Tiré du site de la revue Contretemps.
Dans cet article, la sociologue Héla Yousfi analyse les mécanismes à l’oeuvre derrière cette dynamique néolibérale et autoritaire, depuis le soulèvement du 17 décembre 2010 à nos tristes jours.
***
La dernière vague d’arrestations en Tunisie ciblant plusieurs personnalités, des politiques comme des hommes d’affaires accusées de complot contre la sureté de l’État, laisse penser que la Tunisie vit un moment décisif de son histoire, dans lequel le projet d’une alternative politique et économique viable rêvée par les Tunisiens, lors du soulèvement du 17 décembre 2010 est sérieusement mis en péril[1]. Cette campagne d’une ampleur sans précédent depuis le départ de Ben Ali relance les inquiétudes de l’avènement d’un nouveau régime autoritaire dans un contexte social et économique de plus en plus tendu. S’ajoute à cela le communiqué de la Présidence du 23 février 2023, issu d’une réunion avec le conseil national de sécurité, qui prône des « mesures urgentes » contre l’immigration clandestine de ressortissants de pays d’Afrique subsaharienne, affirmant que leur présence en Tunisie est source de « violence, de crimes et d’actes inacceptables », consacrant ainsi un virage raciste aux dérives autoritaires.
Ces derniers évènements pris ensemble confirment un constat : la tentative du pouvoir sécuritaire composé du système judiciaire, de la police et de l’armée de se réorganiser avec le leadership de Kaïs Saïed. L’État et la société se trouvent face à un risque sans précédent. Douze ans après le départ de Ben Ali, le verdict est sans appel : les Tunisiens se trouvent avec un État en déliquescence, maintenu tant bien que mal par un pouvoir sécuritaire auquel ne reste que la répression comme ultime moyen de subsister. Et ce qui frappe face à ce péril, c’est l’incapacité des différents dirigeants politiques qui se sont succédés au sommet du pouvoir depuis le 14 janvier 2011 à évaluer l’impact des décisions prises. Des décisions qui ont été souvent à courte vue et aveugles à la réalité vécue par le peuple tunisien. La manière dont la souveraineté de la Tunisie a été abandonnée à la voracité des bailleurs de fonds, humiliée et piétinée, est accablante. Est-il encore possible d’en sortir ?
À cette question, la réponse peut être positive, mais à condition que la classe politique dans son ensemble, au pouvoir et dans le camp de l’opposition, décide de sortir de l’état de servilité et de délitement dans lequel elle s’est mise. Dans cette quête, une re-contextualisation des récents événements dans l’histoire de la dernière décennie s’impose.
Un délitement de l’État accéléré par la crise économique et sociale
Le soulèvement tunisien du 17 décembre 2010 issu des régions marginalisées de la Tunisie a été initialement porté par les chômeurs qui scandaient « le peuple veut la chute du régime » et « Travail, liberté, souveraineté nationale ». Il a révélé au grand jour les dysfonctionnements structurels de l’économie tunisienne, à savoir une polarisation sur des secteurs économiques à faible valeur ajoutée, des taux de chômage très élevés, une gestion rentière des ressources naturelles et une corruption à grande échelle organisée et conduite par les familles au pouvoir. Or, la Tunisie de l’après 14 janvier 2011, date de départ de Ben Ali, a vu l’émergence de deux phénomènes qui ont largement précipité le délitement des institutions de l’État. Dans un premier temps, les enjeux politiques se sont cristallisés autour de la construction institutionnelle censée garantir la stabilisation politique et la transition vers un régime démocratique. Toute autre considération économique ou sociale fut considérée comme périphérique, et donc négligeable, par rapport à ce qu’on appelle communément les « vrais enjeux » de démocratisation. Ainsi, la compétition acharnée pour s’accaparer le pouvoir entre, d’une part, les anciennes élites politiques et économiques et, de l’autre, les nouvelles élites, notamment le Parti islamiste Ennahdha, issues des urnes a fragilisé l’ensemble des institutions étatiques.
À cela s’ajoute l’offensive des bailleurs de fonds qui, après avoir présenté leur mea-culpa juste après la révolution en avouant leurs erreurs de diagnostic, se sont vite empressés de renouer avec les mêmes recettes néolibérales largement responsables de l’accentuation de la crise économique et sociale[2]. La convergence entre les logiques néolibérales et l’exercice clientéliste du pouvoir a accéléré la dislocation de l’État et la fragilisation de la société. Les différentes crises régionales et les tentatives d’ingérence extérieurs n’ont pas été de nature à arranger le chaos institutionnel en cours. À ces maux structurels, s’ajoutent des éléments conjoncturels comme la crise pandémique et la guerre en Ukraine qui ont enfoncé la Tunisie encore plus dans l’impasse.
De l’impossible réforme de l’appareil sécuritaire
Ce chaos institutionnel n’est pas sans répercussions sur le pouvoir sécuritaire en Tunisie. Rappelons que la spécificité du pouvoir sécuritaire en Tunisie pendant le régime Ben Ali est qu’il a toujours été détourné au profit du pouvoir politique. C’est pourquoi la question de la transformation de l’appareil sécuritaire et notamment du ministère de l’Intérieur, premier instrument de contrôle social et de répression, s’est immédiatement posée dans l’agenda politique après la fuite de Ben Ali. Malgré certaines décisions,comme la suppression de la police politique et de la Direction de la sûreté de l’État ou encore l’émergence de nouveaux acteurs comme les syndicats, force est de constater que les effets de ces changements sont très limités. Là encore, la compétition politique a poussé les acteurs politiques à promouvoir leur agenda politique à travers la nomination de leurs fidèles ou la construction d’alliance au sein de l’institution policière[3].
Ainsi, l’influence grandissante des syndicats des policiers conjuguée au développement du clientélisme, au manque de volonté politique et à la faiblesse des moyens financiers a bloqué la mise en place d’une véritable politique publique de sécurité respectueuse de la dignité des citoyens et garante de l’intérêt public. Dans cette nouvelle organisation du pouvoir sécuritaire sans leadership stable et identifié comme à l’époque de Ben Ali, il n’est pas surprenant de voir que la répression systématique de tous les mouvements sociaux demeure la seule constante dans le fonctionnement du pouvoir sécuritaire sous les différents gouvernements qui se sont succédés depuis le 14 janvier 2011.
Un pouvoir sécuritaire garant de la souveraineté tunisienne ou gardien servile des frontières européennes de la mort ?
C’est dans ce contexte de délitement de l’État, de fragilisation du pouvoir sécuritaire et d’aggravation de la crise économique et politique que Kaïs Saïed a mis fin le 25 juillet 2021 au régime parlementaire[4]. S’il a incarné un espoir pour le mouvement extra-parlementaire qui l’a élu, il peine toujours à apporter des solutions pour soulager les maux du peuple tunisien. Sans parti politique et sans pouvoir économique pour le soutenir, ses seuls interlocuteurs sont les acteurs du pouvoir sécuritaire et notamment le ministère de l’Intérieur. C’est sous ce prisme qu’il faut examiner les derniers évènements.
Tout d’abord, si les arrestations révèlent une volonté de reprise en main du pouvoir sécuritaire en Tunisie, elles montrent également l’incapacité du gouvernement de Kaïs Saïed à répondre à la crise économique et sociale. Deuxièmement, le discours souverainiste de Kaïs Saïed résiste mal à la servilité dont son gouvernement fait preuve à l’égard des Européens. En empruntant la rhétorique du « grand remplacement », thème cher à l’extrême droite, Kaïs Saïed consacre le statut de la Tunisie comme un sous-traitant de la politique sécuritaire de l’Union Européenne, moyennant quelques compensations financières. La souveraineté qu’il affiche, à l’instar de ses prédécesseurs, se mesure tragiquement à sa capacité à réprimer ses opposants et à assurer une étroite surveillance des frontières européennes qui scelle la communauté de destin des Tunisiens et des Subsahariens face à la mort. Encore une posture aveugle à la réalité de l’État et à la vulnérabilité de la société tunisienne qui laisse le champ libre à la résurgence des formes les plus sidérantes de violence sociale et politique. Et le monstre sécuritaire renait de ses cendres dans un État disloqué et démuni pour frapper encore plus et toujours plus fort.
*
Le tableau est sombre. La Tunisie passe d’une prison à ciel ouvert à un enfer aux frontières fermées dont le seul objectif est de garantir la renouvellement du pacte néocolonial entre les élites locales et les élites occidentales. Le contrat est clair et inchangé depuis Ben Ali : la Tunisie comme toute l’Afrique doivent rester pour l’Europe un réservoir de main d’œuvre et de ressources naturelles pas cher, un marché de libre circulation pour les marchandises aux frontières les plus infranchissables possibles pour les êtres humains. Kaïs Saiëd partira comme Ben Ali est parti. Mais que faire pour affronter ce régime économique et politique mortifère dont la capacité de résilience ne cesse de nous surprendre ? La réponse n’est pas aisée. Tâchons donc de méditer sur les erreurs du passé.
*
Illustration : « Al-Mawt » (La Mort), Hamed Abdalla, 1975. Avec l’aimable autorisation de Samir Abdalla.
Notes
[2] Voir : https://www.banquemondiale.org/fr/country/tunisia/publication/unfinished-revolution
[4] Voir : https://theconversation.com/la-tunisie-aux-frontieres-de-la-legitimite-democratique-167304
Un message, un commentaire ?