Après avoir tenté de dresser, dans une première partie, un tableau de la conjoncture socio-politique française, l’auteur cherche maintenant à en saisir les causes profondes ainsi que les moyens qui permettraient d’être à la hauteur des défis qu’elle suppose. (note de la rédaction)
Le divorce entre la politique et le social
Une interprétation générale de ce phénomène, -la question des 19 millions, sous-jacente aux considérations académiques convenues portant sur « la crise de la représentation », mérite d’être évoquée. Elle concerne le divorce, qui semble s’être établi, entre le politique (P) et le social (S). On a affaire à deux modalités d’existence, enregistrées par le langage courant et tombées dans le domaine public. La « classe politique » est perçue comme étant distincte des classes et située au-dessus d’elles. Elle renvoie à des modes de vie communs aux élus, parlementaires par exemple, -leur formation, leur éducation, leurs relations sociales, leurs intérêts culturels et alimentaires, leurs loisirs. Sous le contrôle à la fois des pouvoirs économiques et médiatiques, ils s’efforcent de régler les dispositifs idéologiques. La corruption les menace en permanence et ils ne peuvent éviter le clientélisme. Les « vrais gens », de leur côté, représentent la masse des électeurs, - le peuple, privés de représentation politique directe, accaparés par les soucis du quotidien et réduits à la condition de citoyens « passifs » et de consommateurs.
L’image de la mode
Pour définir les liens entre ces deux catégories, l’image de la mode (P) paraît commode. Le public (S) convié à un défilé et invité à choisir ne dispose pas des moyens d’acquérir un modèle, les créateurs lui proposent alors du prêt-à-porter, réputé accessible à chacun. De fait, ces mondes séparés ne se rencontrent guère qu’à l’occasion d’élections, où P a besoin de S pour se conserver. D’où les recours imbriqués des engagements de réduire la distance P/S et des « viols par la propagande politique ». Le cap passé de l’expression de la « volonté populaire », les bonnes vieilles habitude reprennent le dessus : « il fallait bien que quelque chose change, afin que tout reste comme avant ». Les transferts de substitution sont le prix à payer de cette incompatibilité, du côté de P, le service, hard ou soft, des dominants et du capital ; du côté de S les frustrations et les rêves d’alternative, et, le vide appelant l’objet, l’éventail se déploie des compensations : le renoncement à l’exercice du premier des droits, soit l’abstention ; les communautarismes à la place de la citoyenneté confisquée ; les replis extrémistes et l’anarchisme ; les révoltes, de la manifestation à l’émeute, promptement anesthésiées par le pouvoir. Encore est-ce pire lors de la présidentielle, où, nous dit gentiment le politologue Rozès : « la question sociale est relativisée par l’imaginaire présidentiel » (Utopie critique, n+ 41, juin 07).
Sentiment d’impuissance
Nos 19 millions ont à parler dans un tel cadre. Contrairement à ce que prétendent des esprits chagrins et nantis, ils témoignent moins d’un « glissement à droite » de la société française que d’un sentiment d’impuissance poussant aux démissions. Les chiffres ne trompent pas : en regard des votes Sarkozy, l’addition des votes Royal, et de ceux des abstentions, blancs et nuls, dont l’amalgame insupporte tant au pouvoir, donne un total de près de 25 millions et demi. Nous n’avons certes pas affaire à trois blocs homogènes idéologiquement et socialement, il n’en demeure pas moins que bras cassés, insatisfaits et encolérés s’y rencontrent et qu’il ne fait pas de doute, aux yeux de tous les analystes, que, dans leur majorité, ils appartiennent à la « mouvance de gauche », selon l’expression convenue. Quelles qu’en puissent être les nuances, l’attitude de cette majorité relève d’une forme de servitude volontaire et, comme on le sait ou le voit caricaturalement, par exemple, chez la plupart des journalistes, l’asservissement produit la servilité. Les individus sont traversés par les influences qui proviennent du milieu dans lequel ils sont plongés. Il arrive qu’ils soient l’objet, ou plutôt la victime, d’un véritable formatage. Ne serait-il pas singulier qu’auprès de l’isolement déjà rencontré, au vrai de l’absence de solidarité, qui n’est pas qu’électoral, mais aussi politique et syndical, dans la mesure où ces organisations sont à la fois largement laminées et dépendantes des institutions, auprès des peurs diffuses et du besoin d’être rassuré, il ne faille pas prendre en considération les effets de stress, dont les sources sont multiples, et du harcèlement moral qui gagne dans les activités professionnelles ? Il n’est pas de formes de la vie en commun qui n’aient été agressées et quelquefois détruites par la société « post-moderne ». Où est passée la conviction que l’action politique avait le pouvoir d’intervenir favorablement dans la vie sociale et économique ? J.-M. Domenech fait justement remarquer que le temps n’est plus à la politisation de masse des années 70 et que les intellectuels de gauche (leur « silence ») ont perdu l’organicité dont ils pouvaient se réclamer, au profit de groupes de réflexion dûment instrumentalisés (Sin Permiso, juil. 2007). Le pouvoir politique, en tant que tel, indépendamment de ses orientations, s’est vu contraint de céder ses prérogatives aux multinationales, aux organismes de gestion planétaire ainsi qu’aux instances supranationales. Le cadre de la mondialisation et des politiques libérales a été accepté et largement intériorisé par tous, élus comme électeurs. La fatalité devient le leitmotiv des laisser faire : « L’Etat ne peut pas tout ». L’offre ne correspond plus à une attente qui n’est même pas formulée comme une demande.
Déplacement sur l’échiquier politique
Il n’y a pas lieu de s’étonner si, dans une telle conjoncture, seuls des candidats de droite, exception faite des petits partis, se soient offerts aux suffrages des électeurs, - Sarkozy, Le Pen, Bayrou, Royal. Les prélèvements effectués par l’actuel chef de l’Etat parmi l’élite des prétendus combattants sous la bannière du « Tout sauf Sarkozy », n’est nullement assimilable à une défection, ni moins encore à une trahison. Il s’agit d’un simple déplacement sur l’échiquier politique qui a le mérite de mettre en plein jour la nature du PS. Les appels, de la complaisance à l’enthousiasme, à voter Chirac, en 2002, sous couvert de barrer la route au croque-mitaine du FN, étaient prémonitoires. Aujourd’hui, dans le même temps où la direction du PS condamne un Jacques Lang, elle dédouane et même loue un Strauss-Kahn d’être « plébiscité » par la Communauté européenne pour prendre la tête du FMI, sans s’interroger sur la présence d’un « socialiste » dans un organisme chargé de détourner vers les riches la richesse du monde et de creuser les inégalités. CQFD.
Remodelage de la carte des partis ?
Chacun désormais se dit convaincu que le résultat le plus patent des élections rend indispensable le remodelage de la carte des partis politiques. La droite s’est débarrassée du gaullisme et de ce qui en subsistait de souci du social et de volonté d’indépendance, afin de serrer les rangs, en acceptant une stricte discipline. Les spéculations ne manquent pas sur l’éclatement du PS, tiré à hue et à dia par les ex-ralliés à la synthèse unitaire, ou sur le sort du PCF, où l’on hésite entre deuil annoncé et improbable résurrection, ou encore sur l’avenir d’un centre droite/gauche. Il ne s’agit de rien de moins que de faire surgir les bergers qui ramèneront les troupeaux bernés et désemparés des 19 millions et des 24 dans les verts pâturages. Les intentions sont saines, singulièrement celles qui entendent reprendre le projet avorté des comités du non, ou favoriser des regroupements autour des pôles les plus radicaux, la LCR, les survivants communistes du PC et, pourquoi pas ?, les inconvertibles au libéralisme du PS, s’il en reste. Les initiatives se multiplient rapidement, où se mêlent des horizons naguère encore séparés . « Nouveau PS » (Emmanuelli/Filloche), « Grand Parti de gauche » (Chevènement), « Confédération d’Action communiste » (G. Hage/Gastaud), « Maintenant à gauche ! » (Coquerel, Picquet, Labroille), « Gauche avenir » (Linneman/Wurtz), « Gagner 2012 » (fabiusiens), « Les Progressistes » (le rallié E. Besson), « Mémoire des luttes » (Monde diplomatique/Utopie critique), entre autres. On se gave de re-, comme refondation, reconstruction, renaissance, restructuration, rénovation, chargés sans doute d’exorciser les rechutes, répétitions ou régressions. Dans les annonces de congrès, on va même jusqu’à évoquer les bilans, qu’on s’emploie pourtant à éviter. On observe les expériences étrangères, où surgissent les mêmes croix, l’italienne, du Parti de la Rifondazione comunista, écartelé entre son alliance avec le gouvernement Prodi, l’apparition d’une nouvelle formation, le Partito democrata, et la volonté d’impulser « un nouveau sujet politique de gauche » (Essere comunisti, n°1, juin 07), l’allemande, avec la création de « Die Linke » (Lafontaine, Gysi), dont on attend beaucoup, en dépit du fait de ses fraîches alliances avec les socio démocrates dans quelques länder. Des groupes informels se constituent, des revues et des journaux sont en projet ou sortent déjà. Internet chauffe. Et toutes les gauches sont convoquées, qu’on ne savait pas si nombreuses, - politique, sociale, syndicale, associative, culturelle, intellectuelle, etc. Au centre des préoccupations, l’échange. Anne Borel, qui jette un coup d’œil sur cette effervescence, titre significativement son article : « Assez d’action, place à la discussion ! » (Marianne, 13.07). Une phrase du manifeste, « La gauche en débat Résister Reconstruire », fait bonne mesure : « Créons partout…des espaces pluralistes de débat, de réflexion et d’initiatives pour nouer le dialogue ». Tout le programme est là : pluralité/débat. La messe est dite.
Au-delà des discussions, la rue !
Or, cette messe-là, loin d’inaugurer quelque Vatican II politique, n’opère qu’un retour au latin banni depuis les années 80. Dialoguer, confronter les identités, respecter les autonomies, soit, mais sous les deux conditions que nous impose le problème de 19 millions. La première concerne le lieu d’exercice. Quand les mêmes mains détiennent la totalité des pouvoirs, exécutif, législatif, médiatique, financier, économique, militaire, policier, diplomatique, sans oublier le poids dans les grandes institutions, du Conseil constitutionnel au Conseil de la magistrature, couloirs, amphithéâtres et séminaires ne servent plus de rien. Une fois les urnes remisées aux placards municipaux, la rue s’impose en tant que seule place d’intervention. Cela ne signifie ni rêve de barricades, ni grand soir (encore que…), mais l’inclusion et la solidarité actives dans les luttes que ne manquent déjà et ne manqueront pas de provoquer les dispositifs réactionnaires, des textes de lois aux différentes formes de répression. Les syndicats, largement englués dans les temporisations, les compromis et les reculs sont les premiers à malmener. S’y emploient déjà, en leur propre sein, des regroupements radicalisés. Les partis se disant de gauche, toujours tentés de satisfaire la galerie avec leurs rodomontades à l’Assemblée et les discussions en Commissions, sont à placer sous haute surveillance. La dénonciation des conduites d’esquive des uns et des autres, qui font le jeu du MEDEF, est plus que jamais à l’ordre du jour.
La débilité des propositions de réformes
La seconde condition requise, qui porte sur le contenu, donne leur sens à ces pratiques. Elle se trouve dans le droit fil des derniers résultats électoraux qui ne peuvent se comprendre sans mesurer le fossé crée et, volens nolens, entretenu entre la conjoncture et les réponses qu’elle appelle. La reconnaissance d’une totale inadéquation n’instruit pas seulement le procès des faux-semblants propagés par le phénomène de la social démocratisation, elle rend enfin perceptible aux yeux de tous la débilité des propositions de réformes qui ne font que conforter l’ordre dominant et berner la majorité de la population. Le stade mondialisé auxquels sont parvenus les rapports capitalistes de production, les nuisances et les infections qu’ils inoculent à toute société, frappent définitivement de caducité les tentatives de compromis gauche/droite. Le temps des palabres, des plans et des programmes soigneusement peaufinés à destination des militants, sympathisants et autres « citoyens » est révolu, au profit de la pédagogie inhérente aux luttes de classes, puisqu’il faut bien accepter d’appeler le réel social par son nom. Tout mouvement de protestation, de contestation, ou de révolte, est une école qui représente à la fois la prise de conscience du refus des fatalités, qu’elles soient présentées comme politiques ou comme économiques, et l’entraînement à briser avec les démissions et les impuissances. C’est pourquoi, il ne saurait être question de procéder à quelque tri parmi ces mouvements, ni de les hiérarchiser. Et ce n’est pas l’effort théorique qui se voit de la sorte invalidé, mais bien la position d’observateur.
Le réel montre ses cornes sur le front bleu de l’idéal
Comme disait le père Hugo, « Le réel montre ses cornes sur le front bleu de l’idéal ». Les points aveugles des discours de campagne sont les points les plus éclairants. Pour aller à l’essentiel :
– La mondialisation proprement dite, la critique de sa nature, de ses stratégies et de ses conséquences représente le préliminaire de toute critique qui se donne comme fin de révolutionner les rapports sociaux existants, qu’il s’agisse de l’envisager sur le plan global comme nouvelle forme d’exploitation ou d’apprécier à l’échelle nationale ses effets matériels aussi bien qu’intellectuels. Point n’est besoin d’attendre le rapport commandé à Védrine pour savoir à quoi s’en tenir et convenir qu’il est désormais illusoire de croire à des aménagements favorables pour les populations. Quelques vulgaires et anecdotiques aspérités suffisent à desiller les yeux les mieux clos : en regard du blocage du SMIC, les 59% d’augmentation de « salaire », en un an, des grands patrons européens ; en regard des projets des restriction appliquées aux retraites, celle de Chirac, à 30.000 euros mensuels.
– L’impérialisme, appréhendé également sous ses deux aspects, international, qui fait des agressions armées l’axe de sa politique, et national, où les fanfaronnades dissimulent les soumissions. Veut-on une autre corne du réel ? Les seules guerres en Afghanistan et en Irak ont coûté 610 milliards de $ aux USA
– L’Europe, non pas celle du suppositoire anti-douleur qu’on persiste à nous placer, mais celle de l’OTAN et des bases étatsuniennes, dont on n’exigera jamais assez le démantèlement.
– L’international, dont on a déploré l’absence avec des larmes de crocodile, non pas celui des élucubrations cosmopolitiques, ni des programmes altermondialistes, mais le concret, celui de la lutte de classes mondialisée elle aussi, qui lie entre elles toutes les manifestations anti-système, d’une grève de sidérurgistes en Corée à la résistance irakienne, par des solidarités communes, à reconnaître comme telles, contre les chacun chez-soi, promis aux défaites. La finalité de ces mises en cohérence engage la définition d’un nouvel internationalisme qui, sans rompre avec celui des organisations partidaires traditionnelles, les conjuguera avec les expériences de tous les dominés.
– La lutte des classes, qui a résisté aux enfouissements et aux dénégations, témoigne aujourd’hui, - autre leçon électorale, de son entêtante présence derrière chaque question en débat, quelle que soit sa dimension, du code du travail au statut des universités, aux parachutes dorés, à la carte scolaire et à l’ouverture des magasins le dimanche. A la différence des brouillages de « gauche », le durcissement droitier n’en fait plus mystère. Il suffit de voir ce qu’en dit Madame Lagarde, qui entend l’abolir (10.07) ou M. Imbert, du Point, qui tonne, assurément pour se faire peur, contre « les bastions syndicaux à forte nuisance publique toujours hostiles à la réforme » et les « pans entiers de la société [qui] restent chez nous imprégnés de la bigoterie socialisante du siècle passé » (13.07). Ne serait-il pas opportun, du côté résolument adverse, de retrouver ce bon vieux principe dynamisant qui avait nom « haine de classe » ? Sans oublier que ladite lutte conserve sa finalité : le pouvoir aux travailleurs et la fin des rapports capitalistes, dont la démocratie, débarrassée de tout épithète, demeure en effet la condition.
La politique, disait l’ami Lénine, commence où il y a des millions. Avec nos 19, et plus, car affinités, nous sommes en plein dedans. Il y a péril. Sachons quoi faire.
Georges Labica
(Juillet 07)
Publié dans le Sarkophage, n*2, 15 septembre 2007 (redaction@lesarkophage)