L’ANC a dissous son rassemblement après des discussions avec le vice-président de l’association [Agustí Alcoberro, membre d’ERC, ancien directeur du musée d’histoire de la Catalogne], les CDR sont restés sur place. Plus tard, un groupe important de personnes a réussi à entrer dans le parc de la Ciutadella et sont arrivées jusqu’à l’entrée de l’édifice du Parlament où ils sont restés jusqu’à l’aube. Au cours de la soirée, Puigdemont a diffusé une vidéo par laquelle il insistait sur le fait « qu’il n’y avait pas d’autre candidat possible ». Les tensions au sein des rangs indépendantistes sont, aujourd’hui, 31 janvier, le thème principal des grands médias ainsi que sur les réseaux sociaux.
Il n’y a aucun doute que Carles Puigdemont est le candidat légitime à la présidence de la Généralité, car c’est lui qui était tête de liste de la liste indépendantiste qui a reçu le plus grand nombre de suffrages [JxCatalunya]. De plus, il symbolise la majorité indépendantiste sortie des urnes lors des élections du 21 décembre, malgré le fait que ces dernières ont été convoquées dans le contexte de l’application de l’article 155, que les institutions autonomiques sont suspendues et alors que des membres du gouvernement et les présidents de l’ANC et d’Òmnium sont en prison. En outre, le président et quatre conseillers sont exilés à Bruxelles. C’est précisément pour cette raison que le gouvernement du PP, le Tribunal constitutionnel et la Cour suprême placent tous les obstacles possibles sur la voie du vote d’investiture – et ils continueront à le faire.
Cela fait donc un moment que la discussion au sein de l’indépendantisme tourne autour de la question suivante : comment assurer le vote d’investiture de Puigdemont en évitant le blocage des institutions et la reconduction de l’article 155 ? Diverses propositions ont émergé.
En guise d’exemple, je mentionne celle de Vicent Partal [responsable du site d’information indépendantiste VilaWeb] : « Si, une fois que Puigdemont est ratifié, l’Etat rend juridiquement impossible l’exercice de la présidence, je crois donc que le bloc républicain doit agir avec imagination et audace. Une possibilité – il y en a sans aucun doute d’autres – consiste à nommer comme président de la Généralité intérim une personne tierce, à seules fins bureaucratiques. Et agir en considérant Carles Puigdemont comme étant le président dans toute sa dimension à l’exception de celle dévolue à la bureaucratie. »
Samedi 27 janvier 2018, le Tribunal constitutionnel a rendu les choses plus difficiles parce que s’il a reporté l’examen du recours présenté par le gouvernement Rajoy qui demandait la suspension de la session plénière du Parlament. Il a ordonné des mesures préventives qui obligent Puigdemont, s’il souhaite être élu président, à se présenter en personne au Parlament une fois qu’il aura obtenu l’autorisation du Larena, lequel l’enverra sans aucun doute en prison. Mais Puigdemont a répété à plusieurs reprises qu’il souhaite être président, pas prisonnier.
Le Parlament peut désobéir au Tribunal constitutionnel et élire Puigdemont président sans que ce dernier soit présent à la session, mais suite aux mesures provisoires du tribunal on sait bien que non seulement il ne sera pas accepté comme président par l’Etat, mais aussi qu’en toute certitude il y aura de nouveaux détenus : le président du Parlament et les membres du bureau du Parlament qui auront permis le vote, les député·e·s en liberté provisoire, ainsi que sans doute d’autres. Et l’article 155 restera en vigueur.
Il est également possible que le Parlament procède non seulement à l’élection de Puigdemont, mais qu’il décide aussi de mettre en place la République, en commençant par mettre en œuvre les lois de transition. Option proposée par la CUP.
C’est toutefois ce choc frontal que la coalition JuntsxSí [qui réunissait alors le PDeCat et ERC] n’a pas voulu risquer suite au référendum du 1er octobre et à la grève du 3 octobre, lorsque le rapport de forces face à l’Etat était bien meilleur. Il en a été de même le 10 octobre lorsque la république a été proclamée quelques secondes avant d’être suspendue [par Puigdemont] ; tout comme le 27 octobre lorsqu’elle a été proclamée [en réalité c’est un « projet de résolution » qui a été voté] avant d’accepter de facto la suspension de l’autonomie et de prendre la route de l’exil et de la prison. J’ai expliqué dans un autre article, qu’il s’agissait là d’une défaite sans capitulation, mais d’une défaite importante, dont les effets sont perçus aujourd’hui plus clairement.
Actuellement, après trois mois d’application de l’article 155, de mobilisation de l’opinion publique espagnoliste en Catalogne ainsi que de renforcement du front de défense de l’article 155 dans l’ensemble de l’Etat, le rapport de forces est bien plus défavorable que le 3 octobre. S’il était alors défendu qu’il était correct d’échapper au combat direct, on ne comprendrait pas ce qui justifierait aujourd’hui un affrontement. Si l’on affirme qu’il y a désormais des conditions pour l’affronter, c’est que toutes les explications fournies par JuntsxCat et ERC pour ne pas avoir engagé le combat suite au 3 octobre étaient des mensonges.
Aujourd’hui, les principaux défenseurs de l’option « Puigdemont ou Puigdemont », outre JuntsxCat, sont l’ANC et la CUP. Le secrétaire national de l’ANC [Enric Blanes] a déclaré : « L’ANC est convaincue qu’en ce moment le résultat des élections est évident. Nous avons gagné les élections et celui qui a obtenu le plus de soutien est Carles Puigdemont. Il doit donc être candidat à la présidence. Il s’agit d’une restitution, ce que nous avons affirmé dès le début. Depuis le 28 octobre. Nous n’acceptons pas d’autres propositions… » Carles Riera, président du groupe parlementaire de la CUP, a déclaré [le 30 janvier] : « Nous avons assisté aujourd’hui au respect des mesures du Tribunal constitutionnel. Celui-ci est incompatible avec la défense de notre souveraineté […]. Par pragmatisme, la seule issue réside dans la désobéissance et l’unilatéralité, car les négociations avec l’Etat sont aujourd’hui une chimère ; le seul pragmatisme est celui de la fermeté. » Il s’agit dans les deux cas de déclarations courageuses et dignes de respect. Il manque néanmoins dans les deux cas une analyse portant sur la manière d’affronter le choc frontal prévisible avec l’Etat.
Pour un grand nombre de manifestant·e·s du 30 janvier, appelés par l’ANC et les CDR, Roger Torrent et ERC représentent les méchants du film. Il est aisé de leur donner raison quant au fait qu’ils ont agi unilatéralement, sans chercher un accord avec JxCat et la CUP. Il faut aussi observer s’il existe des raisons de fond. Le journal Naciódigital en présente quelques-unes : « De fait, ERC critique en privé depuis des semaines le fait que JxCat refuse de négocier au-delà de la restitution de Puigdemont. Lors de la réunion de la permanence des républicains lundi, le sommet du parti a regretté ne pas connaître les intentions du président catalan quant à la manière de faire face au vote d’investiture et que, lors des conversations qui se sont tenues jusqu’alors, l’entourage du président catalan a refusé de discuter d’un plan B dès lors que la tentative d’élire Puigdemont serait annulée, comme il est à prévoir, par le TC ou de la ligne d’action à mener une fois que le gouvernement serait formé […] “il n’est pas possible de discuter d’un plan de gouvernement et de quoi faire, du degré de désobéissance et du nombre qui devront aller en prison, il y a un désert sur ce qui se passe suite au vote d’investiture”, se lamente-t-on dans le parti ERC, qui refuse d’adopter une même conduite qu’après le vote du 1er octobre “dire oui à l’indépendance et qu’ensuite il n’y a rien” […] “Ils nous font un chantage pur et simple, ils menacent de forcer à de nouvelles élections”, se lamente un dirigeant républicain qui assure que JxCat insinue constamment qu’ils ne sont pas effrayés par de nouvelles élections, dans la mesure où ils sont convaincus qu’ils pourront disposer de temps pour mieux former la candidature et gagner un plus grand nombre de soutiens, sur le dos d’ERC, en jouant plus encore la carte Puigdemont. »
Il faut, enfin, se souvenir que Puigdemont et JuntsxCat ne sont pas identiques au PDeCat (de même que ce dernier n’est pas la même chose que CiU- Convergence et Union) et qu’il y a des contradictions, bien qu’ils fassent en sorte que celles-ci n’apparaissent pas au grand jour. L’article de Naciódigital cité ci-dessus en expose une : « Artur Mas, qui était président du PDeCat il y a encore trois semaines, et Marta Pascal, coordinatrice générale de la formation, sont partisans – en privé – de ce que le président se mette de côté, ils ne le lui ont toutefois pas fait savoir directement. »
Josep Ramoneda a effectué une description très crue de la situation : « Appelons un chat un chat : la majorité des dirigeants indépendantistes savent qu’une réélection de Puigdemont est invivable. En privé, tous considèrent comme un fait que tôt ou tard il y aura un autre ou une autre présidente. » Les messages de Puigdemont à Toni Comín [fils d’un dirigeant du PSUC, député pour le PSC (Parti socialiste catalan) avant de rejoindre ERC, il a été conseiller à la santé dans le gouvernement de Puigdemont et se trouve également à Bruxelles] – enregistrés illégalement et diffusés par la chaîne Telecinco – indiquent que lui-même est conscient qu’il ne sera pas président. Dans l’un des messages, il dit « tout est terminé » ; dans un tweet ultérieur, il attribue cela à un moment de doute et affirme qu’il ne se mettra pas sur le côté. Il est possible qu’il sache que tout n’est pas terminé, mais qu’une réorientation profonde doit être opérée.
Peut-être que le report de session décidé par Torrent, bien que cela soit critiquable pour la méthode choisie, est la pierre qui a rompu la glace et permet de faire émerger toutes les divergences et discussions dissimulées. Peut-être qu’il sera désormais possible de discuter ouvertement et en profondeur. Et de partir à la recherche des nouveaux consensus nécessaires.
La première condition pour ne pas enregistrer un nouveau recul du rapport de forces réside dans un accord des forces indépendantistes visant à choisir rapidement un président effectif. La première option qui doit être tentée est celle de Puigdemont ; qu’il soit président à Bruxelles semble très difficile, mais peut-être qu’il décidera de la devenir en acceptant la possibilité d’être emprisonné ; peut-être qu’une autre solution sera tentée. Mais si l’option Puigdemont n’est pas possible, il est nécessaire de trouver un autre point de consensus, à condition que l’on respecte le président actuel et la valeur de son sacrifice.
Arriver à l’élection d’un président n’est que la première condition. Pour ne pas reculer encore plus, il est nécessaire d’élaborer un plan de gouvernement permettant de retrouver la liberté, approfondir la démocratie et impulser un ensemble de mesures sociales. Un plan qui signifie un changement de cap réel par rapport à ce que nous avons vécu avant le 1er octobre et qui permette de gagner de nouveaux secteurs populaires en faveur de la république. Nous ne connaissons toutefois rien de ce plan de gouvernement, malgré le fait qu’il est bien plus important que le nom du président à venir.
Il est probable que nous n’assistions pas à un tel changement de cap si l’ANC, Omnium et les CDR ne prennent pas l’initiative de commencer à le définir et à chercher l’unité d’action ainsi que la collaboration avec les mouvements sociaux dans le but d’élargir la base sociale républicaine. Car la république ne surgira pas d’un grand événement à brève échéance, mais bien de nombreux combats auxquels participeront un grand nombre de personnes déjà indépendantistes et d’autres qui ne le sont pas encore. (Article publié le 31 janvier 2018 sur le site VientoSur.info ; traduction A L’Encontre)
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