Édition du 18 juin 2024

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Entretien : Valérie Masson-Delmotte : « Nous, les scientifiques, avons été trop prudents »

La médiatisation des connaissances scientifiques est difficile lorsqu’aux faits s’opposent les émotions et que les « marchands de doute » sur ruent sur les moindres approximations. Pour Valérie Masson-Delmotte, chercheuse et membre du GIEC, « le défi est de les partager dans le système éducatif et auprès des décideurs ».

Tiré de Reporterre.

Grèves pour le climat, marches partout dans le monde, Assemblée générale des Nations unies sur le réchauffement, rapport du Giec sur les océans… À partir du 20 septembre, des événements majeurs marquent la mobilisation pour lutter contre le changement climatique. Un moment essentiel, que Reporterre a décidé d’accompagner par une série d’articles de fond, sous le sigle « Huit jours pour le climat ».

Valérie Masson-Delmotte est coprésidente du groupe de travail I du Giec – consacré à la physique du changement climatique – et directrice de recherches au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement de Saclay.

Reporterre — Depuis octobre 2018, trois rapports spéciaux du GIEC ont été publiés. Comment ont-ils été reçu ?

Valérie Masson-Delmotte — Au moment de la publication du rapport sur les conséquences d’un réchauffement planétaire de 1,5 °C, en octobre 2018, beaucoup ont été surpris par le caractère inéluctable du réchauffement, par l’urgence de la situation. Même certains scientifiques n’avaient pas conscience qu’il ne reste qu’une toute petite fenêtre si l’on veut contenir le réchauffement. Les précédents rapports du Giec parlaient de scénarios à l’horizon 2100, ce qui devient vite abstrait. Alors que là, nous avons analysé ce qui va se passer en 2030 ou 2050, à l’échelle d’une vie humaine. De quoi s’inscrire dans quelque chose de plus réel.

J’ai eu un moment difficile lors de la présentation de ce rapport devant la commission développement durable du Sénat en octobre dernier : je ne m’attendais pas à créer une telle surprise, à ce que les sénateurs expriment leur impuissance à agir. Quelques jours plus tard, lors d’une marche pour le climat à Paris, on m’a demandé d’intervenir et les gens m’ont remerciée pour mon travail. Cela ne m’était jamais arrivé. Mes autres collègues dans d’autres pays ont vécu la même chose.

Comment vulgariser toutes ces données scientifiques, sans trop les simplifier ?

Pour les jeunes, c’est facile grâce aux cartes et aux documents, un peu comme un cours, mais ce type de présentation ne fonctionne pas pour un public plus âgé. J’essaie d’offrir une image générale, comme dans un tableau impressionniste, pour qu’ensuite les gens puissent s’intéresser au sujet et donner du sens à des détails. Cela demeure compliqué car il faut du temps pour se mettre à l’échelle de la planète et à celle du temps long. Je teste souvent mes interlocuteurs sur leurs repères face au changement climatique : quelle est la différence entre météo et climat ? Quel est l’ordre de grandeur du réchauffement ? La plupart n’ont aucune idée des réponses. Voire parfois ne croient pas que l’Homme soit 100 % responsable du réchauffement. Peut-être que nous, les scientifiques, avons été trop prudents à ce sujet.

La prudence des scientifiques a-t-elle laissé la porte ouverte aux sceptiques ?

La prudence des scientifiques, on ne peut pas l’enlever. Mais le climat n’est pas un domaine comme les autres. Certains utilisent n’importe quelle approximation ou erreur, venant de notre communauté au sens très large, pour tout remettre en cause. On peut les appeler les « marchands de doute » si vous voulez. Cette pression nous pousse à être plus rigoureux et plus transparents. Même si, parfois, on peine à communiquer l’essentiel. Nous restons dans les faits, les analyses alors que ceux qui nous écoutent passent par tout un maelstrom d’émotions : la peur, le sentiment d’impuissance, la colère. Cela brouille leur réception de l’information.

N’est-il pas frustrant de produire un rapport parfois ignoré, alors qu’il est rigoureux et basé sur des centaines de travaux scientifiques du monde entier ?

C’est frustrant bien sûr. Si les connaissances que nous produisons restent enfermées dans notre petit monde scientifique, elles n’ont aucune valeur. Notre défi est de les partager dans le système éducatif et auprès des décideurs. L’Office for climate education [le bureau pour l’éducation au climat, en français] a par exemple publié un résumé du rapport d’octobre 2018 à destination des enseignants. D’autres organisations ont produit des simplifications à destination des maires. On a besoin de ces médiateurs pour traduire les rapports scientifiques de manière adaptée à chaque secteur d’activité.

De plus en plus de scientifiques prennent la parole pour parler de leurs travaux.

Oui même si ce n’est pas notre travail en tant que tel. Nous sommes payés pour produire des connaissances. Les collègues font ces interventions sur leur temps de vie de famille car ils ont le sentiment que cela fait partie de leur devoir vis-à-vis de la société. Prenez par exemple Labos 1point5, un collectif constitué d’acteurs du monde de la recherche qui veulent participer aux transformations de la société compatibles avec la baisse des émissions de gaz à effet de serre. Beaucoup de collectifs réfléchissent aussi aux manières d’éviter la dissonance cognitive, qui demeure très forte : lorsqu’on sait mais qu’on ne change rien à ses pratiques.

Vos recherches portent aussi sur les conséquences psychologiques du réchauffement climatique.

Dans le chapitre 4 de notre dernier rapport consacré la transition, nous procédons à une analyse des changements de comportements sous l’angle de la psychologie individuelle et de la sociologie de groupe. Ce qui entraîne un changement de comportement, c’est lorsqu’un groupe agit ensemble. On montre aussi qu’être informés, c’est essentiel. Car même quelqu’un de bonne volonté ne sait pas nécessairement comment agir.

Comment faites-vous pour lutter contre le découragement, après 25 ans de travaux sur le sujet ?

Je n’ai jamais été naïve sur l’ampleur du changement. Souvent, on me demande s’il faut être optimiste ou pessimiste. J’essaie simplement d’être responsable et lucide. Je vois certaines bonnes nouvelles, comme la prise de conscience chez les plus jeunes. Et puis aussi toutes les mauvaises, comme l’augmentation des émissions de gaz à effet de serre. C’est un travail sur moi-même pour garder un cap et rester mobilisée sur mes recherches pour le Giec, sans être parasitée par les émotions, même si elles permettent de se connecter aux autres. C’est pour cela qu’on a besoin de médiateurs, car le discours froid des scientifiques n’est pas forcément celui qui touche les gens.

Pour se faire entendre, les scientifiques devraient-ils avoir un discours plus radical ?

Chaque scientifique peut avoir une réponse différente. Parmi les auteurs du rapport du Giec, certains veulent garder une distance tandis que d’autres sont personnellement plus engagés. Il y a des gens pour qui changer son alimentation, c’est radical. C’est un sujet qui est très délicat. Peut-être que ce qui manque, c’est d’étudier le passé, de comprendre comment les sociétés humaines se sont transformées dans leur rapport à l’énergie et l’alimentation. De puiser dans les connaissances historiques pour éclairer les transformations à venir. C’est un véritable enjeu : il faut mobiliser l’imaginaire pour permettre aux gens de se projeter dans une transition réussie. D’ailleurs, ce qui m’a frappé lorsque nous avons publié le dernier rapport, c’est que les médias en ont fait une couverture alarmiste. Ils n’ont pas évoqué la seconde moitié du document, à propos notamment d’une société plus résiliente dans un climat qui change. Je crois pourtant qu’il faut parler des futurs possibles pour permettre aux gens de se projeter. Pour cela, nous avons besoin de beaucoup d’acteurs afin de construire un nouvel imaginaire qui s’inscrit dans le quotidien au lieu d’être paralysé par un avenir incertain.

Valérie Masson-Delmotte

Paléoclimatologue, Valérie Masson-Delmotte est coprésidente du groupe de travail I du Giec – consacré à la physique du changement climatique – et directrice de recherches au laboratoire des sciences du climat et de l’environnement de Saclay.

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