr, la puissante armée russe prendrait Kiev et les autres grandes villes ukrainiennes en quelques jours ; l’Occident réagirait avec son habituelle timidité et se contenterait d’infliger une petite tape sur les doigts à la Russie.
Mais voilà, [trois] semaines après le 24 février, Kiev et Kharkiv tiennent encore et les forces russes sont ralenties par une féroce résistance ukrainienne (aidée par l’afflux immédiat d’armes occidentales) et des problèmes logistiques calamiteux. Dans le même temps, les sanctions occidentales contre l’économie russe entraînent manifestement des répercussions radicales et seront peut-être intensifiées [elles ont notamment été renforcées le 11 mars, la Russie ayant été exclue du régime de réciprocité régissant le commerce mondial par le G7, l’UE et les États-Unis].
La conjoncture pourrait bien sûr changer du tout au tout : les forces russes sont susceptibles de se ressaisir et de reprendre l’offensive ; des gouvernements occidentaux timorés pourraient lever certaines sanctions. Pour l’instant, Poutine est toutefois confronté à des conséquences bien pires qu’il aurait pu l’imaginer.
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Malheureusement, tenir tête à l’agresseur a un coût. Les événements en Ukraine et en Russie, en tout cas, vont sérieusement peser sur l’économie mondiale. La question est de savoir à quel point.
Grave, mais pas catastrophique
Ma première hypothèse est que ce sera grave, mais pas catastrophique. Plus précisément, le choc Poutine ne devrait pas être aussi violent que les chocs pétroliers qui ont secoué l’économie mondiale dans les années 1970.
Comme dans les années 1970, le coup porté à l’économie internationale vient des prix des matières premières. La Russie est une grande exportatrice de pétrole et de gaz naturel ; la Russie et l’Ukraine sont – ou étaient – de grandes exportatrices de blé. La guerre a donc des répercussions brutales sur les cours de l’énergie et de l’alimentation.
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Commençons par l’énergie. Pour l’instant, les sanctions mises en œuvre par l’Europe contre la Russie ne concernent pas – on s’en est tous aperçu – les exportations pétrolières et gazières. Les États-Unis ont interdit les importations russes de pétrole, mais ça n’aura guère d’incidence, car les États-Unis peuvent acheter ailleurs et la Russie peut vendre ailleurs. Les marchés réagissent néanmoins comme si l’offre allait être perturbée par de futures sanctions ou parce que les multinationales de l’énergie, craignant des critiques de l’opinion publique, “autosanctionnent” leurs achats de brut russe. Shell, qui a récemment acheté du pétrole russe au rabais, a présenté depuis des excuses et affirmé qu’elle ne recommencerait pas.
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Par conséquent, le prix réel du pétrole corrigé de l’inflation a quasiment atteint son niveau de 1979, lors de la révolution islamique en Iran :
Honnêtement, je suis un peu perplexe devant l’ampleur de cette flambée des prix. Certes, la Russie est un grand producteur de pétrole, mais elle ne représente que 11 % de la production à l’échelle mondiale, alors que les producteurs du Golfe persique exploitaient un tiers du pétrole mondial dans les années 1970 :
Et la Russie va probablement trouver le moyen de vendre un volume considérable de son pétrole en dépit des sanctions occidentales.
De plus, l’économie mondiale est bien moins dépendante du pétrole qu’autrefois. L’“intensité” pétrolière, soit le nombre de barils consommés par dollar réel de produit intérieur brut [généralement exprimée en tonnes équivalent pétrole], a été divisée par deux depuis les années 1970 :
Qu’en est-il du gaz naturel ? L’Europe est très dépendante de la Russie sur ce point, mais la demande est aussi très saisonnière. C’est pourquoi l’impact du bouleversement russe ne sera brutal que plus tard en 2022, ce qui donne à l’Europe le temps de s’organiser pour atténuer sa vulnérabilité :
Dans l’ensemble, la crise énergétique créée par Poutine sera grave, mais probablement pas catastrophique. Ma principale préoccupation, pour les États-Unis du moins, est politique. Il est impossible que les républicains exigent l’arrêt des importations pétrolières russes et s’en prennent simultanément à Joe Biden à cause du prix de l’essence. Impossible, dites-vous ? À croire que vous avez vécu dans une grotte ces vingt-cinq dernières années, car c’est exactement ce qui est sur le point de se passer.
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Vie politique mise à part, l’alimentation risque d’être bien plus problématique que l’énergie. Avant la guerre de Poutine, la Russie et l’Ukraine totalisaient plus d’un quart des exportations mondiales de blé. Aujourd’hui, la Russie est sous le coup de sanctions et l’Ukraine est un champ de bataille. Rien d’étonnant à ce que le cours du blé soit passé d’environ 8 dollars le boisseau [environ 25 kilos] avant que Poutine amasse son armée autour de l’Ukraine à environ 13 dollars aujourd’hui [au 22 mars, il est redescendu à 11 dollars].
Un choc plus violent pour les pauvres
Dans les régions riches comme l’Amérique du Nord et l’Europe, cette flambée des prix sera douloureuse mais, globalement, tolérable, simplement parce que les consommateurs des pays développés consacrent un pourcentage relativement faible de leurs revenus à l’alimentation. Dans les pays plus pauvres, où la nourriture représente une part considérable du budget familial, le choc sera bien plus violent.
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Enfin, quel sera l’impact de la guerre en Ukraine sur la politique économique ? La forte hausse des prix du pétrole et de l’alimentation fera grimper l’inflation, déjà plus élevée qu’on ne le voudrait. La Fed [la banque centrale américaine] réagira-t-elle en augmentant les taux d’intérêt, ce qui pourrait freiner la croissance économique ?
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Probablement pas. La Fed se concentre depuis longtemps non sur l’inflation “globale” [mesurée par l’indice général des prix à la consommation], mais plutôt sur l’inflation “de base”, qui exclue les prix volatils de l’énergie et de l’alimentation – ce qui a été un choix gagnant par le passé. C’est pourquoi le choc Poutine est exactement le genre d’événement que la Fed devrait logiquement ignorer. Et quoi qu’il en soit, les investisseurs semblent d’avis qu’elle s’en tiendra effectivement là : les prévisions du marché concernant la politique de la Fed au cours des prochains mois ne semblent pas avoir changé du tout. [Le 16 mars, la Fed a décidé une hausse de son taux directeur de 0,25 point, pour lutter contre l’inflation, une première depuis 2018.]
Dans l’ensemble, le choc russe infligé à l’économie mondiale sera méchant, mais probablement pas si méchant que ça. Si Poutine s’imagine qu’il peut prendre en otage le monde entier, c’est une fois de plus un mauvais calcul de sa part.
Paul Krugman
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