Édition du 17 décembre 2024

Une tribune libre pour la gauche québécoise en marche

Israël - Palestine

« En Israël, la paix n’est pas une option »

Entretien avec Idan Landau conduit par C.J. Polychroniou.

PHoto et article tirés de NPA 29
Idan Landau

Un an après les attaques terroristes du Hamas du 7 octobre [1], alors que la majeure partie de la bande de Gaza a été détruite et que le conflit au Moyen-Orient s’intensifie, on peut se demander quel est le « climat » à l’intérieur d’Israël. Les Israéliens ont soutenu [et soutiennent] la guerre à Gaza, s’opposent à une solution à deux Etats et semblent maintenant offrir un soutien enthousiaste aux attaques du gouvernement contre le Liban et même à une frappe contre l’Iran [2]. En fait, la popularité du Premier ministre Benyamin Netanyahou a augmenté à la suite des attaques contre le Hezbollah, et son parti, le Likoud, est de nouveau en tête des sondages au niveau national.

Que s’est-il passé en Israël ? Où est le mouvement pacifiste israélien ? Pourquoi le pays s’engage-t-il sur une voie de plus en plus illibérale, violente et destructrice ?

Dans cet entretien réalisé par C. J. Polychroniou, Idan Landau, universitaire israélien, militant de gauche et partisan de la résistance, fait la lumière sur le contexte politique et social actuel en Israël. Idan Landau a été incarcéré trois fois dans une prison militaire pour avoir refusé de servir dans les rangs des réservistes des Forces de défense israéliennes (IDF). Il est professeur de linguistique au département de linguistique de l’université de Tel-Aviv et tient un blog politique (en hébreu) sur les thèmes d’actualité.

C.J. Polychroniou – Les attaques du 7 octobre menées par l’aile militaire du Hamas, les Brigades al-Qassam, et plusieurs autres groupes armés palestiniens ont profondément ébranlé Israël. La nature et l’ampleur de l’opération – baptisée « Déluge d’Al-Aqsa » et qui a entraîné la mort de près de 1 200 personnes et la prise en otage de quelque 250 autres à Gaza – ont incité le gouvernement d’extrême droite de Benyamin Netanyahou à se lancer dans une campagne forcenée contre Gaza, qui a déjà fait plus de 41 000 morts parmi les Palestiniens, même si le nombre réel de victimes est sans aucun doute beaucoup plus élevé.

En effet, la destruction totale de Gaza est un objectif déclaré, le cabinet de guerre israélien ayant juré d’éradiquer le Hamas de la Terre. Il a été dit que les attaques ont créé un fort sentiment de solidarité parmi les Israéliens, l’écrasante majorité soutenant la réponse militaire contre le Hamas, y compris la limitation de l’aide humanitaire à Gaza, mais que les anciennes divisions sont revenues et que la société israélienne est divisée sur les leçons à tirer du 7 octobre. Pouvez-vous nous donner une idée de l’état d’esprit qui règne en Israël aujourd’hui, alors qu’Israël avance sur deux fronts ?

Idan Landau – La question qui divise le plus Israël est probablement celle du sort des otages. Il est désormais clair que la « pression » militaire (un euphémisme pour désigner le massacre effréné des habitants de Gaza) a non seulement échoué à permettre la libération des otages, mais a aussi directement contribué à leur mort. Les termes du dilemme sont donc devenus plus crus : êtes-vous, oui ou non, prêt à sacrifier la vie des otages israéliens pour la promesse de « victoire absolue » de Netanyahou ?

Notez que l’aspect humain a été supprimé : leur vie n’est plus considérée comme la fin ultime, pour laquelle différents moyens peuvent être déployés ; leur vie est un moyen stratégique de plus, parmi d’autres, comme le maintien le contrôle du « Couloir de Philadelphie [la dite « fine zone tampon » qui délimite l’enclave de l’Egypte] ou l’utilisation de bombes d’une tonne, etc. Cela reflète la déshumanisation croissante qui affecte non seulement les victimes d’Israël, mais, sous une autre forme, aussi les Israéliens eux-mêmes.

Les manifestations constantes en faveur des otages, qui ont attiré des centaines de milliers d’Israéliens, ont été une véritable gêne pour le gouvernement. Il a fait et fait encore tout ce qu’il peut pour diaboliser les manifestant·e·s : par exemple, il s’en prend directement aux membres des familles des otages­ – de malheureux pères, mères et frères et sœurs, qui ont passé de nombreuses nuits blanches d’angoisse et de chagrin – en les faisant tabasser dans les rues par les forces de police et par des bandes d’individus.

Dans ce contexte, le nouveau front libano-iranien sert parfaitement Netanyahou. Il a fait taire la protestation, littéralement, puisque les règlements d’urgence interdisent aux gens de se rassembler à l’extérieur. Même les analystes mainstream s’accordent à dire que l’une des motivations de Netanyahou pour intensifier cette guerre sans fin, avec toujours plus de nouveaux fronts est la « pacification » forcée des divisions internes qui menacent sa coalition.

Malheureusement, il n’y a pas de débat sérieux sur les grands thèmes de la politique israélienne. Etait-il moral ou sage de bombarder des villes libanaises, de tuer quelque 2 000 citoyens libanais depuis le 7 octobre et d’envahir des villages dans le sud du Liban ?

On parle de plus en plus d’une « zone de sécurité » [au Liban-Sud] – la même fausse idole qui a persisté entre 1982 et 2000 et qu’Israël a finalement abandonnée (la « queue entre les jambes »). Une telle zone tampon sera certainement stabilisée dans la bande de Gaza. Il n’y a aucune promesse de sécurité à repousser son ennemi à quelques kilomètres de la frontière alors que l’on ne cesse d’alimenter sa haine. Ainsi, la leçon la plus importante n’a pas été apprise : la force militaire ne peut pas tout résoudre.

Pour en revenir à votre question : Les Israéliens sont traumatisés, épuisés et se sentent plus que jamais vulnérables dans cet état de guerre sans fin [3]. Or, c’est précisément à ce moment-là que les sociétés se serrent les coudes et s’abstiennent de remettre en question leurs postulats les plus fondamentaux.

La situation en Cisjordanie s’est considérablement détériorée depuis le début de la guerre à Gaza. Les attaques de colons contre les Palestiniens ont augmenté de façon spectaculaire et Israël s’empare d’une quantité record de terres palestiniennes en Cisjordanie, ce qui constitue une violation totale du droit international. La société israélienne dans son ensemble soutient-elle ce qui se passe en Cisjordanie ? Existe-t-il une résistance aux colonies en territoire palestinien ?

La plupart des médias israéliens se sont tout simplement désintéressés de ces développe-ments. Cela signifie qu’un observateur occidental moyen en sait probablement plus que l’Israélien moyen. Ce n’est que si vous lisez Ha’aretz (qui a une couverture restreinte, de 5%) que vous êtes informés sur l’ampleur du pillage de terres et de la terreur parrainée par l’Etat en Cisjordanie. Les médias sont totalement complices de ces crimes, soit en les ignorant, soit en les banalisant.

Il est important de noter que, depuis le 7 octobre, l’extrême droite travaille d’arrache-pied pour effacer toute distinction entre Gaza et la Cisjordanie, entre le Hamas et l’Autorité palestinienne, et aussi pour effacer toute idée selon laquelle les Palestiniens sont aussi divers que n’importe quel autre peuple.

Ce sont tous des terroristes sans visage, qu’ils soient à Rafah ou à Tulkarem, cela ne fait aucune différence. Telle est la perception qui prévaut. Les incidents quotidiens d’expulsions forcées de communautés de bergers ou les tirs à balles réelles sur des manifestants non armés ne s’inscrivent tout simplement pas dans cette perception. Les Israéliens ne peuvent littéralement pas les voir ; ils ne sont pas équipés sur le plan conceptuel et sont souvent privés d’informations qui leur permettraient de réfléchir à ce qu’ils pensent de ces questions, et encore moins de s’y opposer.

Il est vraiment difficile d’exprimer à quel point les Israéliens sont insensibles, en particulier au cours de l’année écoulée, à toute preuve concrète que nous commettons à grande échelle des crimes injustifiés et non provoqués. Je ne veux pas exonérer le commun des Israéliens de toute responsabilité. Cette ignorance est souvent voulue, il ne s’agit pas d’une attitude marquée de passivité. Elle nécessite un refoulement constant des faits et conclusions désagréables qui s’infiltrent dans l’esprit des personnes (nous pouvons tous regarder la chaîne étasunienne CNN, et nous pouvons observer le dégoût international croissant à l’égard de notre pays).

En ce qui concerne la « résistance », il existe une poignée de très petits groupes d’activistes motivés qui pratiquent ce que l’on appelle la « présence protectrice » dans les communautés menacées de la vallée du Jourdain et des collines du sud d’Hébron. Leur succès est réel mais limité. En ce qui concerne les nouvelles colonies, je n’ai pas entendu une seule voix de protestation sur l’ensemble de l’échiquier politique. Elles sont totalement empreintes de normalité.

Où en est l’enquête sur les attentats du 7 octobre ? Le premier rapport militaire israélien publié au début du mois de juillet n’a pas apporté beaucoup d’éclaircissements, si ce n’est que l’armée n’était pas préparée à ce qui s’est passé à cette date, bien que des rapports fiables indiquent qu’Israël était au courant d’un plan d’attaque du Hamas plus d’un an auparavant. Est-il vrai, comme l’a récemment rapporté le Jerusalem Post (26 septembre 2024) que les enquêtes des FDI n’ont jamais pour but de révéler la vérité ?

Les commissions d’enquête sont l’épilogue rituel des guerres en Israël. Elles révèlent une culture ahurissante de négligence, d’arrogance et de dilettantisme typiquement israélien. Elles publient des tomes remplis de recommandations vitales, et rien n’en est jamais fait. Cette culture propre à une suffisance et à un manque d’intérêt réel pour l’amélioration de son propre comportement n’est pas spécifique à l’armée, mais elle y est accentuée.

Je soupçonne que des décennies de recours fanatique à la force militaire ont élevé le mythe de la « dissuasion » à un niveau tel que l’armée est largement immunisée contre la démystification. Ainsi, même si nous pouvons constater les différents éléments de l’échec, personne n’ose les mettre en relation.

Nous verrons quelques « leçons » locales et opérationnelles être tirées et éventuellement mises en œuvre, mais la complaisance générale (et la sous-estimation des capacités de nos ennemis) ne changera pas grand-chose. N’oublions pas qu’une enquête approfondie a été menée après la deuxième guerre du Liban (la commission Winograd-commission présidée par le juge à la retraite Eliahou Winograd pour établir un bilan de l’affrontement « israélo-libanais » de 2006). En 2008, la commission a publié un rapport très critique sur les conceptions militaires et les décisions politiques qui ont conduit à cet échec désastreux, et pourtant nous les avons retrouvées le 7 octobre.

On peut dire, comme vous l’avez noté précédemment, que la libération des otages ne fait pas partie des objectifs de Netanyahou. Pourtant, sa popularité a rebondi depuis les attaques sur le Liban et, selon un récent sondage, si des élections avaient lieu aujourd’hui, son parti, le Likoud, l’emporterait.

Comment expliquer l’alliance naturelle qui s’est formée entre la droite israélienne, les fous messianiques et les ultra-nationalistes, qui travaillent essentiellement ensemble pour empêcher la possibilité qu’Israël devienne (à nouveau) une démocratie libérale ?

Vous l’avez en quelque sorte dit vous-même : il s’agit d’une collaboration qui profite à toutes les parties concernées. Les extrémistes de droite font progresser leur vision « Arabrein » du grand Israël ; les promoteurs de la contre-réforme judiciaire obtiennent un soutien général pour leur prise de contrôle du système judiciaire ; les industries militaires et leurs satellites – une part énorme et toujours croissante de l’économie israélienne – bénéficient d’un soutien sans faille ; et les partis religieux ultra-orthodoxes obtiennent de plus en plus de privilèges en matière d’éducation, de logement, d’imposition, etc.

Tous les partis de la coalition de Netanyahou, y compris chacun de leurs membres, ont beaucoup à perdre de sa défaite, c’est pourquoi ils s’y accrochent tous au pouvoir, quels que soient les terribles crimes qu’ils commettent. Plus les crimes sont graves, plus le prix à payer sera élevé, et donc plus leur engagement en faveur de la survie gouvernementale est important.

En fin de compte, et contrairement à ce que prétendent de nombreux analystes occidentaux, je ne pense pas que Netanyahou soit uniquement motivé par le pouvoir et qu’il ne cherche qu’à se mettre à l’abri de ses procès. Je pense qu’il partage les principes fondamentaux [4] qui guident le ministre des Finances d’extrême droite Bezalel Smotrich : la suprématie juive, le contrôle total de la Cisjordanie, la répression brutale de tout dirigeant politique palestinien. Il s’agit donc d’une alliance tout à fait naturelle.

Pourquoi le public continue-t-il à soutenir un gouvernement qui détruit clairement nos vies ? Des années d’endoctrinement raciste, alimenté par un discours de peur constant et la diabolisation de toute réconciliation possible avec les « ennemis arabes ». Comparés à ces menaces – dont certaines sont réelles mais pas aussi existentielles et fatales que la machine de propagande voudrait nous le faire croire – certains droits politiques ou démocratiques semblent être un luxe qui vaut la peine d’être sacrifié. Surtout si ceux qui souffrent de ce sacrifice sont des Arabes !

La paix a disparu de la culture politique israélienne. Comment cela se fait-il ?

C’est le résultat naturel de tous ces processus. De plus, il n’y a pas de véritable opposition à la Knesset [le parlement israélien]. En dehors des partis arabes, aucun parti juif n’ose parler de paix. Un système complet d’endoctrinement a rabaissé le concept de paix au niveau d’une ignoble conspiration de gauchistes amoureux du Hamas, prêts à vendre le pays à ses pires ennemis.

C’est ce que la « paix » a fini par signifier dans le discours constamment alimenté par le Canal14 (la Fox News d’Israël) et d’autres médias de ce type. La triste vérité est que la plupart des Israéliens sont nés dans un climat politique sans espoir où la paix n’est pas une option. Et il est très difficile d’imaginer un avenir qui ne vous a jamais été présenté comme une option.

Dans une tribune publiée dans Ha’aretz le 15 septembre, le célèbre journaliste et auteur israélien Gideon Levy a lancé un défi à ses concitoyens, déclarant que « nous vivons dans une réalité génocidaire » et demandant si les Israéliens devaient continuer à « vivre dans un pays qui se nourrit de sang ». Israël est-il en train de s’autodétruire ?

Je ne me risquerai pas à faire des prophéties, mais Israël est certainement allé assez loin pour ne plus ressembler à une démocratie dite libérale et je pense que cela ne changera pas de mon vivant (comme je l’ai laissé entendre, les jeunes générations sont encore plus militaristes, plus désespérées, plus fanatiques). Israël ne se détruira pas nécessairement, mais il pourrait bien détruire tout ce que de nombreuses personnes considéraient comme cher et beau dans ce pays. Il persistera en tant que Sparte paranoïaque des temps modernes, avec un régime interne ultra-orthodoxe, intolérant et persécuteur.

Le changement et l’espoir ne peuvent venir que de l’Occident. Or, c’est celui-là qui a implanté Israël au Moyen-Orient par intérêt colonial, qui l’a armé et soutenu dans ses aventures militaires pendant des décennies, qui a acquiescé à son expansion illégale et qui est aujourd’hui confronté aux répercussions catastrophiques et mondiales de son engagement dans une guerre sans fin. Israël ne se sauvera pas ; il s’est déjà abandonné à son pire penchant.

(Publié sur le site australien Links, le 8 octobre 2024, traduction et édition par la rédaction de A l’Encontre)

https://alencontre.org/

13 octobre 2024 0 Commentaire

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