Édition du 17 décembre 2024

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Echapper à la grande régression

Après la Grande Transformation décrite par Karl Polanyi voilà 70 ans, sommes-nous en train de vivre un tournant historique marqué par une « grande régression », où capitalisme néolibéral et post-fascisme s’alimentent mutuellement ? C’est ce qu’affirment quinze intellectuels marqués à gauche, dans un livre collectif et international, avec des arguments inégalement puissants et originaux.

Tiré de Mediapart.

Arjun Appadurai, Zygmunt Bauman, Nancy Fraser, Bruno Latour, Wolfgang Streeck, David Van Reybrouck, Slavoj Zizek… Le casting de l’ouvrage L’Âge de la régression. Pourquoi nous vivons un tournant historique, publié simultanément en 13 langues (et en France aux éditions Premier Parallèle), veut se hisser à la hauteur d’une époque où tout paraît basculer sous nos yeux, en particulier après l’élection de Donald Trump à la tête de la première puissance mondiale. « Lorsqu’un ordre mondial s’effondre, il est temps de réfléchir à son sujet », ainsi que l’indique la phrase du philosophe Ulrich Beck qui sert d’exergue au projet.

Dans sa préface, le coordinateur de l’ouvrage, Heinrich Geiselberger, éditeur chez Suhrkamp, trace les trois lignes de force qui parcourent le livre. D’abord, les États-nations qui ont constitué l’armature politique des sociétés depuis deux siècles sont en très mauvaise posture. « Les régions du monde où toute structure étatique est désormais balayée ne cessent de se multiplier, et il existe un rapport immédiat entre ce fait et des phénomènes comme le terrorisme et la migration (…) L’époque de Google Maps est aussi celle de la multiplication de ces zones dont on ne sait que peu de choses et qui, jadis, sur les cartes, se voyaient apposer la mention hic sunt leones (Ici sont les lions). » Une situation qui se traduit par la consolidation de mouvements identitaires et de pouvoirs autoritaires.

Ensuite, nous serions face à une nouvelle « Grande Transformation », pour reprendre le titre de l’ouvrage que l’économiste Karl Polanyi avait fait paraître en 1944 et dans lequel il décrivait l’avènement d’une « société de marché » marquée par la marchandisation des rapports sociaux, de la terre, de la monnaie… Cela avant que l’économie soit de nouveau encadrée par de puissants États-nations relevant du modèle de l’État-providence. Désormais, juge Geiselberger, « ce processus de très vaste ampleur, aussi bien géographique que social, se répète maintenant dans la mesure où le capitalisme s’est affranchi des contraintes qui lui avaient été annoncées par les États-nations – générant (…) de nombreux effets secondaires et contre-mouvements ».

Enfin, face à cette « grande régression », et alors qu’un « processus de “dé-civilisation” s’est mis en branle sous nos yeux », la confiance naïve dans le progrès ne peut plus servir de carburant ou d’espoir. D’autant que les solutions avancées dès la fin des années 1990, notamment dans les cercles altermondialistes, pour ré-encastrer l’économie « à travers l’édification d’institutions transnationales » capables de « trouver des solutions globales à des problèmes globaux » n’ont pas été à même de « prévenir les catastrophes annoncées ».

Comment, à partir de là, « mettre un terme à cette régression globale », voire « enclencher un mouvement inverse » ? Les 15 auteurs répondent de manière différente et inégalement convaincantes, puisqu’ils se contentent parfois de rapporter des situations où le « national-libéralisme », nom donné par le politiste Jean-François Bayart pour décrire l’absence de contradiction entre l’autoritarisme replié sur ses frontières et le capitalisme ouvert à tout vent, l’emporte de manière croissante, partout dans le monde.

Pour Nancy Fraser, qui enseigne les sciences politiques et la philosophie à la New School de New York, la gauche doit « refuser de choisir entre un néolibéralisme progressiste et un populisme réactionnaire », dans un moment où « libéralisme et fascisme constituent les deux versants profondément interconnectés d’un système mondial capitaliste », et alors que des « idéaux comme la diversité ou l’autonomie personnelle, qui, en principe, pourraient servir d’autres fins, ont été mis au service de politiques qui ont dévasté le secteur industriel et les conditions de vie de la classe moyenne inférieure ».

Une analyse que partage grosso modo Eva Illouz, sociologue à l’université hébraïque de Jérusalem et à l’EHESS, pour laquelle « le populisme droitier prospère parce que le monde ouvrier a été détruit par le capitalisme financier et a été dévalué par les élites culturelles progressistes qui, à partir des années 1980, ont consacré leurs efforts intellectuels et politiques à défendre les minorités sexuelles et culturelles, générant ainsi une gauche de plus en plus détachée de la vie quotidienne des ouvriers ».

Selon Ivan Krastev, qui préside le Centre for Liberal Strategies à Sofia, « les progrès des libertés individuelles et la diffusion des droits de l’homme se sont accompagnés d’un déclin du pouvoir des citoyens de changer, par le vote, non pas seulement de gouvernement, mais aussi d’orientation politique ». Une situation propre à la « post-démocratie », où, dixit César Rendueles, sociologue à l’université Complutense de Madrid, « les marchés globaux votent, et leur vote pèse davantage que celui des parlements. Le cas le plus récent est bien entendu celui de la Grèce ».

Face à ce constat dans lequel se sont engouffrés avec succès différents autocrates en promettant un retour à la capacité d’agir du peuple, quitte à retourner la démocratie contre elle-même, la plupart des auteurs appellent à un retour de la conflictualité politique. Pour César Rendueles, si « la crise est l’état de normalité même du turbo-capitalisme global » et la grande régression contemporaine « pas tant le début d’une ère nouvelle que la conclusion de la stratégie choisie par les élites occidentales pour surmonter la crise d’accumulation du capital des années 1970 », il faut repenser des projets émancipateurs qui ont « un besoin urgent de mettre un terme au confinement social des discours progressistes, qui ne s’adressent, en vérité, à l’heure actuelle, qu’aux classes moyennes, et souvent sous les oripeaux d’un radicalisme théorique ».

Ce qui impose, selon lui, de transformer le « précariat en une “classe pour soi” transformatrice disposant de nouveaux outils de socialisation, et la création d’une alliance populaire internationale ». Cette dynamique permettrait, notamment, de cesser de « traiter l’emploi comme s’il s’agissait d’un bien rare pour lequel il faudrait entrer en compétition, et de chercher des alternatives politiques permettant de faire du problème du chômage une solution – concrètement une source de temps libre et de revalorisation du travail reproductif ».

Dans l’idée de faire pièce aux autocrates oligarques à la Trump, le livre est parfois irrigué, sans toujours être désigné comme tel, par la possibilité d’un « populisme de gauche », une notion discutée et contestée dans sa contribution par Slavoj Zizek, philosophe enseignant à Londres et Ljubljana. Selon lui, les « avocats de gauche du populisme ne voient pas que le “populisme” n’est pas une forme neutre : au niveau de sa forme, déjà, le populisme construit l’ennemi comme un intrus venu de l’extérieur et, ce faisant, il dénie l’existence d’antagonismes sociaux immanents ». Une critique qui se rapproche de celle formulée récemment par le sociologue Éric Fassin.

L’ouvrage ne dessine donc pas une lecture homogène de la situation et des moyens de s’en sortir, même s’il partage la nécessité d’une transformation démocratique en profondeur, ainsi que l’expose David Van Reybrouck, dans un texte en forme de lettre ironique à Jean-Claude Juncker : « Si nous refusons de mettre à jour notre technologie démocratique, le système entier pourrait bientôt s’avérer irréparable. Il est permis d’affirmer que 2016 a été la pire année pour la démocratie depuis 1933. L’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump n’est pas une bizarrerie, mais le résultat très logique d’un système démocratique qui combine des procédures de vote remontant au XVIIIe siècle avec une idée du suffrage universel datant, elle, du XIXe, des médias de masse inventés, eux, au XXe siècle, et une culture des médias sociaux datant, quant à elle, du XXIe siècle. »

Cette transformation, si elle veut être autre chose qu’un réagencement qui ne serait pas à la hauteur du moment historique que nous vivons, suppose d’être aussi inventif que combatif. En effet, comme le souligne Slavoj Zizek, « la seule manière de contrecarrer le “déficit démocratique” du capitalisme global aurait dû constituer en quelque entité transnationale » puisque le « problème structurel (l’antinomie) du capitalisme global réside dans l’impossibilité (et, simultanément, dans la nécessité) d’un ordre sociopolitique qui lui correspondrait : c’est que l’économie de marché globale ne peut être directement organisée comme une démocratie libérale globale qui aurait recours à des élections à l’échelle de la planète ».

Face à Trump ou Clinton, incarnations réciproques d’une extrémisation droitière ou d’une faillite libre-échangiste, le philosophe juge qu’une « politique de gauche à opposer à ces deux-là devrait consister à élaborer des traités internationaux d’un genre inédit : des accords visant à contrôler les banques, à instaurer des critères écologiques précis, à protéger les droits des travailleurs, à garantir à tous de mêmes soins de santé, à protéger les minorités sociales et ethniques, etc. La grande leçon du capitalisme global, c’est que les États-nations ne peuvent faire à eux seuls le travail – seule une entité politique internationale d’un type inédit serait, peut-être, à même de brider le capital global ».

À ce programme déjà (trop ?) vaste, le philosophe Bruno Latour ajoute une nouvelle pierre, dans ce qui constitue la contribution la plus lumineuse de l’ouvrage, en explorant les contours du « nouveau régime climatique » qui « balaye depuis longtemps toutes les frontières et nous expose à tous les vents, sans que nous puissions construire de murs contre ces envahisseurs-là. Si nous voulons défendre nos identités, il va falloir identifier ces migrants sans forme ni nations qu’on appelle climat, érosion, pollution, épuisement des ressources, destruction des habitats. Même en scellant les frontières aux réfugiés sur deux pieds, jamais vous n’empêcherez les autres de passer ».

Pour le philosophe, nous sommes face à une situation, où, pour « reprendre la métaphore éculée du Titanic : les gens éclairés voient l’iceberg arriver droit sur la proue, savent que le naufrage est assuré, s’approprient les canots de sauvetage ; demandent à l’orchestre de jouer assez longtemps des berceuses pour qu’ils profitent de la nuit noire pour se carapater avant que la gîte excessive alerte les autres classes ! ». Cette configuration permet de comprendre que « ce que l’on appelle à partir des années 1980 la “dérégulation” et le “démantèlement de l’État-providence” ; à partir des années 2000 le “climato-négationnisme” et, surtout, depuis quarante ans, l’extension vertigineuse des inégalités, que tout cela participe au même phénomène : les élites ont été si bien éclairées qu’elles ont décidé qu’il n’y aurait pas de vie future pour tout le monde, qu’il fallait donc se débarrasser au plus vite de tous les fardeaux de la solidarité – c’est la dérégulation ; qu’il fallait construire une sorte de forteresse dorée pour les quelques pour cent qui allaient pouvoir s’en tirer – c’est l’explosion des inégalités ; et que pour dissimuler l’égoïsme crasse d’une telle fuite hors du monde commun, il fallait absolument nier l’existence même de la menace à l’origine de cette fuite éperdue – c’est la dénégation de la mutation climatique ».

L’entreprise éditoriale qui a présidé à L’Âge de la régression affiche son ambition puisqu’il s’agirait, « face à une internationale des nationalistes, de tenter d’instaurer une sorte d’espace public international à trois niveaux : celui des contributeurs de ce livre, celui des phénomènes étudiés et enfin celui de la diffusion ». Le livre n’y satisfait pas entièrement, pour au moins trois raisons. La première est que certains textes ne font pas beaucoup plus que prolonger les thèmes que leurs auteurs ont déjà pu développer ailleurs, à l’instar de l’archéologue et historien David Van Reybrouck, qui réitère ici sa charge « contre les élections » et leurs effets nocifs et délétères.

La deuxième est que cet ouvrage passe beaucoup de temps à décrire un accroissement inédit des inégalités causées par le capitalisme actuel, et l’opportunité que ces déflagrations sociales et économiques offrent à des mouvements autoritaires jouant de la « fatigue démocratique », de la xénophobie et de la concurrence entre victimes du néolibéralisme. Or, cette description, y compris dans le parallèle qu’on peut effectuer avec la Grande Transformation de Polanyi, a déjà été très largement documentée, notamment par les économistes, de Thomas Piketty à Jacques Généreux qui avait d’ailleurs déjà titré l’un de ses livres La Grande Régression.

Mais surtout, contrairement au travail effectué par Polanyi sur les transformations des sociétés agraires et industrielles, la critique du « néolibéralisme » comme racine du mal contemporain développée dans cet ouvrage, pour légitime qu’elle soit, se situe parfois à un tel niveau de généralité qu’elle ne donne pas toujours de pistes ni de prises. Elle se permet en outre quelques raccourcis trop abrupts, puisque tous les raidissements culturels ou religieux que l’on connaît ne sont pas réductibles à l’emprise croissante du capitalisme désincarné, et que la mondialisation n’a pas constitué, de façon universelle et homogène, une grande régression, si l’on veut bien déplacer la focale à partir de l’Inde, de la Chine ou du Brésil, par exemple.

Et quand l’un des auteurs, le journaliste et essayiste Paul Mason, tente de formuler les nécessaires « réformes structurelles », elles paraissent convenues et insuffisantes. Il conclut d’ailleurs son texte avec une note sans doute juste, mais qui laissera tout de même le lecteur dubitatif sur ce qu’il est possible de faire une fois le livre refermé : « Les victoires de Trump et du Brexit doivent nous faire comprendre qu’il est plus que temps d’aller au-delà d’une simple critique économique du néolibéralisme. La gauche doit se confronter à un défi politique et économique tout ce qu’il y a de plus concret : élaborer un grand récit post-néolibéral. »

À cette aune, il n’est pas encore certain que ce livre parvienne à modifier le constat que son coordinateur dresse lui-même en introduction : « Tout ce qui avait pu être écrit, il y a presque vingt ans de cela, sur les répercussions, alors encore à venir, de la globalisation, s’est avéré pour l’essentiel exact, sans que la moindre leçon en soit tirée pour autant. »

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