Édition du 17 décembre 2024

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Economie internationale

Extrait de l’article de Maristella Svampa : Reconfigurations du clivage Nord-Sud et géographie de l’« extraction »

tiré du livre "Obsolète, le clivage nord sud ?", Éditions Syllepse

Publié le 10 mai 2016 | tiré d’ Entre les lignes entre les mots

Bien que des changements se soient opérés dans la division internationale et territoriale du travail, l’ensemble de l’Amérique latine et de l’Afrique continuent de former une partie du Sud, comme en témoigne leur rôle de continents exportateurs de biens naturels.

L’expansion de la géographie de l’extraction en Amérique latine
Pourtant, la géographie de l’extraction a atteint un nouveau sommet, grâce aux prix internationaux élevés des produits primaires. Dans cette optique, et, au vu du boom des « commodities », l’Amérique latine a vécu une période de croissance économique et de diminution de la pauvreté, accompagnée, cependant, par une tendance marquée à la « reprimarisation ». Cette tendance se vérifie dans la réorientation économique du continent vers des activités primaires extractives ou les maquilas (usines d’assemblage pour l’exportation), à faible valeur ajoutée.

D’une manière générale, à partir de 2003, l’Amérique latine est entrée dans le « consensus des commodities » (Svampa, 2013). Cette expression représente une dimension non seulement économique, mais aussi politico-idéologique du nouvel ordre, car elle évoque l’idée qu’il existerait un accord – tacite, bien que, avec le temps, de plus en plus explicité -, sur le caractère irrévocable ou irrésistible de l’actuelle dynamique « extractiviste ». Cet accord profite de la conjonction de la demande globale croissante de biens primaires – le boom des matières premières – et des biens de consommation (de plus en plus demandés par les pays centraux et les puissances émergentes), ainsi que de la vision « eldoradiste » de l’Amérique latine, comme lieu par excellence d’abondantes ressources naturelles. Cette conjonction qui, en économie, adopte l’appellation habituelle d’« avantages comparatifs », a cimenté les bases d’une illusion développementaliste, traversant l’ensemble des pays d’Amérique latine, au-delà des différences et des nuances.

Le « consensus des commodities » a entraîné la croissance économique et l’augmentation des réserves monétaires, tout en produisant de nouvelles asymétries et de profondes inégalités dans les sociétés latino-américaines. Il se traduit, de plus, par une distribution inégale des conflits socio-environnementaux et territoriaux, qui opèrent maintenant sous les formes du pillage et de la dépossession. En d’autres termes, il a accentué une géographie déterminée de l’extraction et de la dépossession, ancrée en grande partie dans le Sud, à travers l’extraction de matières naturelles destinées à l’exportation, et la concentration de biens, de terres, de ressources et de territoires. Cette géographie a été mise en œuvre principalement par un certain type d’acteurs : les grandes transnationales, étroitement alliées avec les différents gouvernements (nationaux, provinciaux, locaux).

Il n’est guère fortuit qu’une partie importante de la littérature critique latino-américaine, au-delà des nuances existantes, considère que le résultat de ce processus soit la consolidation d’un type de développement « néo-extractiviste » (Gudynas, 2009 ; Acosta, 2009 ; Svampa, 2010 ; Machado Araoz, 2014), qui peut être défini comme le modèle d’accumulation basé sur l’exploitation de ressources naturelles, en grande partie non renouvelables et de plus en plus rares, ainsi que sur l’expansion des frontières vers les territoires considérés auparavant comme « improductifs ». Outre cette caractéristique, cinq autres éléments cernent le néo-extractivisme.

Le néo-extractivisme se caractérise en effet par l’exportation, à grande échelle, de biens primaires, entre autres des hydrocarbures (gaz et pétrole), des métaux et minerais (cuivre, or, argent, étain, bauxite, zinc, entre autres), des produits agricoles (maïs, soja et blé) et des agrocarburants. La taille importante des entreprises- il s’agit en réalité de méga-entreprises, de grandes transnationales – constitue une autre caractéristique. Celle-ci nous informe sur l’ampleur des dépenses, ainsi que sur leur distribution : ce sont des activités à forte intensité de capital, mais non de travail. Au-delà de la rhétorique nationaliste en vogue, dans le cadre de ce nouveau cycle, le retour de l’État s’est opéré au sein d’un espace à géométrie variable, dont un des éléments clés serait l’association avec les capitaux privés des transnationales, dont le poids dans les économies latino-américaines, loin de s’être atténué, s’est au contraire accentué, à mesure que s’étendaient et se multipliaient les activités extractives. Un nouveau « développementalisme », plus pragmatique et sous un mode extractiviste, pas nécessairement lié aux formes de l’étatisme propre aux années 1950-1970, est devenu le trait fondamental de la pratique dominante.

Le néo-extractivisme présente par ailleurs une dynamique territoriale, qui tend à occuper de manière intensive l’espace, à travers des formes liées à la monoculture ou à la monoproduction, conduisant entre autres à remplacer d’autres formes de production (économies locales et/ou régionales). Cette pression sur les frontières combine, dans la plupart des cas, la dynamique de l’enclave ou de la fragmentation – faible inscription dans les chaînes de production endogènes, qui favorisent un modèle d’intégration territoriale et régionale – avec les déplacements de populations (dislocation des économies locales traditionnelles et expulsions). Les grandes entreprises sont alors amenées à jouer le rôle de l’acteur social total au sein des sociétés locales.

Enfin, le néo-extractivisme crée une dynamique verticale, faisant irruption dans les territoires, déstructurant les économies régionales, détruisant la biodiversité, et approfondissant de manière dangereuse le processus d’accaparement des terres ; violant ainsi les processus de décision citoyenne – plus particulièrement ceux des populations paysannes et indigènes, ainsi que des habitants des petites et moyennes localités. Défini de la sorte, le néo-extractivisme dépasse le cadre des activités considérées traditionnellement comme extractives. Outre les méga-mines à ciel ouvert, l’expansion de la frontière pétrolière et énergétique (par le biais de l’exploitation de gaz et de pétrole non conventionnel, avec la tant controversée méthode de la fracture hydraulique ou fracking) et la construction de grands barrages hydroélectriques (en général, au service de la production extractive), s’y ajoutent l’expansion de la frontière de pêche et forestière, ainsi que la généralisation du modèle de l’agrobusiness (cultures transgéniques, comme le soja, l’huile de palme ou les agrocarburants).

De manière générale, le « consensus des marchandises » consacre l’Amérique latine comme une « économie adaptative », par rapport aux différents cycles d’accumulation, et s’appuie donc sur l’acceptation de la place que la région occupe dans la division mondiale du travail. Indépendamment de la rhétorique industrialiste et émancipatrice des gouvernements progressistes, revendiquant l’autonomie économique et la souveraineté nationale, tout en souhaitant la construction d’un espace politique latino-américain, s’est opéré la jonction entre deux consensus ; celui de Washington et celui des commodities. Au nom des avantages comparatifs ou de la pure subordination à l’ordre géopolitique mondial, selon les cas, les gouvernements latino-américains – qu’ils soient progressistes ou conservateurs -, tendent à accepter comme « destin » le nouveau consensus des commodities, qui, historiquement, a cantonné l’Amérique latine au rôle d’exportateur de matières premières, de biens naturels. Ils minimisent de ce fait les énormes conséquences environnementales, les effets socio-économiques (les nouveaux cadres de la dépendance et la consolidation des enclaves d’exportation), ainsi que sa traduction politique : « disciplinarisation » et formes de coercition sur la population.

Cette période d’essor économique, de reformulation du rôle de l’État, mais aussi de non-reconnaissance des conflits liés à la dynamique extractive, s’est approximativement étendue jusqu’en 2010. Cette année-là, les différents gouvernements progressistes, consolidés dans leurs mandats respectifs (nombre d’entre eux ayant rénové leur mandat présidentiel), ont admis et affirmé une matrice explicitement extractiviste, en raison de la virulence atteinte par certains conflits territoriaux et socio-environnementaux. De plus, l’explosion de la « conflictivité » en rapport avec les activités extractives (méga-mines, entreprises pétrolières, et, dans une moindre mesure, agro-industrie) mettrait en évidence tant les dimensions et les alliances propres au développement hégémonique que les limitations imposées aux processus de participation citoyenne (le respect de la convention 169 de l’OIT et les consultations publiques), et l’apparition de phénomènes de criminalisation du conflit.

Autour de 2010, il y eut en Amérique latine un « blanchiment » du consensus des commodities, visible dans les conflits explicites au sein des territoires extractifs. Cela correspondait à la réaffirmation du positionnement extractiviste des gouvernements progressistes, à travers la multiplication de projets. Paradoxalement, cela s’est fait par le biais d’un discours industrialiste : au Brésil, ce fut le plan d’accélération de la croissance (PAC), qui prévoit la construction d’un grand nombre de barrages en Amazonie ; en Bolivie, ce fut la promesse du grand saut industriel, selon la formule lancée par le vice-président en 2010, qui multipliait les projets extractifs, entre autres, de gaz, lithium, fer, ainsi que l’agro-industrie ; en Équateur, cela prit la forme de la réforme des règles concernant les méga-mines, d’où, en conséquence, leur expansion dans le pays ; au Venezuela, ce fut le Plan stratégique de production de pétrole, qui impliquait une progression de la frontière d’exploitation dans la bande de l’Orénoque ; en Argentine, enfin, ce fut un autre plan stratégique, celui de l’agroalimentaire pour la période 2010-2020, qui prévoit notamment l’augmentation de 60 % de la production de céréales. Ainsi, au-delà des rhétoriques industrialistes de ces divers gouvernements, les changements économiques en cours visaient à renforcer le modèle extractiviste, dans un contexte qui unissait la reprimarisation et une rentabilité extraordinaire.

Au cours de cette phase, nombreux furent les conflits socio-environnementaux et territoriaux, qui réussirent à dépasser leur ancrage local, pour acquérir une visibilité nationale : que ce soit le projet de réaliser une route qui traverserait le Tipnis (Territoire indigène du parc national Isidore Secure, en Bolivie), la construction du barrage géant de Belo Monte (Brésil), la révolution populaire de Famatina et les résistances contre la méga-mine (Argentine), ou encore la suspension finale de la proposition de moratoire du parc Yasuni (Équateur). En Amérique centrale, l’un des grands projets qui a soulevé le plus de controverses, est le canal interocéanique du Nicaragua. Trois fois plus grand que le canal de Panama, il est sous concession de l’entreprise chinoise HKND. Ce qui ressort avec évidence de tous ces conflits est la limitation à l’expansion des droits (collectifs, territoriaux, environnementaux) face à l’expansion croissante des frontières de l’exploitation du capital, qui se traduit par la recherche de biens, de terres et de territoires, et qui a réduit à néant les projets émancipateurs qui avaient soulevé de fortes attentes, surtout dans des pays comme la Bolivie et l’Équateur.

À ces conflits emblématiques, il convient d’adjoindre ceux qui se produisent sous cette forme, dans des pays régis par des gouvernements néolibéraux ou conservateurs : notamment, les luttes contre les projets miniers de Conga et de Tia Maria, sous le gouvernement d’Ollanta Humala au Pérou, qui, entre 2012 et 2015, suite à la répression, ont coûté la vie à trente-cinq personnes ; l’opposition au grand projet minier de la Colosa, en Colombie ; la suspension du projet minier binational (Argentine et Chili) de Pascua Lama, qui avait fait l’objet d’une action en justice au Chili. Ainsi, la phase actuelle et les niveaux de conflits illustrent le couplage entre l’extractivisme néodéveloppementaliste et le néolibéralisme  ouplage qui se manifeste de manière pragmatique au Pérou, en Colombie ou au Mexique , ainsi qu’entre l’extractivisme néodéveloppementaliste et les gouvernements progressistes (Bolivie, Équateur, Brésil, Argentine).

Un des éléments communs aux différents gouvernements progressistes a été la stigmatisation de la contestation environnementale et la dérive vers une lecture conspirationniste. En réalité, là où il y a un conflit environnemental et territorial, médiatisé et politisé, mettant en relief les points aveugles des gouvernements progressistes, en rapport avec la dynamique de dépossession, la réaction tend à être la même. Cela remonte à 2009, en Équateur, surtout en rapport avec la méga-mine, au conflit suscité par la construction de Belo Monte, au Brésil, et à la lutte autour du TIPNIS, en Bolivie. Dans les trois cas, les partis au pouvoir ont opté pour le langage nationaliste et l’escamotage de la question, niant la légitimité de la revendication pour l’attribuer, soit à l’« écologisme infantile » (Équateur), soit à l’action des ONG étrangères (Brésil), soit, enfin, à l’environnementalisme colonial (Bolivie).


Traduction de l’espagnol par Magali Scheppers et Frédéric Thomas

Maristella Svampa

Maristella Svampa est sociologue et écrivain. Son dernier livre s’intitule Del cambio de época al fin de ciclo. Gobiernos progresistas, extractivismo y movimientos sociales en América Latina, Edhesa, Buenos Aires, juin 2017.

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