Tiré du site de la revue Contretemps.
Un assaut génocidaire
Le premier résultat de cette trêve a pourtant été de permettre de mesurer l’ampleur du carnage que la population gazaouie subit depuis deux mois sous les yeux du monde entier et avec le soutien impavide de la quasi-totalité des gouvernements occidentaux. Plus froids que les images, les chiffres donnent littéralement le vertige : 15000 morts au début de la trêve (16000 au 5 décembre), selon un décompte provisoire (des milliers de cadavres gisaient sous les décombres avant même la reprise de l’offensive israélienne), dont plus de 6000 enfants et mineurs ; en y ajoutant les femmes, le chiffre (sous-estimé car le décompte séparé n’est disponible qu’à partir du 20 octobre) dépasse les 10000, soit les deux-tiers du total des morts. Selon les sources militaires israéliennes, le nombre de combattants palestiniens tués se situe dans une fourchette entre 1000 et 3000, soit (si l’on retient l’estimation la plus élevée) moins de 20% du total. A cela s’ajoutent : plus de 30000 blessés qu’un système hospitalier presqu’entièrement détruit est incapable de prendre en charge ; la moitié du bâti de Gaza-nord à l’état de gravats ; l’ensemble des infrastructures vitales (réseaux d’approvisionnement en électricité, eau et carburant) détruites, avec un acharnement particulier sur le système de santé (25 des 36 hôpitaux et 47 des 72 centres de santé non-fonctionnels dès le 17 novembre).
Selon le directeur de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), Tedros Adhanom Ghebreyesus, 1,3 million de personnes (soit plus de la moitié de la population gazaouie) vivent actuellement dans des tentes et autres abris de fortunes (sur un total de 1,7 million de personnes déplacées, soit 74% de la population totale). Toujours selon Ghebreyesus, « la surpopulation et le manque de nourriture, d’eau, d’assainissement et d’hygiène de base, l’absence de gestion des déchets et d’accès aux médicaments entraînent une explosion de cas d’infections respiratoires aiguës (111 000), de gale (12 000), de diarrhée (75 000), (…) avec, de surcroît, un risque accru d’épidémies ». Ghebreyesus conclut que « compte tenu des conditions de vie et du manque de soins de santé, les maladies pourraient faire plus de victimes que les bombardements ».
« Jamais la Palestine n’a autant souffert » souligne Jean-Pierre Filiu constatant un niveau de pertes humaines civiles ayant déjà dépassé celui de la répression du soulèvement de 1936-39, de la Nakba de 1948, de la répression des deux Intifada ou des offensives menées depuis 2008 contre Gaza. Encore faut-il relever la bascule dans la composition de ces pertes. Selon un article de Lauren Leatherby publié le 25 novembre dans le New York Times (un quotidien peu suspect de verser dans la propagande anti-israélienne), la proportion de femmes et d’enfants parmi les pertes humaines causées par les attaques menées par Israël depuis 2008 contre Gaza (leur total s’élève à 6621 morts entre 2008 et la veille du 7 octobre selon le décompte de l’ONU) est passée d’une moyenne de 40% à 70%. Mais l’essentiel de l’article de Leatherby est consacré aux types de munitions qu’Israël a utilisé au cours des 15 000 frappes effectuées jusqu’à la trêve. L’aviation de l’Etat sioniste a eu largement recours à des bombes de 900 kilogrammes, rarement utilisées depuis la Seconde Guerre mondiale et les guerres de Corée et du Viêt Nam. Leatherby rapporte les propos de responsables militaires et d’experts étatsuniens qui affirment que même des bombes d’une puissance quatre fois moindre n’ont pas été utilisées au cours des conflits récents car considérées comme trop impactantes pour être lâchées sur des zones urbaines peuplées, comme à Mossoul en Irak ou à Raqqa en Syrie au cours des offensives contre Daech. Ainsi, selon les chiffres de divers organismes internationaux cités dans l’article, davantage de femmes et d’enfants ont été tués à Gaza en moins de deux mois que pendant toute la première année de l’invasion de l’Irak en 2003 par les forces américaines et leurs alliés. Quant au nombre de femmes et d’enfants gazaouis tués, il a déjà dépassé les quelque 12 400 civils tués par les États-Unis et leurs alliés en Afghanistan au cours de près de 20 ans de guerre.
Au-delà du nombre de morts, les conséquences de l’usage de ce type de munitions sur les humains sont inimaginables. Selon Rick Brennan, directeur de l’OMS pour la Méditerranée orientale, « [nous avons] plus de 28 000 personnes blessées [le chiffre date du 13 novembre], et il ne s’agit pas de simples blessures. Il s’agit de blessures de guerre complexes – brûlures, amputations, terribles blessures à la tête et à la poitrine – souvent associées à ce que nous appelons des incidents de masse où de nombreux patients traumatisés sont amenés dans notre établissement à un moment donné ». Brennan relève également que 108 raids aériens [à cette date du 13 novembre] ont ciblé des hôpitaux et centres de santé et qualifie la proportion de femmes et de mineurs parmi les pertes humaines (qu’il estime également autour de 70%) de « statistique stupéfiante », notant que la proportion attendue était d’environ 30%.
Lors d’une conférence de presse tenue à Gaza le 27 novembre, Ghassan Abou Sittah, un chirurgien palestinien-britannique exerçant dans plusieurs hôpitaux du territoire, a dénoncé l’usage de bombes incendiaires et de bombes au phosphore, dont l’usage contre des populations civiles est strictement interdit par les traités internationaux. Abou Sittah en avait déjà repéré les effets en 2009, lors de l’opération « plomb durci » menée par Israël contre Gaza, à partir des blessures très caractéristiques qu’elles infligent : « le phosphore brûle jusqu’à l’intérieur profond du corps et ne s’arrête que lorsqu’il n’est plus exposé à l’oxygène ». Il a également dénoncé l’usage extensif de bombes à fragmentation, également interdites par plus de 100 pays – mais pas par Israël, qui en est friand – qui rendent nécessaires de multiples amputations sur une même personne. Les bombardements au phosphore blanc au Liban-sud ont également été dénoncés dès le 31 octobre par Amnesty International, notamment dans le village de Dhayra. Un mois après, comme le révèle un reportage de Mediapart, dans le village dévasté, les feux ne sont pas entièrement éteints et sont susceptibles de repartir au moindre contact avec l’oxygène tandis que, dans cette zone agricole, la terre est empoisonnée pour une durée indéterminée.
L’intentionnalité, et même la planification méthodique, de ce carnage ne sauraient faire de doute. Elles étaient explicitement annoncées dans l’emblématique déclaration du ministre israélien de la défense Yoav Gallant dès le surlendemain des attaques du 7 octobre : « Pas d’électricité, pas de nourriture, pas de gaz (…). Nous combattons des animaux et nous agissons en conséquence ». Déclaration dont il faut souligner que la charge déshumanisante n’a rien d’exceptionnel pour les normes d’un dirigeant israélien : Menahem Begin, parlant des « terroristes » palestiniens qui s’en prennent aux enfants, avait déclaré à la Knesset le 8 juin 1982 : « Nous défendrons nos enfants. Si la main d’un animal à deux pieds se lève contre eux, cette main sera coupée ».
Le carnage génocidaire de ces dernières semaines n’est qu’une mise en œuvre paroxystique et, nous y revenons plus loin, actualisée avec le dernier cri de la technologie, de la « doctrine Dahiya » – également désignée par la formule « tondre la pelouse » (là encore, la connotation déshumanisante est flagrante), une doctrine élaborée en 2006, lors des opérations israéliennes au Sud-Liban. Son principe, selon les mots de son concepteur, le général Gadi Eisenkot, rapportés par Haaretz en 2008, consiste à déployer « une puissance disproportionnée contre chaque village d’où des coups de feu sont tirés sur Israël, et cause[r] d’immenses dégâts et destructions ». Faut-il dès lors s’étonner de voir ce même Eisenkot rejoindre le gouvernement d’« unité nationale » constitué dans la foulée du 7 octobre ou entendre le porte-parole de l’armée israélienne Daniel Hagari déclarer, dès le 9 octobre dernier, que : « des centaines de tonnes de bombes » avaient déjà été larguées, et d’ajouter que « l’accent est mis sur les dégâts et non sur la précision » – un « aveu surprenant » selon le commentaire du quotidien britannique The Guardian.
Une enquête du magazine israélien judéo-palestinien +972 (version française disponible ici) a révélé le fonctionnement précis de cette « usine d’assassinats de masse » selon les termes d’un ancien officier du renseignement israélien. Contentons-nous ici de reprendre ou de résumer quelques extraits :
- « l’armée israélienne dispose de fichiers sur la grande majorité des cibles potentielles à Gaza – y compris les maisons d’habitation – qui stipulent le nombre de civils susceptibles d’être tués lors d’une attaque contre une cible particulière. Ce nombre est calculé et connu à l’avance des unités de renseignement de l’armée, qui savent donc, peu avant de lancer une attaque, combien de civils sont susceptibles d’être tués (…). “Rien n’arrive par hasard”, a déclaré une autre source. “Lorsqu’une fillette de 3 ans est tuée dans une maison à Gaza, c’est parce que quelqu’un dans l’armée a décidé que ce n’était pas grave qu’elle soit tuée – que c’était un prix qui valait la peine d’être payé pour frapper [une autre] cible. Nous ne sommes pas le Hamas. Ce ne sont pas des fusées aléatoires. Tout est intentionnel. Nous savons exactement l’étendue des dommages collatéraux qu’il y aura dans chaque maison.” »
L’enquête montre dans la détail comment la « doctrine Dahiya » a été amplifiée et technologisée à l’extrême par l’utilisation généralisée d’un système appelé « Habsora » (« L’Évangile » !), qui repose en grande partie sur l’intelligence artificielle (IA). Ce système peut « générer » des cibles presque automatiquement à un rythme qui dépasse de loin ce qui était auparavant possible. [Il] est qualifié par un ancien officier du renseignement d’ ‘usine d’assassinats de masse’. (…) Les sources qui ont participé à la compilation des cibles de pouvoir lors des guerres précédentes, affirment que bien que le fichier des cibles contienne généralement un lien quelconque avec le Hamas ou avec d’autres groupes militants, la frappe de la cible fonctionne principalement comme un moyen permettant d’infliger des dommages à la société civile’. Les sources ont compris, certaines explicitement, d’autres implicitement, que le ‘véritable objectif de ces attaques est de nuire aux civils’ ».
La trêve dont Israël ne voulait pas
Le 28 octobre, annonçant le début de l’offensive terrestre contre Gaza, Netanyahou faisait allusion à un passage des Écritures : « Souviens-toi de ce qu’Amalek t’a fait, est-il écrit dans la Bible ; nous nous en souvenons et nous luttons ». Le texte biblique auquel se référait le premier ministre israélien est sans équivoque : « Maintenant, allez frapper Amalek, et détruisez tout ce qu’ils possèdent, sans les épargner ; tuez hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et moutons, chameaux et ânes » (1 Samuel 15:3). Depuis le 7 octobre, écrit Mark Landler dans le New York Times du 15 novembre, « les appels à “raser”, “écraser” ou “détruire” Gaza ont circulé environ 18 000 fois dans des messages en hébreu sur X (anciennement Twitter), selon FakeReporter, un groupe israélien qui surveille la désinformation et les discours de haine ». Avec Amalek, on ne peut négocier, seulement l’exterminer. Voilà pourquoi il ne pouvait être question d’un cessez-le-feu.
Au nom du « droit d’Israël à se défendre », les alliés d’Israël, à savoir les Occidentaux emmenés par l’hégémon états-unien, ne disaient pas autre chose. Le 13 octobre, le Département d’État états-unien a diffusé une note interne demandant à ses fonctionnaires de ne pas utiliser les couples de termes et expressions suivantes : « désescalade/cessez-le-feu », « fin de la violence/des effusions de sang » et « rétablissement du calme ». Quelques jours plus tard, une résolution du conseil de sécurité des Nations unies appelant à une « pause humanitaire » – dans une tentative d’obtenir le soutien des États-Unis le terme de « cessez-le feu » avait été enlevé – et à la création d’un « corridor sécurisé », qui aurait permis l’acheminement humanitaire de l’aide à Gaza, se heurtait, comme c’était prévisible, au veto états-unien.
Pour justifier son vote, le représentant des États-Unis a déclaré que le texte, qui condamnait pourtant les « crimes terroristes odieux commis par le Hamas », était « inacceptable car il ne faisait aucune mention du droit d’Israël à la légitime défense ». Pourtant un tel « droit » n’existe pas, car, selon les résolutions de l’ONU (résolution 242 de novembre 1967, confirmée à de multiples reprises, la dernière étant la résolution 2334 de 2016), Israël occupe illégalement les territoires conquis en 1967, à savoir Gaza, la Cisjordanie (dont Jérusalem-Est) et le Golan (le Sinaï ayant été rétrocédé à l’Egypte suite à l’accord bilatéral de septembre 1975). Le « droit » d’une puissance occupante à poursuivre son occupation est une contradiction dans les termes, tout comme celui d’imposer un siège à une population qui la prive des biens et services essentiels à sa survie.
Pourtant, l’option de « guerre totale » se heurtait à un obstacle de taille : la question des otages, dont la prise – dans la perspective d’un échange avec un maximum de prisonniers palestiniens mais aussi de l’endiguement de la furie vengeresse qu’elle ne manquerait pas de provoquer – était l’un des principaux objectifs de l’attaque du 7 octobre. Dès le lendemain, comme le rapportait Sylvain Cypel dans Orient XXI, des contradictions éclataient à ce propos au sein même du gouvernement et de l’establishment de l’État sioniste. Les ministres de l’extrême droite la plus radicale, Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich « pouss[ai]ent à raser Gaza, et tant pis pour les otages » tandis que l’ex-chef des renseignements, le général Amos Gilad, rétorquait « alors maintenant qu’il y a des dizaines et des dizaines d’otages, bien sûr que nous allons négocier ! Et nous n’allons pas réoccuper Gaza ». Ces deux options n’ont cessé dès lors de s’affronter au sein du cabinet et de l’armée, l’issue reflétant l’évolution du rapport de forces sur le terrain militaire mais aussi au niveau interne et international.
La question des otages a agi d’emblée comme le révélateur des contradictions de la politique israélienne et de son basculement vers une logique exterministe de plus en plus assumée. Comme le relève Yigal Levy, spécialiste des questions militaires, professeur à l’Open University d’Israël, la réticence à demander la libération des otages est « un phénomène nouveau », eu égard par exemple au précédent de la guerre du Liban de 2006, quand la libération de deux soldats enlevés était considérée comme une priorité absolue. Le changement traduit, selon Levy, le « phénomène de droitisation » qui marque la politique israélienne et qui conduit à faire de l’« éradication du Hamas la priorité des priorités, même si cela doit se faire en sacrifiant les otages ». Les otages eux/elles-mêmes sont vu.es par une partie de la société comme « des gens de gauche, ceux des kibboutz », toute négociation en vue de leur libération devenant alors une entrave à la poursuite de la guerre. Inversement, leurs familles se sont mobilisées, avec le soutien d’une partie de l’opinion, pour obtenir leur libération, organisant pendant plusieurs semaines des rassemblements massifs (jusqu’à 100 000 personnes le 24 novembre) devant le Musée d’Art de Tel Aviv, à proximité du ministère de la défense, dans ce qui a été nommé la « place des otages ».
C’est la raison pour laquelle la libération des premiers otages a suscité des sentiments pour le moins ambivalents. Selon l’envoyée spéciale du Monde « à Tel-Aviv, le silence est très vite retombé, vendredi soir [24 novembre], après la liesse des premiers moments. Car ces retours ne constituent pas seulement une victoire : ils sont aussi le signe d’une humiliation. Le rappel, violent, de la défaite subie par Israël, le 7 octobre, et du fait que la guerre est sans doute loin de se terminer… Tant qu’il reste encore des captifs en sa possession, le Hamas continue de tenir la dragée haute à ses ennemis, dans une enclave dont la partie Nord a pourtant été en grande partie détruite par les bombardements israéliens ».
Pour le dire autrement, le sentiment de revers est triple : le retour des otages réactive le traumatisme du 7 octobre, jour pendant lequel l’image d’invincibilité d’Israël et de sa capacité à assurer la sécurité de sa population juive s’est irréversiblement fracturée. Encore plus grave, il a fallu négocier avec l’ennemi absolu, qu’on se promet d’éradiquer, et qu’on assimile tantôt à Daech (selon le site de Tsahal), tantôt aux « nazis », selon les termes de l’ancien premier ministre Naftali Bennett, rapidement rejoint sur ce terrain par un Netanyahou comparant Yahya Sinouar (le chef de l’aile militaire du Hamas) à un « petit Hitler dans son bunker » et s’engageant à « dénazifier Gaza ». Enfin, la mise en œuvre concrète du processus de négociations a apporté la preuve de la résilience du Hamas, de son emprise maintenue sur un territoire théoriquement sous contrôle militaire israélien et de sa capacité à imposer la quasi-totalité de ses conditions en vue de la libération des otages : ratio de 1:3 entre otages et prisonniers palestiniens libérés (prioritairement des femmes et des mineurs) ; pas de libération de soldats israéliens ; acheminement de l’aide humanitaire via Rafah ; une trêve continue de plusieurs jours et non une pause quotidienne de quelques heures.
La trêve équivalait donc bien à une victoire politique (et, pour une part, militaire) du Hamas. Le 27 novembre, les correspondants du Monde à Beyrouth et à Jérusalem résumaient la situation en ces termes : « Après avoir signé l’attaque la plus brutale jamais menée contre Israël le 7 octobre, Yahya Sinouar est non seulement toujours en vie cinquante jours après le début de la guerre, mais il engrange une nouvelle victoire politique. A la brutalité de l’attaque, qui s’est soldée par la capture de 240 otages et la mort de 1 200 Israéliens, s’est ajoutée, pour Benyamin Netanyahou, l’humiliation d’avoir été berné par l’homme qu’il pensait avoir bridé depuis son accession au pouvoir, en 2017. Il aurait voulu le faire plier par la force. Mais la résilience du mouvement face à la violence des bombardements israéliens, qui ont fait plus de 14 800 morts depuis le début de la guerre, selon le Hamas, et la pression des familles des otages l’ont obligé à accepter la négociation ». Et, poursuivaient-ils, ce faisant, un précédent a été créé, qui ne peut être sans conséquences pour la suite : « En scellant un accord avec l’Etat hébreu, le Hamas s’impose comme un interlocuteur avec lequel il faut négocier : aujourd’hui une trêve, demain peut-être le ‘jour d’après’. Des responsables du Fatah estiment qu’il faudra composer avec le mouvement, partie intégrante du tissu social et politique palestinien ». Et, nous y reviendrons dans un instant, ils ne sont pas les seuls.
Vers une recomposition du mouvement national palestinien ?
Le dernier point évoqué par les correspondants du Monde est de ceux qui peuvent s’avérer décisifs dans la suite des événements. La restauration de l’unité du mouvement national palestinien, avec, en perspective, l’intégration du mouvement dans l’ Organisation de Libération de la Palestine (OLP), est en effet un objectif stratégique du Hamas depuis sa participation aux élections de 2006. C’est le Fatah, confortablement installé dans l’Autorité palestinienne (AP) et la « coopération sécuritaire » avec Israël, qui a refusé de reconnaître la victoire du Hamas et renversé le gouvernement constitué dans la foulée des élections et présidé par Ismaïl Haniyeh. Avec l’appui décisif des États-Unis et d’Israël, l’AP s’est engagée dans une guerre civile qui a abouti à la séparation entre Gaza et la Cisjordanie et scellé la délitement de l’unité palestinienne pour toute une période. Le Hamas est pourtant revenu à la charge à plusieurs reprises, et l’objectif a pu paraître sur le point d’être atteint à au moins deux moments (en 2017 et 2021), avant de se heurter à chaque fois au refus de Mahmoud Abbas et d’une AP de plus en plus démonétisée, si ce n’est haïe, aux yeux de la population palestinienne.
En octobre 2017, un accord conclu entre le Fatah et le Hamas avait suscité de grands espoirs, mais sa mise en œuvre piétinait du fait la politique de l’AP. En apparence, les divergences portaient sur les modalités du transfert du pouvoir à Gaza vers l’AP et sur la réforme de celle-ci. En réalité, comme le notait à l’époque le correspondant du Monde, « derrière cette querelle sur la mécanique de la transition se dessine une différence d’approche majeure. L’AP exige une reddition du Hamas, sans en préciser les termes. Aux yeux de M. Abbas, la seule stratégie possible est la poursuite de la coordination sécuritaire avec Israël et la recherche inlassable d’un nouveau cycle de négociations, en vue d’une solution à deux États. Le Hamas, lui, veut sortir par le haut de sa gestion désastreuse du quotidien des Gazaouis pendant une décennie. Le mouvement s’imagine intégrer l’OLP et contribuer à redéfinir une stratégie nationale face à Israël. Sans renoncer à l’arsenal de sa branche armée, les brigades Al-Qassam ».
La dégradation de la situation à Gaza, après 14 ans de blocus et plusieurs offensives israéliennes, conjuguée à l’effondrement politique et financier de l’AP, avec un Mahmoud Abbas à bout de course et un Fatah de plus en plus divisé, pousse tant le Hamas que l’AP vers un nouveau cycle de négociations. Un accord est ainsi signé au Caire en février 2021, censé conduire à de nouvelles élections – nouvelle confirmation de la volonté du Hamas de jouer le jeu du pluralisme et de la démocratie électorale. Mais, une fois de plus, deux mois plus tard, Abbas annonce le report sine die des élections prenant prétexte des difficultés d’organisation du scrutin à Jérusalem-Est. En fait, bien plus que les obstacles créés par Israël, Abbas, et leurs soutiens occidentaux craignaient une défaite non seulement à Gaza mais aussi en Cisjordanie, et la répétition, à une échelle encore plus large, du scénario de 2006. Les pertes essuyées par l’AP dans les quelques petites communes de Cisjordanie où le scrutin municipal a pu se tenir en décembre 2021 ont confirmé la validité de ces craintes. Comme le rapportait le correspondant du Monde Louis Imbert en décembre 2021, « L’AP courait le risque de ‘perdre’ symboliquement Jérusalem-Est, la part arabe de la ville occupée par Israël, qui y interdisait le scrutin. Washington et l’Union européenne n’ont rien fait pour l’y contraindre. Ils ne manifestaient qu’un enthousiasme limité pour ce vote, qui aurait tiré le Hamas de son isolement à Gaza. M. Abbas lui-même craignait de perdre la maîtrise d’un exercice démocratique qu’il s’était efforcé de contrôler de bout en bout ».
Ces échecs, dont la responsabilité incombe à l’AP, ont accentué la fragmentation du mouvement national palestinien et entériné son affaiblissement au moment même où Israël et les Etats-Unis repassaient à l’offensive sur le plan diplomatique, normalisant les relations entre Tel-Aviv et plusieurs pays arabes. En Cisjordanie même, l’AP, de plus en plus engluée dans la corruption et la collaboration avec Israël (avec son cortège de répressions des militants palestiniens indociles, y compris de nombreux membres du Fatah) est de plus en plus contestée. Selon une enquête publiée en septembre dernier, à l’occasion des 30 ans des accords d’Oslo, conduite à Gaza et en Cisjordanie par le Palestinian Center for Policy and Survey Research, 62% des personnes interrogées pensent que l’AP est un « fardeau » pour le peuple palestinien, 78% appellent à la démission de M. Abbas (un pourcentage identique à Gaza et en Cisjordanie) et 53% privilégient la résistance armée comme moyen d’atteindre la libération, contre 20% qui accordent la priorité aux négociations et 24% à la résistance non-violente.
A Jénine, Naplouse, Jéricho et dans d’autres localités, des groupes auto-organisés de jeunes combattants se lancent dans la lutte armée, en dehors des cadres établis. Des secteurs militants du Fatah s’autonomisent de l’AP et de sa bureaucratie corrompue et collaborationniste. Face à un Mahmoud Abbas usé jusqu’à la corde, Marwan Barghouti, détenu dans les geôles israéliennes depuis 2002, apparaît comme une personnalité capable d’unifier le mouvement national sur des bases de combat. De leur côté, les États-Unis et leurs alliés du Golfe poussent leur « homme de confiance », Mohammed Dahlan, longtemps chargé de la « coopération sécuritaire » de l’AP avec Israël et exécutant de la stratégie étatsunienne d’affrontement armé avec le Hamas en 2006-2007, y compris la tentative d’assassinat d’Ismaïl Haniyeh (cf. les révélations de Vanity Fair en avril 2008). En exil depuis 2011 dans les Émirats, où il est devenu un richissime homme d’affaires, l’intime et le conseiller du régent d’Abou Dhabi Mohammed Ben Zayed (et a acquis la nationalité serbe), Dahlan conserve de puissants réseaux en Cisjordanie, dans plusieurs camps de réfugiés palestiniens et s’affirme comme un « agent d’influence international », aussi trouble que puissant.
Au début de cette année, des pourparlers au sommet entre le Hamas et l’AP avaient repris, sous la houlette de l’Egypte, dans la foulée d’une rencontre au Caire entre Abbas et Khaled Mechaal, dirigeant de la branche politique du Hamas. Les discussions s’étaient poursuivies cet été, avec une rencontre à la fin juillet entre Abbas et Ismaïl Haniyeh, en vue de relancer les tentatives d’organisation d’élections et de réforme de l’OLP, pour que le Hamas puisse l’intégrer. Mais le 7 octobre a bouleversé ces manœuvres au sommet. L’opération militaire dirigée par le Hamas, et la guerre génocidaire lancée par Israël, ont accentué les contradictions internes au Fatah et suscité des initiatives unitaires « par en bas », ou plus exactement venant de dirigeants, de cadres intermédiaires et de secteurs militants de l’organisation. Le 17 octobre, des manifestations de masse en soutien à Gaza éclatent dans toute la Cisjordanie, et se heurtent à une répression féroce des forces de sécurité de l’AP, qui tuent une jeune manifestante et blessent des dizaines d’autres, tandis que les branches armées du Fatah appellent publiquement à la démission de Abbas.
Le 1er novembre, Atta Abou Rmeileh, secrétaire du Fatah dans la région de Jénine, et personnalité politique de premier plan de la résistance palestinienne, apparaît dans une vidéo aux côtés de responsables du Hamas et du Jihad Islamique et appelle à une grève générale en Cisjordanie. Il est arrêté par les Israéliens dans les heures qui suivent, mais a le temps de déclarer : « La résistance pacifique a échoué. La guerre a commencé et elle ne s’arrêtera pas ». Louis Imbert souligne dans sa correspondance du 15 novembre que « ces cadres [du Fatah] sont conscients de l’immense popularité du Hamas. Ils n’imaginent pas qu’Israël puisse anéantir le mouvement islamiste, comme il le promet, ni l’empêcher de renaître. ‘On n’éradique pas une idée’, note un ministre [de l’AP], inquiet, qui souhaite demeurer anonyme. Ils estiment que le Fatah n’a d’autre choix que de renouer avec ses frères ennemis, après la guerre civile qui a déchiré les deux partis en 2007 ». Qadura Fares, ministre de l’AP chargé de la question des détenus en Israël, déclare, lui, ouvertement que « le Hamas fait partie de notre vie politique et de notre société ». Il œuvre activement, avec d’autres cadres du Fatah, à la réconciliation du Fatah et du Hamas et partage l’objectif d’intégrer le mouvement dirigé par Haniyeh et Mechaal dans l’OLP.
Imbert rapporte également ces propos d’Abbas Zaki, un vétéran du Fatah et membre de son comité central :
- « Le Hamas a empêché que la question palestinienne ne disparaisse. Il l’a remise sur la table…. Des membres du Fatah à Gaza combattent aujourd’hui aux côtés du Hamas… Le principal obstacle aujourd’hui, c’est l’Autorité palestinienne et spécifiquement Mahmoud Abbas. C’est lui qui a mené le Fatah dans cette impasse, avec ses appels incessants à la résistance pacifique. Il doit déclarer qu’il a tout donné pour la paix, mais que, désormais, toutes les options sont sur la table ».
Les positions de l’universitaire israélien, Menachem Klein, qui a participé à de nombreuses négociations informelles israélo-palestiniennes, n’apparaissent pas si éloignées. Dans un entretien à Mediapart du 4 décembre, Klein esquisse les grandes lignes d’un possible accord, qui irait au-delà du cadre d’Oslo (notamment sur les questions des colonies et des réfugiés) et affirme qu’« il est impossible de détruire le Hamas. Mais le Hamas politique et son aile militaire qui accepte la solution de deux États et un accord avec Israël peut faire partie de l’accord (…) ».
Il impute la responsabilité de l’échec de l’accord entre le Hamas et l’AP de février 2021 à l’opposition des États-Unis, d’Israël « et malheureusement aussi de l’Europe » et souligne l’importance du « changement de doctrine et de politique » du Hamas en 2017, lorsque, dans sa nouvelle charte, le mouvement a accepté comme « formule de consensus national » la solution à deux États et défini ses objectifs exclusivement en termes de lutte pour la libération nationale, de « construction d’institutions nationales palestiniennes fondées sur des principes démocratiques solides, au premier rang desquels figurent des élections libres et équitables », opérant une distinction explicite et précise entre l’adversaire sioniste et les Juifs[1].
La fuite en avant exterministe… et les moyens de l’arrêter
La trêve n’a jamais été acceptée par l’extrême droite la plus radicale du cabinet israélien mais aussi par les secteurs militaires et du renseignement les plus exposés par le désastre du 7 octobre, le tout sur fond d’affaiblissement politique de Netanyahou. Face à un Anthony Blinken venu l’implorer de mener à Gaza-Sud une guerre plus « propre » (i.e. faisant moins de victimes civiles), le ministre de la défense Yoav Gallant, « vêtu de noir de la tête au pied… a asséné le message qu’il répète depuis le début des hostilités : “C’est une guerre juste pour le futur du peuple juif, pour le futur d’Israël. Nous combattrons le Hamas jusqu’à ce que nous gagnions. Peu importe le temps que cela prendra” ». Trois jours avant la reprise de la guerre, Itamar Ben Gvir, ministre de la Sécurité et dirigeant d’une formation radicale d’extrême droite, menaçait de quitter le gouvernement si l’assaut contre Gaza ne reprenait pas immédiatement : « Arrêter la guerre équivaut à la dissolution du gouvernement ». Le ministre des Finances, Bezalel Smotrich, son concurrent dans l’extrême droite radicale, déclarait de son côté que l’arrêt de la guerre en échange de la libération de tous les détenus à Gaza était un « plan visant à détruire Israël ».
L’objectif actuel de Tsahal est d’avancer vers le sud de Gaza, d’organiser un nouveau déplacement forcé de la population vers la frontière égyptienne, vers une sorte de « zone tampon », en réalité une zone de mort et une antichambre vers une déportation massive. L’idée à peine voilée est de faire un chantage à l’Egypte et à d’autres pays arabes pour qu’ils acceptent le transfert massif de la population gazaouie. Selon « le journal Israel Hayom », rapportent les correspondants du Monde, Benyamin Nétanyahou a demandé à son conseiller Ron Dermer un plan pour « réduire la population de Gaza au niveau le plus bas possible », et autoriser l’ouverture des frontières maritimes de l’enclave, pour permettre « une fuite massive vers les pays européens et africains ».
L’imagination génocidaire des stratèges de l’État sioniste semble ne connaître aucune limite. Comme le rapporte l’hebdomadaire britannique (de centre-gauche) The Observer, des travailleurs humanitaires ont averti qu’Israël a commencé à utiliser son nouveau système de quadrillage pour les avertissements d’évacuation, qui divise Gaza en plus de 600 blocs, et qui est accessible grâce à un QR code figurant sur les tracts et les messages diffusés sur les médias sociaux. Ce système risque de transformer la vie dans le territoire en un « macabre jeu de bataille navale », précisent-ils.
Y a-t-il un moyen de contrer ces plans génocidaires ? Incontestablement, la force essentielle demeure la résistance palestinienne, à la fois sur le front militaire et celui de la capacité de la population civile à préserver sa vie et son courage dans cette épreuve terrifiante. Mais, l’expérience historique l’a montré, l’issue de conflits coloniaux ne se décide pas seulement, voire même pas principalement, sur le champ de bataille. La lutte de libération du Vietnam a été gagnée autant dans la métropole impériale, et grâce à l’immense mouvement mondial de solidarité, que sur le terrain.
En ce sens, la reprise des manifestations pour la libération des otages en Israël même, qui, pour la première fois, sont rejointes par des militants anti-guerre est un signe encourageant. Il en est de même, bien entendu, de la poursuite et de l’amplification du mouvement international de solidarité avec le peuple palestinien, qui, malgré la répression et une campagne incessante de diffamation, a déjà mobilisé des millions de personnes dans des centaines de villes de par le monde. La pression de ces mobilisations sur les gouvernements, y compris celui des États-Unis (où le soutien inconditionnel de Biden à Israël pourrait lui coûter sa réélection), peut s’avérer décisive pour arracher un véritable cessez-le feu, sanctionner Israël et obtenir la reconnaissance effective des droits du peuple palestinien à l’autodétermination.
Car une partie importante se joue bien sûr au niveau des relations internationales. Au sein même du camp occidental, des voix discordantes commencent à s’élever, notamment du côté de l’Espagne et de l’Irlande. Même Emmanuel Macron s’est senti obligé d’infléchir sa ligne de soutien inconditionnel à Israël, qui a déjà détruit le peu de crédibilité qu’il restait à la France sur la scène internationale. Confirmant la fracture avec le Nord déjà manifeste lors du conflit ukrainien, le Sud global affiche des positions qui vont de la désapprobation d’Israël à l’affirmation de la solidarité avec la cause palestinienne – à l’exception notable des pays dirigés par des forces d’extrême droite ou de droite radicale (comme l’Inde de Modi, l’Argentine de Milei, le Paraguay ou le Guatemala). Des pays comme la Colombie et le Chili ont rappelé leur ambassadeur en Israël, la Bolivie et l’Afrique du Sud ont rompu les relations diplomatiques avec Tel Aviv.
Disons-le une fois de plus. Ce qui se passe en Palestine va bien au-delà d’un conflit régional et ne concerne en rien un différend religieux. La Palestine est aujourd’hui le nom d’un lieu où se joue une part décisive de notre humanité. Un sursaut collectif peut mettre en échec la mécanique génocidaire déployée par Israël et ses soutiens et faire advenir une nouvelle conscience internationaliste. Plus que jamais, le combat du peuple palestinien est celui de la liberté et de la dignité humaines.
Notes
[1] Point 16 de la déclaration : « Le Hamas affirme que son conflit porte sur le projet sioniste et non sur les Juifs en raison de leur religion. Le Hamas ne mène pas une lutte contre les Juifs parce qu’ils sont juifs, mais contre les sionistes qui occupent la Palestine. Pourtant, ce sont les sionistes qui identifient constamment le judaïsme et les Juifs à leur propre projet colonial et à leur entité illégale ». Point 20 du même texte : « Le Hamas rejette toute alternative à la libération pleine et entière de la Palestine, du fleuve à la mer. Cependant, sans compromettre son rejet de l’entité sioniste et sans renoncer à aucun droit palestinien, le Hamas considère que la création d’un État palestinien pleinement souverain et indépendant, avec Jérusalem comme capitale, selon les lignes du 4 juin 1967, avec le retour des réfugiés et des personnes déplacées dans leurs foyers d’où ils ont été expulsés, est une formule qui fait l’objet d’un consensus national ».
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